Odessa, l’ukrainienne atypique

Située sur les bords de la mer Noire, Odessa a conservé son ambiance russe et des liens privilégiés avec Moscou. Néanmoins, sa jeunesse s’est «occidentalisée» très rapidement dans ses actes et sa manière de penser pour donner l’image, aujourd’hui, d’une population moderne.


La langue russe tient une place prépondérante dans la vie quotidienne de cette ville d’un million d’habitants (4e ville d’Ukraine)[1]. Il faut dire qu’à la suite de l’indépendance du pays, les politiques ont entretenu la confusion: Leonid Koutchma en 1994, puis Viktor Ianoukovitch en 2004, firent la promesse –électorale- d’élever le russe au rang de langue officielle en Ukraine, sans jamais y parvenir durant leurs mandats respectifs. Et le fort mouvement migratoire, durant les années 1990, vers la capitale russe, a créé une véritable communauté à Moscou, ce qui peut expliquer la pérennité de cette influence russe.

L’importance de son port et des nombreux marchés qui fournissent toute l’Ukraine a permis à la ville d’afficher une croissance aux alentours de 8% en 2006 et d’en faire une des villes les plus riches du pays. Depuis la fin du 18e siècle, l’ouverture de la ville à des cultures et des coutumes étrangères a créé une atmosphère unique, étonnante et toujours très présente.

Le respect de toutes les religions et de toutes les cultures

Adolescents, étudiants ou jeunes travailleurs ne souhaitent pas quitter leur ville. Les habitants d’Odessa considèrent qu’elle est en avance sur Kiev, voire sur Moscou, qu’ils jugent démodées –et dans les faits on ne peut tout à fait les contredire!

Aujourd’hui encore, Musulmans, Juifs ou Orthodoxes vivent ensemble en se respectant. La proximité de la nouvelle Mosquée[2] et d’un restaurant casher est plus que représentative de l’état d’esprit de la ville. Il n’est pas rare de croiser à l’Université nationale Mentchikov des Africains, musulmans ou catholiques, parfaitement intégrés au système scolaire ukrainien et à la population. Les galeries Afina, centre commercial parmi les nombreux lieux de rencontres de la jeunesse locale, témoignent de ce melting-pot local où Ukrainiens et étrangers se côtoient et se rencontrent. Mohammed, Soudanais, étudiant en chimie, confie qu’il «a rencontré quelques difficultés à son arrivée à cause de la langue» mais qu’il ne s’est jamais senti comme un étranger et qu’il a même acquis une certaine popularité au sein de son université. Il parle sans aucune gêne de ses croyances religieuses aux épicières du coin, ébahies par sa maîtrise de la langue russe et un peu honteuses de l’avoir pris pour un simple touriste.

On peut également citer les nombreux Turcs qui traversent la mer Noire pour affaires ou simplement pour profiter de la vie nocturne de la ville. Bien que le tourisme ne soit pas la priorité de la municipalité, la ville offre une multitude de divertissements. Durant la période estivale, les populaires plages d’Arcadia sont surchargées malgré leur propreté douteuse, et l’afflux suscité par les nombreuses discothèques qui les bordent provoque des embouteillages. L’hiver, l’activité ne dépasse pas le centre de la ville, mais n’en reste pas moins appréciée par les étrangers.

Une société à double vitesse

Odessa présente une société duale. L’apparence d’extrême pauvreté des faubourgs contraste avec les boutiques de mode de la rue Ekaterininskaïa, qui affiche des enseignes occidentales. Les «nouveaux Ukrainiens», à l’image de leurs homologues russes, s’affichent ostensiblement au volant de leurs grosses cylindrées. Et une sortie dans l’une des discothèques branchées du centre décevra les touristes venus s’amuser à moindre coût. Par rapport au prix des produits de consommation courante, ceux des bars et des discothèques s’alignent à la hausse sur les pratiques occidentales.

Tout comme en Russie, des Ukrainiens ont profité des privatisations sous l’ère Koutchma, après la chute de l’URSS, et constituent une société à part du fait de leur mode de vie. Mais Odessa est aussi réputée pour ses réseaux mafieux et sa corruption galopante, et il est souvent dit que «nouveaux Ukrainiens» et mafias sont plus ou moins liés. Cette société aisée s’est constitué un entre soi et se retrouve dans de nombreux bars ou dans un luxueux complexe de fitness dans le centre dont l’abonnement mensuel est égal au salaire moyen de la région (681 hryvnias, soit environ 90 euros).

Figure de cette haute société, Sergei Kivalov, ancien maire d’Odessa et actuel député, a fondé à partir de 1997 sa propre Académie de droit (Odesa Natsionalna Iouriditchna Akademia), dotée d’infrastructures aux standards européens, lorsque l’ancienne faculté de droit est devenue indépendante de l’université Mentchikov. Cette école privée sélectionne ses étudiants sur des critères financiers: la nouvelle élite fonde sa légitimité sur l’argent et les connaissances, et pratique, sans s’en réclamer, un «esprit cosaque», en voulant maintenir son influence face à un gouvernement qui peine à exercer son autorité.

Le reste de la population est beaucoup plus discret. Regroupée principalement dans les faubourgs de la ville, elle utilise les trolleybus et trams usés de l’époque soviétique, regarde ces «nouveaux riches» avec un peu de jalousie et ne l’avoue qu’implicitement. Une grande partie de la population n’a pas peur de dire qu’elle regrette l’époque soviétique, lorsque chacun avait autant que son voisin, ni plus ni moins.

Natalia, professeur de langue russe, a un tout autre regard. Fille d’un ancien officier de l’Armée rouge, elle a connu de nombreuses villes de l’URSS et s’est installée à Odessa avec sa famille lorsque son père a pris sa retraite. Très critique à l’égard des nostalgiques, elle balaye la polémique sur la famine imposée par Staline au début des années 1930 par le récit que sa grand-mère lui en a fait et ne comprend pas comment des Ukrainiens peuvent en douter. Elle laisse même percevoir un brin d’admiration pour la mafia locale qui «travaille visiblement le mieux, du matin… au matin». Elle ne cache néanmoins pas sa déception face aux politiques et aux oligarques actuels qui, contrairement à leurs prédécesseurs, ne se distinguent plus par des largesses accordées à la ville.

Des hommes politiques totalement discrédités

Très peu d’habitants d’Odessa croient encore les promesses politiques, qu’elles proviennent du Président Viktor Iouchtchenko ou du Parti des régions de Viktor Ianoukovitch. Et le bureau local, situé à proximité du port, de la Première ministre (re)nominée Ioulia Timochenko provoque plus de rire que d’enthousiasme dans cette région assez largement russophone. Comme Nastia, doctorante en économie, nombreux sont ceux qui pensent que leur politique a pour unique ambition de se faire élire au Parlement du «peuple ukrainien» dans le but d’obtenir l’immunité et d’éviter ainsi toute poursuite judiciaire. Nastia est critique envers le clan des pro-occidentaux (Iouchtchenko et Timochenko) mais également envers les pro-russes (Ianoukovitch) et pense que ces élites politiques «ne cherchent pas à mettre en place une démocratie mais veulent seulement s’accaparer le pouvoir». La presse locale ou russe, elle ne la lit pas «pour garder un esprit critique». D’ailleurs, l’étudiante n’hésite pas à mettre en doute l’objectivité des journaux occidentaux, car la Révolution orange de 2004 fut loin d’être un «mouvement spontané» comme a pu le percevoir la population d’Europe de l’Ouest. Au-delà des questions du financement des manifestations en faveur du clan «Orange», de nombreux participants semblent avoir reçu une rémunération pour leur action… Contrairement à Nastia, la plupart des habitants de la ville, en particulier les jeunes, semblent aujourd’hui totalement désintéressés de la politique.

A la différence de nombreuses villes d’Europe de l’Est, Odessa ne renie pas ses racines russes et ne joue que très peu la carte de l’unité nationale. La jeunesse se trouve entre deux nations qui ne veulent pas perdre leur influence sur cette génération et donne ainsi à la ville ce coté atypique. Il sera intéressant de suivre l’évolution de cette population dans les prochaines années, alors que le parti au pouvoir affiche clairement ses intentions de rapprochement à l’Union européenne et ne semble pas effrayé par l’adoption d’une politique de confrontation avec la Russie.

 

Par Pierre-Yves BOULE

 

[1] 34% des habitants sont de nationalité russe, mais plus de 60% de la population y déclare le russe, et non l’ukrainien, comme langue véhiculaire.
[2] Arabskiï koultourniï tsentr, ouvert en 2001, rue Richelevskaïa.