L’influence turque faiblit en Asie centrale

La dissolution de l'Union soviétique a fait vaciller les équilibres régionaux du début des années 1990 et a conduit les Etats d'Asie centrale turcophones à se mettre en quête de nouveaux partenariats. Dénués d'expérience dans les relations diplomatiques, ils ont trouvé en la Turquie un partenaire accessible, prêt à les aider à ouvrir les portes de la coopération internationale et à guider leurs premiers pas dans l'économie de marché.


Si, au début des années 1990, certains observateurs internationaux pensaient que seule l’idée d’accrocher les Etats d’Asie centrale à la Turquie devait permettre d’assurer la stabilité de cette région du globe, on constate cependant que cette stabilité existe, mais sans la Turquie. Cette dernière a-t-elle encore les moyens de s’imposer en leader naturel dans cette région ?

Les années 1990: une diplomatie turque innovante en Asie centrale

Les pays d'Asie centrale partagent avec la Turquie une histoire et une culture millénaire[1]. Le courant panturc en Turquie a naturellement saisi l’opportunité de la dislocation de l’URSS pour tenter de se rapprocher des républiques d'Asie centrale dans le but de constituer une communauté turcophone cohérente autour de la Turquie, s’imposant en intermédiaire incontournable entre Europe, Russie, Chine et monde Arabe. Cette initiative a recueilli un écho d’autant plus favorable de la population turque que le projet d’adhésion de la Turquie à la communauté économique européenne porté par les kémalistes a essuyé deux échecs successifs, le premier en 1987 lorsque le parlement européen conditionne l’intégration de la Turquie à la reconnaissance du génocide arménien et le second en 1989 par l’avis négatif provisoire sur l’ouverture des négociations d’adhésion prononcé par la Commission européenne.

Dès lors, l’Etat turc a développé sa politique extérieure sur deux axes parallèles, l’un vers l’Europe et l’autre plus innovant vers l’Asie centrale. La Turquie a été l'un des premiers pays à reconnaître officiellement les indépendances des pays d’Asie centrale et a entrepris de donner corps à son projet de communauté turcophone. Elle a mis au point une diplomatie très audacieuse, d’assistance et d’ouverture économique, de formation des élites, de rapprochement culturel et en particulier linguistique. Ses promesses ont nourri l’espoir des pays centrasiatiques de pouvoir échapper à la confusion dans laquelle ils commençaient à s’enliser. Ils faisaient confiance en la capacité de la Turquie à les aider ainsi qu’à fédérer la région. Ainsi en mars 1992, le président Ouzbek, Islam Karimov, déclarait à son homologue turc «Un jour viendra où nous siègerons dans le même parlement ».

Sur le plan économique, de nombreuses dispositions bilatérales ont été prises afin de faciliter les investissements turcs. Des banques et de nombreuses entreprises se sont créées sous forme de sociétés mixtes. Les investissements directs turcs sont la source de la création de plusieurs dizaines de milliers d'emplois en Asie centrale. Il est incontestable que de part et d’autre de la mer Caspienne, chacune des parties a tiré profit de ces collaborations.

Mais ces succès économiques ne masquent pas le manque de résultats par rapport aux espoirs suscités, en particulier sur le plan de la construction politique de l’espace panturc. Les seules avancées significatives furent réalisées lors des sommets turcophones organisés à partir de 1992 et relèvent des domaines culturel et linguistique. En particulier, les ministres de la Culture et de l’Education des pays turcophones s’accordèrent sur la création d’un alphabet latin de 34 lettres pour la transcription des langues turques. Cette mesure est qualifiée de réussite par les Turcs, puisque l'Azerbaïdjan l’adopta, puis le Turkménistan et l’Ouzbékistan après modifications. Cependant, le choix du Kazakhstan et du Kirghizstan de ne pas latiniser leur écriture dans les faits, constitue un obstacle sérieux à l’émergence d'un espace de communication turcophone homogène que l'élite panturque de Turquie appelle de ses vœux.

Convaincue que la constitution d’un pôle régional turcophone reste encore possible, la Turquie poursuit ses efforts diplomatiques pour diffuser ses normes culturelles. Elle crée des écoles et des lycées en Asie centrale. En 1997, elle ouvre, au Kazakhstan, l’université turco-kazakhe Ahmet Yesevi pouvant accueillir 10 000 étudiants sur 300 ha. Elle détourne le satellite Türksat des populations turques d’Europe occidentale et l’oriente en direction de l’Asie centrale afin de diffuser ses programmes culturels. Plus que la marque d'un attachement particulier pour les peuples d'Asie centrale, la Turquie démontre par ses actions qu'elle considère que son avenir dépend principalement de cette région du globe.

Premiers conflits politiques et commerciaux

Si la Turquie a beaucoup investi en Asie centrale, elle est loin d’avoir comblé les espoirs qu’elle y a fait naître au lendemain des indépendances. Dans ses premières visites officielles en Asie centrale, elle a affirmé ne pas vouloir s’imposer dans cette région afin de ne pas s'attirer les foudres de la Russie mais le président Turgut Özal déclara pourtant que « la Turquie allait faire son entrée dans le XXIème siècle en tant que puissance régionale ». Outre la démonstration que l’ambition turque est bien panturque et hégémonique, cette phrase créa un réel malaise en Russie et ne manqua pas d'irriter ses nouveaux partenaires centrasiatiques, soucieux de préserver leur souveraineté fraîchement acquise[2].

Le troisième millénaire a vu naître les premiers conflits politiques et commerciaux qui ont sérieusement mis à l’épreuve la solidarité panturque. Un différend oppose Azéris et Turkmènes sur le partage des richesses de la mer Caspienne. De plus, la Turquie ayant accueilli des opposants au régime ouzbek, elle se voit accusée d’avoir voulu déstabiliser le régime ouzbek entraînant le retour précipité d’étudiants ouzbeks de Turquie. En outre la Turquie a demandé le maintien au sol d’avions de la compagnie Air Astana en Turquie en garantie du paiement d’une dette par le gouvernement kazakhe. En tout état de cause, ces nombreux exemples montrent l'inadéquation du modèle panturc[3] importé de Turquie à la réalité géopolitique régionale.

Astana, nouvelle capitale du monde turc ?

Cependant les échanges commerciaux ont continué de progresser. La Turquie est devenue la seule puissance intermédiaire à s’être octroyé une place de choix au milieu des grandes puissances que sont la Russie, l’Europe et la Chine. Elle importe d’Asie centrale des matières premières et leur exporte en retour des produits manufacturés. On notera au passage la signature en 2005 avec le Kazakhstan d’un important contrat de fourniture d’équipements militaire d’un montant de 900 millions de dollars pour lequel certains veulent voir les fruits de la politique panturque.

Le paysage économique de l’Asie centrale se modifie peu à peu avec, en figure de proue, le Kazakhstan qui se distingue particulièrement par son dynamisme. Avec un PIB à parité de pouvoir d’achat qui a atteint 11 000 $/hab. en 2007, il a dépassé celui de la Turquie de 9 000 $/hab. et fait donc glisser le centre d’influence économique du monde turc, d’Ankara vers Astana, ce qui n'est pas sans poser la question du positionnement géopolitique du Kazakhstan, à la croisée des mondes russe, chinois, européens et turc.

En 2007, le Kazakhstan a décidé d’exporter son gaz par la seule voie de la Russie. S'il devait prendre la même décision à propos de l'exportation de son pétrole dont la production devrait augmenter considérablement[4] (ce qui signifierait remettre l’ensemble de sa production énergétique aux mains de la Russie), Astana réduirait à néant tous les espoirs turcs de construction de l’espace panturc. A contrario, s’il devait choisir la voie alternative de la Turquie, en plus d’assurer la diversification de ses débouchés, le Kazakhstan pourrait conserver un rôle prépondérant sur la scène internationale. Dans ce dernier cas, l’opportunité s’offrirait au Kazakhstan de reprendre l’initiative sur le dossier panturc, en proposant un nouveau modèle de relation au sein du monde turc, au coté duquel le rôle de la Russie serait clairement identifié.

Par Serge PREVOT

Vignette : © julien brygo - https://www.julienbrygo.com/

[1] Jean Paul Roux – Histoire des Turcs – Fayard 2000
[2] Bayram Balci – Les relations entre la Turquie et l’Asie centrale Turcophone. Cairn 2005
[3] Patrick Karam – Asie Centrale. Le nouveau Grand Jeu – L’Harmattan 2002 – p. 143-152
[4] Philippe Sébille-Lopez – Géopolitiques du pétrole – Armand Colin 2006 – p. 185-237

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