Le litige frontalier opposant la Slovénie et la Croatie à propos de la baie de Piran a pris une tournure problématique après l’annonce de Ljubljana le 18 décembre 2008 de son opposition à l’ouverture d’un certain nombre de chapitres de négociations d’adhésion entre Zagreb et l’Union européenne (UE) soulignant la portée européenne du contentieux.
Le gouvernement du Premier ministre Borut Pahor, en exercice depuis novembre 2008 et soutenu par l’ensemble des partis politiques slovènes, a justifié cette décision par l’ambiguïté des cartes et des documents envoyés à l’UE par Zagreb au sujet de la baie de Piran. Rappelons que l’enjeu du problème concerne l’accès de la Slovénie à la mer Adriatique. Forte de sa position d’Etat membre de l’UE, Ljubljana n’écarte pas l’hypothèse d’organiser un référendum sur la candidature de la Croatie à l’UE: un rejet du peuple slovène obligerait alors Zagreb à patienter deux années de plus pour espérer l’intégrer. L’organisation d’un référendum, idée initiée de longue date par le leader d’extrême-droite, Zmago Jelincic, marquerait un tournant dans les relations entre les deux pays.
La question de la baie de Piran est présentée par les deux parties comme une importante opportunité géopolitique: les Slovènes revendiquent un tracé de la frontière maritime dans le prolongement de la rivière Dragonja ce qui permettrait un accès direct aux eaux internationales; les Croates réclament le partage équitable de la baie, ce qui leur donnerait un accès direct aux eaux territoriales italiennes et au port de Trieste. Pourtant la baie de Piran ne présente pas d’enjeux économiques particuliers : pour la Slovénie, le trafic portuaire est dirigé vers Koper plus au nord et les ports croates les plus importants se trouvent plus au sud. Il s’agit avant tout d’un problème de rivalités de pouvoir dans un contexte politique où la Slovénie, en tant que membre de l’UE, se trouve en position de force. Ainsi, depuis 1991, les exigences slovènes pour l’accès à la haute mer et l’obtention d’un nouveau tracé frontalier, sur une zone couvrant 1% de la frontière slovéno-croate, enveniment les relations bilatérales entre les deux pays.
Un litige frontalier depuis 1991
La Slovénie et la Croatie se sont toutes deux proclamées indépendantes le 25 juin 1991 en se dissociant de la Fédération yougoslave. Conformément aux conclusions de la commission dirigée par Robert Badinter, les limites entre anciennes républiques yougoslaves devaient se transformer en frontières étatiques. En revanche, l’espace maritime yougoslave n’était pas délimité. Les deux nouveaux Etats avaient prévu en 1991 de résoudre le problème par la redéfinition des frontières.
La baie de Piran se trouve en Istrie, c'est-à-dire sur un territoire qui a connu des changements politiques récurrents notamment au 20e siècle. Pour comprendre le problème actuel de la frontière maritime entre les deux pays, il faut revenir aux différents découpages de l’Istrie. Autrichienne jusqu’en 1914, elle passe sous tutelle italienne après la spectaculaire expédition de D’Annunzio en 1919. Les Partisans la récupèrent à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, notamment à partir de 1954 après le dénouement de la question de Trieste. Les Italiens et les Yougoslaves qui se disputaient Trieste et ses environs ont accepté de signer le traité de Paris en 1947 qui conféraient à chacun des deux pays une zone spécifique: la zone A qui concernait Trieste et sa région, est revenue à l’Italie sept ans plus tard; la zone B, elle-même divisée en deux avec le district de Koper au nord et celui de Buje au sud, devenait yougoslave. Lorsqu’en 1954, la zone B a officiellement été intégrée à la Yougoslavie, la limite entre la Slovénie et la Croatie a été décidée selon des critères ethniques, les populations des deux républiques ayant été clairement séparées. Mais un premier problème se posa d’ores et déjà, car la frontière méridionale du district de Koper était la rivière Mirna, en territoire croate alors que celle entre les deux républiques étaient la rivière Dragonja, qui marquait à peu de choses près la frontière ethnique entre les deux républiques.
A l’occasion des indépendances de 1991, le tracé de la frontière maritime n’a donc pas été discuté. La Slovénie demandait le partage de la baie de Piran dans le prolongement du cours de la rivière Dragonja, ce qui lui donnait l’essentiel du contrôle. La Croatie revendiquait le partage égal de la baie, estimant qu’elle n’avait jamais été délimitée. D’une certaine manière, la Slovénie s’est appropriée la baie sans base juridique légale, mais utilise des arguments géographiques: elle possède une grande partie de la surface terrestre du pourtour de la baie et ne peut diviser sa baie de manière égale. La Croatie estime de son côté que la partie de son littoral doit bénéficier des eaux territoriales adéquates, ce qui est incompatible avec le tracé slovène de la baie. En 1997, un accord de coopération et de circulation transfrontalière est signé que le parlement slovène a ratifié en 2001, les anciens Premiers ministre Janez Drnovsek et Ivica Racan étant parvenus à s’entendre. En revanche, le Parlement croate ne le ratifia pas. Mais Ljubljana, elle, considère l’accord valide et tient à sa mise en œuvre. La situation s’est alors progressivement détériorée.
Une affaire instrumentalisée par les partis politiques
La baie de Piran est un sujet récurrent de la politique slovène. A l’été 2007, elle a été à l’origine d’un scandale politique après que les services secrets slovènes ont révélés l’existence des appels datant de septembre 2004 entre le candidat du SDS (Parti démocrate) et futur premier ministre Janez Jansa et le chef du gouvernement croate, Ivo Sanader. Dans de larges extraits publiés dans les médias slovènes, les deux hommes politiques se mettaient alors d’accord pour organiser des incidents entre pêcheurs dans la baie de Piran en vue de détourner l’attention des Slovènes appelés à des élections législatives deux semaines après en octobre 2004.
Il est difficile de savoir si ces conversations ont été suivies d’effets, toujours est-il que des incidents eurent effectivement lieu le 22 septembre 2004. Ce jour-là, une délégation slovène s’aventure dans une zone en litige à proximité de la baie. La scène est opportunément filmée. La police croate les interpelle et leur ordonne de présenter leurs papiers d’identité. Arguant du fait qu’ils se trouvent sur le territoire slovène, ils refusent et sont arrêtés pour vérification d’identité dans la ville croate de Buje. Trois d’entre eux n’avaient pas de papier d’identité sur eux. Parmi eux, un homme se décrivant comme un parlementaire slovène. Il s’agit de Janez Podobnik, membre du SLS (Parti populaire), l’un des partis de la coalition gouvernementale entre 2004 et 2008. Il se présenta peu après auprès de la presse slovène avec un bras en bandoulière et narrant la violence de son arrestation. Rappelons qu’en 2004, Ljubljana a retiré son soutien à la candidature croate à l’UE, Zagreb n’avait alors pas encore acquis le statut de candidat officiel et s’est vu privé d’un support important.
Marjan Podobnik, son frère, également membre du SLS, a fait publier en 2007 par le Geodetski Institut qu’il dirige une carte de la frontière slovéno-croate destinée au grand public. Cette carte en slovène et en anglais présente huit points frontaliers en litige avec la Croatie et reprend différents tracés historiques de la séparation entre Slovènes et Croates. D’après Primoz Kete, cartographe au Geodetski Institut, près de 3000 exemplaires ont alors été imprimés. De même, l’un des habitants des hameaux en litige à proximité de la Dragonja, Josko Joras est devenu un symbole nationaliste. Organisant des rassemblements ou des opérations-escargots aux postes-frontières entre les deux pays au moment où les vacanciers de l’Europe entière voyagent vers le littoral croate, les excès de J.Joras participent aussi à l’idée d’une instrumentalisation politique de la question.
Un problème dans le cadre d’une relation bilatérale mouvementée
Depuis 1991, les relations slovéno-croates sont complexes. Peu avant leur indépendance, les deux républiques avaient envisagé de se constituer en une confédération pour sortir plus facilement de la Fédération yougoslave. En Slovénie, cette hypothèse souleva un certain scepticisme car Ljubljana craignait être entraînée dans un éventuel conflit face aux Serbes et en dépit d’un accord entre les deux ministres de l’Intérieur, le président slovène Milan Kucan mit fin à cette démarche. Pendant la Guerre de Dix Jours ou la guerre de l’Indépendance de la Slovénie (juin-juillet 1991) qui opposa le pays aux forces armées yougoslaves, la Croatie n’est pas intervenue et ne s’est pas opposée à ce que l’essentiel de l’artillerie fédérale, alors entreposée sur son territoire, soit déployée contre les Slovènes.
Les relations ont alors commencé à se distendre d’autant plus que Ljubljana cherchait à s’éloigner de ses voisins balkaniques pour se rapprocher de l’UE. En pleine guerre de l’Indépendance de la Croatie (de 1991 à 1995), Zagreb a reproché à la Slovénie son attitude dans les affaires de la Ljubljanska Banka et de la centrale nucléaire de Krsko. Les épargnants des autres républiques yougoslaves, principalement croates et bosniens, n’ont pas pu se faire rembourser leurs avoirs après l’indépendance slovène car un accord stipulait que seuls les Etats étaient en mesure de donner cet argent. Mais la Ljubljanska Banka n’a pas voulu redonner cette somme à la Croatie et à la Bosnie-Herzégovine, privant ainsi de nombreux épargnants de leurs revenus. En 1994, la Nova Ljubljanska Banka a été créé, permettant ainsi à la principale banque slovène d’être juridiquement intouchable. A Krsko, petite ville slovène située à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Zagreb, se trouve l’unique centrale électrique de l’ex-Yougoslavie. Construite avec des fonds de la Fédération et non seulement slovènes, la Croatie a dû batailler pendant des années avec la Slovénie pour obtenir une électricité à un prix compétitif.
A l’heure actuelle, la question de la baie de Piran s’invite dans le processus d’adhésion de la Croatie. La Slovénie peut y tenir un rôle actif positif comme elle peut se mettre à l’écart, voire être un acteur obstructif. Selon les dires de l’historien Bozo Repe, la portée de cette affaire est avant tout psychologique. Les Slovènes, longtemps complexés par leur Histoire où ils ont été dominés par leurs voisins, se sentiraient pour la première fois en position de force face à leurs voisins balkaniques. Ce phénomène est accentué par un meilleur niveau de vie et l’importance des investissements dans les républiques ex-yougoslaves. Mais la question de la baie de Piran semble avant tout être un prétexte politique pour faire diversion dans l’opinion publique. Les débuts du gouvernement de Borut Pahor n’ont pas convaincu tout le monde: la nomination de l’ancien ministre des Affaires étrangères Dimitrij Rupel comme conseiller spécial a été perçu comme un acte de népotisme et a suscité de nombreuses polémiques. La coalition gouvernementale reste fragile à l’image de la tribune publiée par le vice-président du LDS (Démocratie libérale), Slavko Ziherl, le 9 février 2008 dans le quotidien Delo, qui dénonçait les liens qu’entretenait B.Pahor avec l’ancien gouvernement dirigé par Janez Jansa. D’autre part, un sondage récent publié par le quotidien Dnevnik montrait que près de sept Slovènes sur dix étaient favorables à l’entrée de la Croatie dans l’UE. Une commission internationale, à laquelle pourrait participer Robert Badinter, est susceptible de se mettre en place dans les prochaines semaines.
* Laurent HASSID est chercheur associé au Laboratoire EEE (Bordeaux3).