Place du Sauveur à Varsovie : quels clivages dans la société polonaise?

Les élections européennes de mai 2014 ont été en Pologne les dernières répétitions avant un cycle de scrutins qui, de novembre 2014 à l'automne 2015, va renouveler tour à tour les pouvoirs locaux, la présidence de la République et le Parlement. Analyse des forces en présence autour de la place du Sauveur de Varsovie.


Située le long de l'un des principaux axes de communication de Varsovie, la place du Sauveur fait depuis quelques années régulièrement parler d'elle dans les media polonais comme dans les guides touristiques. De fait, l'église du Très-Saint-Sauveur et les immeubles jouxtant la rue Mokotowska comptent parmi les rares édifices des environs à n'avoir pas été rasés au cours de la Seconde Guerre mondiale. Ce remarquable patrimoine architectural ne constitue pas toutefois la principale raison de sa notoriété.

Plus nombreux que les fidèles qui se rendent à la messe le soir ou le dimanche, les clients des cafés et bars de la place en ont fait l'un des lieux les plus branchés de la capitale polonaise. Du petit-déjeuner de la boulangerie Charlotte aux rendez-vous nocturnes du Plan B en passant par le latte de quatre heures à Karma, la place du Sauveur ne désemplit jamais et attire une population hétéroclite composée d'étudiants aisés, d'artistes plus ou moins célèbres et d'hommes d'affaires en costume sombre mais sans cravate, au point de recevoir le surnom de «place des hipsters».

Au milieu du rond-point se dresse en outre l'Arc-en-ciel, un arc d'acier de vingt-six mètres de long couvert de vingt-deux mille fleurs en plastique. Cette œuvre de l'artiste Julita Wójcik avait d'abord été exposée à Bruxelles lors de la présidence polonaise du Conseil de l'Union européenne en 2011, avant d'être installée un an plus tard sur la place du Sauveur.

Bien qu'à l'origine, le choix des couleurs pouvait tout aussi bien se référer au drapeau du mouvement LGBT (lesbien, gay, bisexuel et transsexuel) qu'à l'alliance évoquée dans la Bible entre Dieu et les hommes après le déluge, des groupuscules d'extrême droite ont tôt fait de ne retenir que la première interprétation et de considérer l'Arc-en-ciel comme une «provocation».

Depuis sa première installation en juin 2012, il a ainsi été incendié à six reprises, sans compter les tentatives ratées. Certains membres du parti conservateur Droit et justice (PiS) s'en sont ouvertement félicités tandis que la mairie de Varsovie, tenue par la Plateforme civique (PO, libéral-conservateur), a promis de faire reconstruire l'Arc-en-ciel autant de fois que nécessaire afin de prouver sa détermination face aux «hooligans».

L'Arc-en-ciel de la discorde

De l'avis de Jarosław Makowski, directeur de l'Institut civique (laboratoire d'idées au service de la Plateforme civique), l'Arc-en-ciel serait devenu le symbole du clivage et la place du Sauveur le terrain d'affrontement entre «deux Pologne: la Pologne ouverte contre la Pologne fermée, la Pologne tolérante contre la Pologne nationaliste, la Pologne pluraliste contre la Pologne xénophobe»[1].

Dans la première, il n'inclut pas seulement la gauche et les libéraux qui ont abandonné l'Église, voire la foi en général, mais désigne aussi les pratiquants qui ont un rapport «moderne» à la religion et la maintiennent en dehors de la sphère politique. Cette catégorie de citoyens présente cependant le défaut d'avoir souvent confondu tolérance et indifférence et de s'être repliée sur elle-même, «ses résidences fermées, […] ses écoles […] et ses cliniques privées».

Elle aurait de la sorte abandonné l'espace public aux «fondamentalistes catholiques» qui défient l'autorité de l'État bien au-delà de la seule place du Sauveur. Deux affaires, en particulier, ont connu ces derniers mois un important retentissement. La première a trait à la «déclaration de foi», un document rédigé par le docteur Wanda Półtawska et présenté comme un «hommage à Dieu et [au défunt pape polonais] Jean-Paul II». Depuis mars 2014, près de quatre mille médecins ou étudiants en médecine ont signé ce texte qui s'oppose à «l'avortement, la contraception, la fécondation artificielle et l'euthanasie» et affirme «la supériorité du droit divin sur le droit des hommes»[2]. Il relance ainsi le débat autour de la clause de conscience dont, selon le comité de bioéthique de l'Académie polonaise des sciences (PAN), il est fait un «usage abusif», par exemple pour refuser la pratique de diagnostics prénataux ou la prescription de contraceptifs.

La deuxième polémique a surgi suite à la décision des organisateurs du festival Malta de Poznań d'annuler les représentations de Golgota Picnic prévues en juin. Cette pièce de l'Argentin Rodrigo Garcia, d'abord jouée à Toulouse et Paris en 2011, avait alors déjà été prise pour cible par certains groupes catholiques qui l'accusaient de blasphème. À Poznań, la pression des ultra-conservateurs a été si forte qu'après avoir tenté de défendre le spectacle, les organisateurs ont finalement préféré le déprogrammer de peur des «émeutes». De nombreux artistes et intellectuels se sont en réaction mobilisés contre ce qu'ils ont qualifié de retour de la «censure préventive».

La proximité du prochain cycle électoral (collectivités locales en novembre puis présidentielle et législatives en 2015) et l'affiliation partisane de Jarosław Makowski rendent assez transparent le message qu'il s’efforce de diffuser: la Plateforme civique est le garant de la «Pologne ouverte» et les électeurs modérés doivent se tourner vers elle pour faire barrage au PiS, sans quoi l'État pourrait passer entre les mains des champions d'un nouvel ordre moral.

Si l'association entre PiS et Pologne «fermée», «nationaliste» voire «xénophobe» relève avant tout de la rhétorique politicienne, la PO a néanmoins de bonnes raisons de se sentir menacée. Depuis son arrivée au pouvoir en 2007, ses résultats électoraux n'ont cessé de s'effriter, exception faite du scrutin présidentiel de 2010, très particulier puisqu'organisé juste après le décès de l'ancien chef de l'État Lech Kaczyński dans la catastrophe aérienne de Smolensk. Lors des élections européennes de mai 2014, l'écart de voix entre la PO et le PiS n'était plus que de trente mille voix et, selon certaines prévisions d'intentions de vote, le parti conservateur devance désormais son rival de quinze points.

Pas de droitisation de l'opinion publique

Pour autant, il serait erroné d’interpréter ces chiffres comme le signe d’une droitisation de l'opinion publique polonaise. L'analyse du nombre absolu de voix confirme certes la forte érosion de l'électorat de la PO, mais la base du PiS demeure stable. Certes, l'alliance nouée en juillet par le parti conservateur avec Jarosław Gowin (Pologne ensemble) et Zbigniew Ziobro (Pologne solidaire) devrait constituer un apport bienvenu –jusqu'à 500.000 votes si l'on projette leurs scores aux européennes de mai 2014– mais il sera somme toute équivalent au nombre de bulletins recueilli dans le même temps par le Parti paysan (PSL), partenaire de la PO au sein de la coalition de gouvernement.

Résultats finaux des élections en Pologne depuis 2005 (hors élections locales et sénatoriales

Plutôt que manifestation d'une nouvelle «hégémonie culturelle», la montée en puissance relative du PiS est donc à mettre davantage au crédit de la lassitude du corps électoral, après sept ans de gouvernement avec le même Premier ministre, Donald Tusk. Une fraction des déçus de la PO, quoique minoritaire, a ainsi sans doute contribué à la récente entrée au Parlement européen de la Nouvelle droite de Janusz Korwin-Mikke, parti libertarien dont les revendications en matière de réduction du rôle de l'État et du poids des impôts trouvent un certain écho au sein de la jeunesse.

Les défenseurs plus modérés de la «Pologne ouverte» n'ont pas, pour leur part, de débouché politique évident. L'Alliance de la gauche démocratique (SLD, social-démocrate) a été reprise en main par Leszek Miller, un ancien cadre du parti communiste dont le nom est associé à des affaires de corruption. «Ton mouvement» (anciennement Mouvement Palikot), malgré une position originale dans le paysage polonais – c'est le seul parti à proposer la révocation du concordat avec le Vatican–, n'a pas réussi à se bâtir une crédibilité depuis son entrée à la Diète en 2011.

Dans les grandes villes, une alternative se développe sous la forme des mouvements urbains. Ces groupes d'activistes, particulièrement présents à Varsovie et Poznań, constituent la frange «engagée» de la Pologne «ouverte». À la différence de citoyens plus passifs qui ont choisi le repli sur la sphère privée, ceux-là préfèrent habiter les quartiers anciens, organisent de nombreuses manifestations destinées à animer l'espace public et se soucient de l'écologie et de l'esthétique urbaines. Plus à gauche que la PO, ils pointent du doigt l'appropriation des centres-villes par de grands promoteurs immobiliers, parfois au mépris des droits des locataires de logements sociaux et des règles d'urbanisme, et réclament plus de démocratie locale. Leurs revendications ont conduit des dizaines de municipalités polonaises à mettre en place des budgets participatifs, sur le modèle de l'expérience née à Porto Alegre au Brésil en 1989.
Ces mouvements s'étaient jusqu'à maintenant tenus à distance de la politique, mais les candidatures à la mairie de militants respectés tels Joanna Erbel ou Tomasz Leśniak, chef de la campagne qui a contraint les autorités de Cracovie à renoncer à l'organisation des Jeux olympiques d'hiver 2022, pourraient changer la donne. Comme les écologistes à leurs débuts, leur refus de se structurer en véritable parti, au-delà du simple accord signé en juillet entre les mouvements de six grandes villes, représente cependant un sérieux handicap pour la conquête du pouvoir.

Des politiques plus expérimentés, à l'image du flamboyant maire de Wrocław Rafał Dutkiewicz, avaient par ailleurs déjà tenté il y a quelques années d'utiliser leur réputation de bon gestionnaire au niveau local pour se faire une place au Parlement en dehors des grands partis. Son Union des maires n'avait en définitive réussi à décrocher qu'un siège au Sénat.

Se pourrait-il que la bouée de sauvetage vienne de l'Union européenne? En désignant au mois d'août D.Tusk président du Conseil européen, elle a fait coup double. D'une part, l'attribution inédite d'un poste de ce niveau à un homme politique d'Europe centrale et orientale rend payante aux yeux de l'opinion publique polonaise la stratégie de la PO d'engagement constructif vis-à-vis de l'UE, contrairement au PiS qui défend en règle générale des positions maximalistes et est peu disposé au compromis.
D’autre part, elle offre une porte de sortie par le haut à D.Tusk et permet, à trois mois des prochaines élections, d'effectuer un profond remaniement susceptible de redonner un coup de neuf à un parti érodé par la pratique du pouvoir. La nomination d'une femme à la tête du gouvernement –une première depuis 1992/1993– et le remplacement de Radosław Sikorski, ministre des Affaires étrangères depuis 2007, par Grzegorz Schetyna, rival de D.Tusk au sein de la PO, parviendront peut-être à convaincre les électeurs désireux de changement qu'il n'est pas pour cela nécessaire de voter pour un autre parti.

Sachant qu'à moins d'effectuer un important recentrage de son discours et d'abandonner la figure très polarisante de Jarosław Kaczyński, l'aile conservatrice ne semble plus disposer d'un réservoir de voix supplémentaires significatif, les chances de la PO de se maintenir au pouvoir devraient avant tout dépendre de sa capacité à mobiliser la «troisième Pologne, [...] pas du tout intéressée par la vie publique et repliée sur la sphère privée»[3], mais en définitive la plus nombreuse, à la campagne comme sur la place Saint-Sauveur de Varsovie.

Notes :
[1] Jarosław Makowski, “Kaczyński przeciw Kościołowi" (Kaczyński contre l'Église), Rzeczpospolita, 25 juillet 2014.
[2] Wanda Półtawska, Deklaracja wiary. Lekarzy katolickich i studentów medycyny w przedmiocie płciowości i płodności ludzkiej (Déclaration de foi. Médecins catholiques et étudiants de médecine sur le thème de la sexualité et de la fécondité humaines), 3 mars 2014. http://www.deklaracja-wiary.pl/img/dw-tresc.pdf (accès le 24 août 2014)
[3] Jacek Nizinkiewicz, "Mamy dziś trzy Polski" (Nous avons trois Pologne - entretien avec le sociologue Edmund Wnuk Lipiński), Rzeczpospolita, 14 décembre 2013.

Vignette : La Place du Sauveur à Varsovie (photo: Wojciech Staszczyk, licence Creative Commons, https://www.flickr.com/photos/96755466@N07/14201137721/).

* Rédacteur en chef du Courrier de Pologne (http://www.courrierpologne.fr). L'auteur s'exprime à titre strictement personnel et ses propos ne sauraient engager en aucune façon les institutions auxquelles il est affilié.