Quelle place pour la culture dans les relations Europe – Asie centrale?

Malgré un consensus de plus en plus net parmi les acteurs du développement international sur le rôle de la culture dans les stratégies de développement, celle-ci reste un secteur encore quasiment inexploré dans les échanges entre l'Europe des 27 et l'Asie centrale.


Certes, des initiatives culturelles sont portées au niveau bilatéral entre Etats Membres de l’Union Européenne et Etats d’Asie centrale, suivant généralement une approche assez traditionnelle d’échanges culturels (séjours d’artistes centre-asiatiques dans l'UE-27, organisation de performances d’artistes européens en Asie centrale, rencontres et master classes, célébrations diverses autour de la Route de la Soie, etc.)[1]. Mais qu’en est-il d’une approche globale de la culture au niveau d’échanges interrégionaux UE-27 – Asie centrale ? Quel rôle le secteur culturel peut-il jouer pour une meilleure intégration de l'Asie centrale dans les échanges internationaux et plus précisément pour le développement de relations privilégiées avec l'UE-27 ?

A la suite de festivals ou événements culturels internationaux tels que la Biennale de Venise qui reconnaissent depuis quelques années la spécificité créative de cette région, l'Europe devrait suivre de plus près certains domaines culturels innovants en Asie centrale. Parmi tous les secteurs culturels, trois se distinguent par la mise en œuvre de projets de coopération internationale: art contemporain, cinéma, et artisanat.

La renaissance de l’Asie centrale sur la scène culturelle internationale

Après leur indépendance et leur intégration dans un système économique globalisé, les républiques centre-asiatiques ont vu apparaître sur leurs marchés de nouveaux produits culturels et ont rapidement développé de nouveaux liens avec la scène culturelle internationale.

Dans les années 1990, l’Asie centrale, à l’exception du Turkménistan, s'est ouverte en tant que nouveau marché culturel, rapidement inondé de productions occidentales et asiatiques, de nouvelles chaînes de télévision, de films hollywoodiens diffusés dans des cinémas nouvellement construits et des plus récentes productions audio ou vidéo (disponibles dans les boutiques sous la forme de CD et DVD, produits piratés dans la plupart des cas). L’Asie centrale entre en contact rapidement avec le reste du monde: les cafés internet ouvrent dans les principales villes de la région, les connexions aériennes internationales se multiplient et de nouveaux touristes, occidentaux, apparaissent, adeptes de « l’éco-tourisme culturel ».

Dans ce contexte, et malgré les coupes drastiques dans les budgets alloués au secteur culturel suite à la fin de l’URSS, la globalisation a en quelque sorte apporté aux créateurs centre-asiatiques de nouvelles sources d’inspiration et de nouvelles possibilités d’expression. Certaines branches ont particulièrement bénéficié de cette ouverture: l’art contemporain a su jouer un rôle original dans le positionnement d’une nouvelle identité centre-asiatique sur la scène culturelle mondiale ; le cinéma a bénéficié de nouveaux réseaux de production et de diffusion, et l’artisanat est un secteur en expansion qui contribue au développement économique local dans certaines régions d’Asie centrale.

Trois ponts pour des échanges culturels UE-27 – Asie centrale

Au regard des relations culturelles interrégionales UE-27 – Asie centrale, ces trois branches ont ceci de commun qu’elles constituent des ponts sur lesquels des échanges se construisent et ne demandent qu’à être intensifiés.

Même si les artistes contemporains centre-asiatiques travaillent encore aujourd’hui en premier lieu en réseau avec les opérateurs culturels des ex-républiques soviétiques, la tendance va néanmoins vers l’intensification des contacts avec le marché artistique international, et les regards sont largement tournés vers l’UE-27. Grâce aux efforts d’un certain nombre d’artistes, de spécialistes, de commissaires d’exposition ou d’organisations internationales, de plus en plus d’artistes contemporains d’Asie centrale participent à des expositions internationales, en particulier en Allemagne, et offrent un éclairage inédit jusqu’alors[2] sur leur région. En matière d’Art contemporain, les Biennales de Venise de 2005 et 2007 ont notamment mis en lumière les créations vidéo et sonores revisitant les influences chamanistes traditionnelles.

Le cinéma est un autre vecteur de reconnaissance de la région centre-asiatique au niveau international, avec une attention particulière émanant du public et des critiques européens. Les désormais classiques «Luna Papa» (Tadjikistan, 1999), « Killer » (Kazakhstan, 1998) ou « Beshkempir » (Kirghizstan, 1998), primés lors de festivals européens ont ouvert la voie à de nouvelles réalisations dans les années 2000. Des co-productions se mettent en place entre studios centre-asiatiques (essentiellement Kazakhs et Kirghizes, où des studios privés jouent un rôle de plus en plus actif) et des studios européens (essentiellement en France, Allemagne ou Italie).

Bien qu’il n’existe pas encore de réseaux de distribution des films centre-asiatiques dans leur région d’origine, on assiste à l’apparition de festivals de films en Asie centrale, certains d’entre eux contribuant au renforcement des liens intra-régionaux ou internationaux (Festival international « Didor » au Tadjikistan, Festival « Eurasia » au Kazakhstan). En Europe, ces films centre-asiatiques, même s’ils restent peu connus du grand public, suscitent un intérêt grandissant des cinéphiles, à la recherche de nouveaux univers, et sont diffusés dans certaines salles ou festivals spécialisés, notamment en France et Allemagne (tel le Festival International des Cinémas d’Asie, de Vesoul).

Il est aujourd’hui reconnu que l’artisanat peut jouer un rôle crucial dans le développement économique et culturel de territoires peu industrialisés. En Asie centrale, ce secteur va bientôt devenir une « success story » en termes d’impact de développement. En moins de 15 ans, les artisans centre-asiatiques ont su raviver le marché de l’artisanat traditionnel dans chaque république et au niveau régional, via l’organisation régulière de foires artisanales[3], avec le soutien d’organisations internationales telles que Aid to Artisans, l’UNESCO ou la Fondation Eurasia[4].

Après le 11 septembre 2001, lorsque le marché touristique en Asie centrale, alors en pleine expansion, s’est effondré, les artisans ont dû se réorienter vers l’export et diversifier leurs débouchés. Confrontés aux réalités du marché international, ils ont réalisé les nécessités de s’adapter, passant d’une production essentiellement traditionnelle et tournée vers le local à une production plus en phase avec les tendances du design contemporain, ouverte à l’international.

Dès lors, depuis 2002, grâce à des organisations régionales telles que CACSA[5] les artisans d’Asie centrale ont créé des liens significatifs avec des importateurs, essentiellement en Europe et Amérique du Nord et constituent désormais un secteur économique en évolution constante.

Artisanat, cinéma et art contemporain contribuent chacun à leur façon à la mue que connaît l’Asie centrale aujourd’hui, participant à l’élaboration d‘une nouvelle identité moderne pour cette région, loin des stratégies nationales en vigueur visant à la (re)construction des identités nationales, où la culture est cantonnée à un rôle de valorisation des héros nationaux, qu’il s’agisse de Tamerlan en Ouzbékistan, Somoni au Tadjikistan ou Abilay Khan au Kazakhstan.

Des pistes pour un renforcement des échanges culturels

Au-delà d’actions sectorielles, qui pourraient prendre la forme de soutien à la diffusion artistique, que ce soit pour les films centre-asiatiques en Asie centrale ou de lieux d’exposition d’art contemporain, l’Europe pourrait s’impliquer dans des champs d’intervention plus transversaux, liés à la formation, à l’information et à la sensibilisation.

Les républiques centre-asiatiques souffrent d’un manque d’opérateurs culturels, il n’existe pas de formation solide dans le domaine de la conservation, la gestion d’événements ou la conduite de projets culturels. La presse culturelle est absente de la région, à l’exception de quelques publications limitées et irrégulières (« Kurak » au Kirghizstan ou « Fonus » au Tadjikistan). Les outils d’informations et d’analyse sur les événements culturels dans la région et à l’international font cruellement défaut, et il n’y a pas de véritables critiques d’art, à même de contribuer à la formation des publics.

En terme de coopération internationale, il serait pertinent d’inviter les responsables politiques culturels centre-asiatiques à suivre les débats sur le développement culturel en Europe, notamment autour des enjeux de coopération transfrontalière, une des clés pour la stabilité de l’Asie centrale.

La récente stratégie de l’UE-27 pour l’Asie centrale propose, au côté des priorités énergétiques, sécuritaires et environnementales, de mettre l’accent sur l’enseignement supérieur. Ce dernier domaine offre un espace pour un volet formation dans le domaine culturel, avec des instruments tels que le programme Erasmus Mundus. Même s’ils ne sont pas encore pleinement pris en compte au niveau des relations interrégionales, les arts et la culture offrent diverses possibilités d’échanges entre l’UE-27 et l’Asie centrale, qui mériteraient d’être étudiées.

[1] Sur le thème « culture et développement », pour un recensement des textes clés et des pratiques de coopération internationales, voir le projet ARCADE mené par l’ONG ACTED et financé par la Commission Européenne : http://arcade.acted.org.
[2] Cinq expositions importantes sur l’Asie centrale se déroulèrent dans les pays de l'UE-27 de 2002 à 2005, dont trois en Allemagne : « No Mad’s Land » (Berlin), « From the Red Star to the Blue Dome » (Stuttgart), « Reorientation » (Weimar), « Trans-Forma » à Genève et « Arts et Conflits en Asie Centrale, le syndrome de Tamerlan » (Orvieto). Cette reconnaissance internationale a été confirmée lors de la Biennale de Venise de 2005, avec pour la première fois la présence d’un pavillon centre-asiatique (présence rééditée lors de la biennale 2007).
[3] Lors de la foire artisanale de 2002 à Almaty au Kazakhstan 270 groupes d’artisans issus des 5 républiques centre-asiatiques étaient présents et le total de leurs ventes fut estimé à 135 000 Dollars (100 000 €). (rapport « Aid to Artisan » : An Artisan Association is Born : a case study of Aid to Artisans in Central Asia, 1994-1999)
[4] Fondation américaine qui soutient, en ex-URSS, des programmes contribuant à la constitution de la démocratie et au libre marché.
[5] CACSA : Central Asian Crafts Support Association, association régionale d’Asie Centrale pour le développement de l’artisanat - www.cacsa.kg.

* Florent LE DUC, Initiatives Asie Centrale, www.central-asian-initiatives.org

Photo : © Julien brygo - https://www.julienbrygo.com/

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