Peuples du Grand Nord: Le principe d’autonomie nationale culturelle extra-territoriale

L’importance des enjeux internationaux liés au réchauffement climatique annoncé pousse la Russie à porter un vif intérêt à ses régions les plus septentrionales. Quant aux populations autochtones qui y vivent, elles sortent peu à peu de leur isolement, luttent pour défendre leurs droits et améliorer leurs conditions de vie.


DoudinkaLa Fédération de Russie est le plus grand État fédératif du monde, aussi bien par l’étendue de son territoire que par le nombre des entités qu’elle réunit. L’article 65 de la Constitution de 1993 fait état de 89 sujets (certains ont été fusionnés depuis) dont le degré d’autonomie varie par rapport au Kremlin. Il reprend le découpage administratif mentionné à l’article 71 de la Constitution de 1978 de la RSFSR (République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie) qui instaurait alors 88 entités régionales. Hérité de la période stalinienne, il faisait fi de tout critère économique pertinent et reposait sur le principe de territorialisation des nationalités défendu par Staline dès les années 1910.

Lors de la chute de l’URSS, la volonté de ralentir les tendances centrifuges a conduit à l’adoption du Traité fédéral, signé le 31 mars 1992. Celui-ci définit les domaines de compétences et d’attributions entre les organes du pouvoir fédéral et ceux du pouvoir régional, selon le type de régions. La répartition des compétences entre le Centre et les régions sera à l’origine de profonds désaccords, exprimés tout au long des années 1990. L’article 72 de la Constitution de 1993 dénombre, quant à lui, 26 domaines de compétences conjointes, de l’enseignement à l’écologie. L’autonomie de chacune des régions sur l’ensemble de ces compétences est directement liée à son statut administratif. Or, ce dernier dépend lui-même directement de la notion d’ethnicité (correspondant dans la terminologie russe à la notion de «nationalité») qui est le principe essentiel de l’ordre administratif régissant la Fédération de Russie.

Les notions de minorités nationales et de peuples autochtones

La législation russe actuelle ne donne aucune définition du terme de « minorité nationale ». D’un point de vue strictement juridique, il n’existe aucune liste de groupes reconnus comme tels et aucun consensus sur les critères permettant de définir la notion de « minorité nationale » n’a encore été trouvé. Cependant, la Fédération de Russie distingue officiellement deux catégories de « peuples autochtones » en fonction de la taille des groupes ethniques. Dans la première sont regroupés des peuples tels que les Sakhas (en Yakoutie), les Bouriates, les Touvas ou les Khakasses ; ils comptent au total 1,2 million d’individus et possèdent leur propre République. La seconde catégorie compte 41 peuples minoritaires dont 17 regroupent moins de 1 500 personnes. D’après le recensement de 2002, ces peuples minoritaires rassemblent 226 000 individus, soit à peine 0,2 % de la population totale de la Fédération.

Le sort des peuples autochtones dans l’histoire de la Fédération de Russie

Dès le début du 19e siècle, le sort des populations autochtones intéresse au plus haut point le tsar Alexandre 1er. En 1822, il envoie une mission recueillir des informations sur leur situation et tenter d'améliorer leurs conditions de vie. De cette mission naîtra le Code de gestion des peuples indigènes, qui répartit ces peuples en trois catégories: pastoral, nomade et sédentaire. Il leur donne une législation particulière au sein de l’Empire russe, plus en adéquation avec leurs traditions et leur permettant d’appliquer leur droit coutumier. Il interdit aux Russes venus d’autres régions de s’installer dans leurs territoires et d’y chasser ou d’y pêcher sans leur autorisation. Enfin, le Code accorde la liberté de culte à ces peuples indigènes.

Ce texte restera en vigueur jusqu’à la prise du pouvoir par les Bolchéviks. Les modifications qui s’en suivent sont considérables, au vu des traditions et des croyances des peuples autochtones : la nécessité d’obtenir des autorisations pour pratiquer chasse ou pêche, l’interdiction du chamanisme, la sédentarisation forcée des nomades, la collectivisation des troupeaux de rennes en sont quelques exemples. Peu après la chute de l’URSS, une série de lois sera promulguée pour défendre les droits des minorités nationales et des peuples autochtones.

Les lois ethno-politiques depuis l’adoption de la Constitution de 1993

Au cours des dernières années, quelques lois fédérales ont été votées afin de mettre en application les articles de la Constitution qui touchent aux droits des minorités nationales et des peuples autochtones. Parmi elles, la loi sur l’autonomie nationale-culturelle de 1996, la loi sur la garantie des droits des petits peuples indigènes de 1999, la loi sur les principes généraux d’organisation des communautés des petits peuples indigènes du Nord, de Sibérie et d’Extrême-Orient de 2000 et la loi sur les territoires d’usage traditionnel et naturel des petits peuples indigènes de 2001.

Celle du 17 juin 1996 sur l’autonomie nationale-culturelle prévoit pour les citoyens de la Fédération qui estiment appartenir à des « groupes ethniques donnés » la création d’un système d’associations ou d’autonomies culturelles nationales aux niveaux fédéral, régional et local, afin de résoudre de façon autonome des questions liées « à la préservation de leur identité, au développement de leur langue, de l’éducation et de la culture nationale ». A la même période, est adopté le cadre de la politique d’État en matière de nationalités. Cette dernière reprend les normes constitutionnelles relatives à l’égalité entre les groupes ethniques au regard de la Fédération et cherche à améliorer la coordination des mesures adoptées à l’égard des minorités nationales en associant les efforts des autorités fédérales et régionales et des communautés ethniques. Parmi les nombreux droits reconnus à ces organisations, on peut citer la possibilité de s’adresser directement aux organes de l’État et de l’administration locale pour défendre des intérêts culturels et nationaux, ou encore de conserver et d’enrichir le patrimoine culturel et historique, d’observer les traditions et coutumes nationales.

L’article 69 de la Constitution de 1993 garantit les droits des peuples autochtones peu nombreux, ces dispositions étant en outre précisées dans la loi du 30 avril 1999. Celle-ci fait suite au constat de la détérioration constante de la situation économique et culturelle des peuples numériquement peu nombreux du Nord, de la Sibérie et d’Extrême Orient: effondrement des branches d’activités économiques traditionnelles, augmentation du chômage et de la misère… Le premier article de cette loi définit la notion de peuples autochtones peu nombreux: il s’agit de peuples vivant dans des territoires où étaient établis leurs ancêtres, qui ont conservé un mode de vie traditionnel et qui comptent moins de 50 000 représentants.

Le 24 mars 2000, le gouvernement fédéral a adopté une nouvelle loi, établissant une liste d’une quarantaine de peuples. Cette loi vise à assurer le développement socio-économique et culturel des aborigènes et à protéger leur mode de vie traditionnel. L’État leur reconnaît des droits liés à la culture (conserver et développer leur langue maternelle, créer des centres culturels et des médias) mais aussi des droits sociaux et économiques. C’est ainsi qu’en théorie, ils peuvent utiliser gratuitement (dans les lieux où ils sont établis depuis longtemps) des terres indispensables à la pratique de certaines activités traditionnelles. Cette loi sera complétée par celle du 7 mai 2001, qui prévoit la création de « réserves » : ce sont des territoires mis à disposition des peuples autochtones, et ce afin qu’ils puissent en exploiter les ressources renouvelables (la faune et la flore) de façon traditionnelle.

Un bilan mitigé

Bien que ce corpus législatif constitue une avancée importante dans la reconnaissance des droits des peuples autochtones, les mécanismes d’application restent à développer. Les peuples du Grand Nord, en particulier, n’ont pas encore la possibilité, dans les faits, d’être en toute légalité propriétaires de terres où pratiquer leurs activités traditionnelles. De plus, ils n’obtiennent quasiment aucun dividende de l’exploitation des hydrocarbures qui sont une source de revenus considérable. Boris Chichlo[1] met en avant le fait que c’est la pauvreté qui a poussé et qui pousse encore aujourd’hui les peuples autochtones à perpétuer « le mode de vie des générations précédentes ». Or, l’appauvrissement de ces peuples est en constante accélération depuis l’entrée de la Russie dans l’économie de marché.

Un autre constat vient ternir ce bilan: les droits politiques des peuples autochtones restent très limités. Ainsi, ils ne peuvent former des organes locaux de pouvoir et assurer l’auto-administration locale. Il est également impossible pour leurs associations ou organisations de se convertir en partis politiques puisque la loi du 11 juillet 2001 interdit tout parti politique fondé sur l’appartenance ethnique. Toutefois, quelques cas isolés de formation municipales « nationales-territoriales » existent, notamment en République de Carélie.

Enfin, une instance défend les intérêts de l’ensemble des peuples autochtones : il s'agit de l’Association des peuples autochtones à faibles effectifs du Nord, de Sibérie et d’Extrême-Orient de la Fédération de Russie (RAIPON, Russian Association of Indigenous Peoples Of the North). Organisation non gouvernementale créée le 31 mars 1990, elle est très active dans les domaines social, culturel, éducatif et environnemental. Elle représente les peuples autochtones du Grand Nord en Russie et au sein de la communauté internationale, en étant membre de différentes organisations multilatérales. Cette association a joué un rôle considérable pour faire connaître au sein même de la Fédération de Russie -mais aussi à toute la communauté internationale- la situation extrêmement grave des peuples autochtones à faibles effectifs de la Fédération de Russie. RAIPON est présent aux côtés des aborigènes pour défendre leurs droits auprès des autorités et tenter de mettre en place une politique de coopération avec les compagnies pétrolières et gazières en particulier, indispensable à l’amélioration des conditions de vie des peuples autochtones.

[1] Boris Chichlo est chercheur au CNRS, Il fait partie de l’équipe de recherche Eco-anthropologie et ethnobiologie rattachée au Muséum national d’Histoire naturelle.

Sources bibliographiques :
- M. Ferro et M.-H. Mandrillon (dir.), Russie, peuples et civilisations, Paris, Éditions La Découverte, 2005.
- A. Gazier, « Régions et nationalités en Russie : aspects institutionnels et juridiques », in Strates, 2006/12.
- V. Gelman, « Le retour du Léviathan : la politique de recentralisation en Russie depuis 2000 », Critiques internationales, n° 34, 2007, p. 103-125.
- A. Goujon, « Anthropologie et gestion des nationalités en Russie », Raisons politiques, n°22, mai 2006, p. 73-94.
- J. Radvanyi, La nouvelle Russie, Paris, Armand Colin, 2000.
- « Les peuples autochtones du Grand Nord. Entretien avec Boris Chichlo », Le Courrier des Pays de l’Est, n° 1066, 2008, p. 20-34.

* Timothée DE MAILLARD est titulaire d’un Master de Relations internationales, enseignant/formateur FLE (français langue étrangère), en poste pendant deux ans à l’université d’Etat de Samara.

Vignette : Doudinka (© Kaur Mägi)