L’OTSC est-elle en état de mort cérébrale ?

Alors que, depuis quelques mois, diverses crises secouent l’espace post-soviétique, les regards se tournent vers l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), garante supposée de la stabilité dans la région eurasiatique. Une mise à l’épreuve de sa pertinence ?


Exercice de l'OTSC 2020Révolte populaire au Bélarus, reprise du conflit au Haut-Karabagh, chaos politique au Kirghizstan... les récents développements intervenus aux portes de la Russie interrogent la capacité de cette dernière à contrôler les événements se déroulant dans son « étranger proche ». Le rôle de l’OTSC, largement dominée par Moscou, appelle plus que jamais à une clarification : quelle est la marge de manœuvre d’une organisation qui semble peiner à adopter un positionnement clair et à s’affirmer sur la scène internationale ? Les reproches formulés par le Président français à l’égard de l’OTAN, son organisation concurrente, lui seraient-ils également applicables ?

Origine et objectifs de l’Organisation

Alliance militaire issue du Traité de sécurité collective (TSC) établi après le vide laissé par la dissolution du Pacte de Varsovie, l’OTSC est conçue en 2002 comme le pendant oriental de l’OTAN. Ses prérogatives à sa création, assez classiques, concernent le « renforcement de la paix, de la sécurité et de la stabilité régionales et internationales » et la « protection de l’indépendance, de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de ses États membres » (article 3 de la Charte de l’OTSC)(1).

Dans les faits, l’Organisation est davantage tournée vers l’Asie centrale que vers l’Europe orientale et souffre de la concurrence d’autres alliances régionales. Ainsi, alors qu’elle aspirait à faire rentrer dans son giron l’ensemble des dix États-membres de la Communauté des États indépendants (CEI), certains ont préféré rejoindre le GUAM (Organisation pour la démocratie et le développement, qui rassemble Géorgie, Ukraine, Azerbaïdjan et Moldavie), instance qui prône le rapprochement avec les organisations euro-atlantiques (certains, comme la Géorgie, envisagent d’ailleurs d’intégrer l’OTAN).

Ainsi, l’OTSC regroupe aujourd’hui l'Arménie, le Bélarus, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan et la Russie, dont le rôle prédominant est incontestable. En témoigne la présence de bases et installations militaires russes disséminées dans tous les États-membres, les formations gratuites d’officiers supérieurs prodiguées par Moscou à ses partenaires, ainsi que la fourniture d’armements à des tarifs préférentiels.

Si l’Organisation s’est spécialisée, au fil des années, dans la lutte contre le terrorisme et le trafic de drogues, elle a également approfondi son volet de coopération militaire : l’article 4 du TSC, qui fait écho à l’article 5 du traité de l’Atlantique nord, pose le principe de solidarité en cas d'agression d’un État-membre. C’est dans cette optique qu’ont été créées en 2009 les Forces collectives de réaction rapide (FCRR) qui, dotées aujourd’hui de 18 000 hommes, constituent le cœur du dispositif de sécurité collective de l’Organisation(2).

Au regard des objectifs et attributs de l’Organisation, les récentes crises dans sa zone de responsabilité appellent-elles une intervention de sa part ?

Changement de pouvoir au Kirghizstan

Les récents développements politiques au Kirghizstan, où la contestation des résultats électoraux par la rue a mené à la démission du président Jeenbekov et à l’installation d’un nouveau Premier ministre qui s’est aussitôt autoproclamé Président, bien que suivis de près par l’OTSC, n’ont provoqué qu'une réaction discrète de sa part, avec l’envoi supplémentaire d’officiers russes sur la base militaire de Kant, à l’est de Bichkek. L’Organisation a par ailleurs déclaré le 6 octobre, au début de la crise, qu’aucune demande d'assistance ne lui avait été adressée par la partie kirghize et qu’elle estimait qu’il s’agissait d'une affaire interne au pays. Le nouveau pouvoir en place a rapidement assuré à Moscou que le pays n'avait aucunement l'intention de quitter l'OTSC, envisageant au contraire l’expansion de la base aérienne de Kant, une des trois installations militaires russes du pays.

Si le coup d’État intervenu à Bichkek ne rentrait pas dans les prérogatives directes de l’OTSC, c’est, que cette dernière s'inquiète principalement des menaces et ingérences étrangères. La Stratégie de défense collective de l’OTSC jusqu’en 2025, adoptée en octobre 2016 dans le sillage de la crise ukrainienne, accorde ainsi une place centrale aux risques extérieurs de déstabilisation politique, dans le but de souder les États-membres autour d’un projet commun dépassant la diversité des contextes régionaux.

L’épouvantail des révolutions de couleur au Bélarus

Si, dans le cas du Kirghizstan, il n’est en effet pas de mise d’évoquer une influence extérieure dans un conflit interne issu de l’opposition historique entre le sud et le nord du pays, le Bélarus offre un cas de figure différent de par sa situation géographique et géopolitique.

Ainsi, la révolte populaire qui secoue le pays depuis l’élection frauduleuse du 9 août a été présentée à maintes reprises par Aliaksandr Loukachenka comme une tentative de révolution de couleur orchestrée par l’Occident. Si le ministre russe de la Défense a, lui aussi, récemment déclaré que la tentative de prise de pouvoir au Bélarus avait été réalisée avec le soutien politique et financier des pays occidentaux, la position générale de la Russie depuis le début de la crise est plus prudente : il s’agit de ne pas répéter le scénario ukrainien et d’éviter de s’aliéner à nouveau une population qui ne lui était pas forcément hostile à l’origine.

Les attentes des autorités bélarusses sont toutefois perceptibles. Dans l’optique de la présidence bélarusse de l’OTSC en 2021, A. Loukachenka s’est prononcé le 15 octobre, lors de sa rencontre avec le Secrétaire général de l’Organisation, le Bélarusse Stanislav Zas(3), en faveur d’un développement de son rôle. Il est significatif que l’exercice militaire annuel des forces de maintien de la paix de l’OTSC « Nerouchimoe bratstvo » (Fraternité indestructible), programmé cette année au Bélarus, ait été maintenu malgré la crise sanitaire : les manœuvres de Nerouchimoe bratstvo se sont déroulées dans la région de Vitebsk, dans le nord-est du Bélarus, du 12 au 16 octobre. Un mois auparavant, Moscou avait organisé au Bélarus l’exercice Fraternité slave, en l’absence de la Serbie initialement prévue mais qui a renoncé au dernier moment en dénonçant des « pressions » émanant de l’Union européenne.

Alors que, parmi les six pays de l’OTSC, le Kirghizstan et l’Arménie ont, eux aussi, annulé leur participation à l’exercice Fraternité indestructible, la décision de Moscou de maintenir ces manœuvres sur le sol bélarusse(4) en pleine crise politique peut être interprété comme une manifestation de force d’une Russie qui souhaite afficher sa détermination à continuer d’influer sur son voisinage.

Exercice OTCS 2020

Exercice militaire Fraternité indestructible des forces de maintien de la paix de l'OTSC, Bélarus, champ de tir de Losvido, région de Vitebsk, 12-16 octobre 2020. © OTSC

L’embarras russe au Haut-Karabagh

La guerre déclenchée le 27 septembre 2020 au Sud-Caucase aurait été, en théorie, la plus susceptible de provoquer une intervention de l’OTSC. Dès que l’Azerbaïdjan, soutenu par la Turquie, a attaqué la république autoproclamée du Haut-Karabagh, la question de la légitimité de l’Arménie à faire appel à l’article 4 du TSC a été posée. Sa mise en œuvre aurait impliqué un nouvel élargissement du conflit, avec l’entrée en jeu de la Russie, présente sur le sol arménien à travers sa base de Gyumri, au nord-ouest du pays. Compte tenu de l’engagement de la Turquie aux côtés de l’Azerbaïdjan, elle aurait en outre entraîné une confrontation directe entre OTAN et OTSC.

Les tirs azerbaïdjanais se concentrant initialement sur le territoire du Haut-Karabagh (dont la souveraineté n’est pas reconnue), le Kremlin a insisté sur le fait qu’il ne relevait pas de la responsabilité de l’OTSC d’intervenir. Très liée économiquement à l’Azerbaïdjan qui a opéré un tournant vers l’Ouest tout en ménageant son partenaire moscovite, la Russie a cherché dès le début du conflit à apaiser les tensions et à revenir à un processus de paix. Sa position s’est d’abord révélée d’autant plus délicate qu’elle co-préside, aux côtés de la France et des États-Unis, le groupe de Minsk. Alors que Paris, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, signifiait que ce rôle l’empêchait de prendre parti dans le conflit et de se départir de toute neutralité, la Russie pouvait-elle se prévaloir du même argumentaire, alors qu’une alliance militaire la lie à l’Arménie ?

Sa position d’équilibriste s’est faite d’autant plus délicate après que des frappes contre des sites de lancement de missiles situés en territoire arménien ont été revendiqués par Bakou, le 14 octobre. Le 16 octobre, renvoyant à une des prérogatives de l’OTSC, Erevan a en outre insisté sur le risque que faisait peser sur la sécurité régionale l’envoi de mercenaires jihadistes par la Turquie et a qualifié l’Azerbaïdjan de « centre international du terrorisme ».

Avec l’accord de cessez-le-feu signé le 9 novembre par l’Arménie et l’Azerbaïdjan sous l’égide la Russie, cette dernière a repris les rênes du conflit et se retrouve désormais en position de force dans la région. Se voulant arbitre unique, elle a asséné un coup dur au groupe de Minsk, exclu de la négociation, tout en laissant entrer un acteur régional de premier plan, la Turquie (Ankara insiste en effet pour que des soldats turcs prennent part à l'observation du cessez-le-feu depuis le futur centre spécial de maintien de la paix). Mais qu’en est-il des forces de l’OTSC ? Les militaires russes(5) présents lors de l’exercice Fraternité indestructible ont d’ores et déjà été envoyés sur le théâtre caucasien où ils mettent actuellement en œuvre les dispositifs d’opérations de maintien de la paix répétés il y a à peine un mois sur un tout autre terrain, au Bélarus. Cependant, alors que s’est déroulée une réunion du Comité militaire de l’OTSC le 19 novembre, l’Organisation est restée muette sur l’éventuelle mise en place d’un contingent sous son mandat.

Une colonne vertébrale fragile

L'ordre du jour du prochain sommet de l’OTSC, prévu le 2 décembre, promet d’être fourni. À l’heure où trois des six pays membres de l’OTSC sont touchés par des bouleversements profonds, il paraît intéressant de revenir à l’origine des propos du Président Emmanuel Macron sur l’OTAN pour répondre à la question du supposé état végétatif de l’OTSC : alors que la phrase choc du Président français dénonçait un manque criant de coordination de l’action de l’Alliance, sur fond notamment d’incursion entreprise unilatéralement par le Président turc en Syrie en octobre 2019, la polarisation de l’OTSC autour de la puissance russe est bien ce qui semble souder l’organisation. L’aide matérielle et humaine qu’elle implique pour les pays membres est indiscutablement attrayante et perçue comme stabilisatrice.

Dans le Haut-Karabagh, cependant, les armes fournies par la Russie n’ont pas fait le poids contre les drones turcs et israéliens. Si l’OTSC fait sans nul doute partie de l’arsenal d’influence russe dans les pays d’ex-URSS, ces alliances peuvent s’avérer embarrassantes pour une Russie centripète. La précaution de V. Poutine par rapport à la crise bélarusse, ainsi que sa réticence à s’impliquer d’emblée dans le conflit du Haut-Karabagh montrent les limites de l’instrumentalisation de l’OTSC par la Russie et le revers de la médaille de son influence quand celle-ci se transforme en responsabilité.

Dès lors, si la Russie donne son impulsion à l’OTSC, elle est aussi capable de la paralyser. Le cerveau n’est rien sans colonne vertébrale fonctionnelle. Or, il semble que le développement de relations bilatérales avec le dénominateur commun russe ne suffise pas à former un tout solide. Ce phénomène semble plutôt témoigner d’une confiance limitée en la capacité d’action de l’OTSC. Significativement, le 31 octobre, le Premier ministre arménien Nikol Pachinian demandait(6) à la Russie d’engager une réflexion sur l’aide qu’elle pourrait apporter à Erevan en invoquant non pas l’alliance de l’OTSC, mais un Traité d’amitié russo-arménien datant de 1997.

Notes :

(1) Collective Security Treaty Organization website.

(2) David Teurtrie, « L’OTSC : une réaffirmation du leadership russe en Eurasie post-soviétique ? », Revue Défense Nationale, N° 802, juillet 2017.

(3) « Loukachenko : ODKB – vajnaïa organizatsiâ, kotorouiou neobkhodimo razvivat » (Loukachenko : l’OTSC est une organisation importante qui doit être développée), Belta, 15 octobre 2020.

(4) Yahor Lebiadok, « The Slavic brotherhood’s future », Meduza, 16 octobre 2020

(5) « V ODKB privetstvovali oustanovlenie mira v Nagornom Karabakhe i prekrashenie krovoprolitie » (L'OTSC a salué l'instauration de la paix dans le Haut-Karabakh et la fin de l’effusion de sang), TASS, 11 novembre 2020.

(6) « V Erevan obiasnili prosbou k Rossii o konsoultatsiâkh po okazaniou pomochtchi » (Erevan explique sa demande de consultations sur l’assistance), RIA Novosti, 1er novembre 2020.

 

Vignette : Exercice militaire Fraternité indestructible des forces de maintien de la paix de l'OTSC, Bélarus, région de Vitebsk, 12-16 octobre 2020. © OTSC

 

* Anna BRAKHA est étudiante en Master 2 Relations internationales et langue russe à l’INALCO.

Lien vers la version anglaise de l'article

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