Pour une caricature libre et libérale

Nous avons rencontré monsieur Smirnov qui publie ses dessins aux Izvestiâ et dans le Kommersant. Il est sans doute le caricaturiste de la presse écrite le plus populaire aujourd’hui en Russie.


RSE: En tant que caricaturiste, comment analysez-vous la situation politique actuelle en Russie?

Smirnov: En matière de liberté d’expression, je dirais bien sûr qu’elle est quasiment illimitée. Par le passé nous avons essayé d’agir sous le manteau, camoufler nos sujets, afin que personne ne comprenne de quoi il était réellement question. Mais, il n’y a plus désormais aucune raison d’agir de la sorte. Lorsque j’avais commencé à dessiner mon personnage Don Quichotte, je l’avais représenté avec des yeux voilés par le drapeau, on m’a demandé qu’elle était la signification de ce dessin et ce que je cherchais à faire passer. Je me suis justifié en racontant que bien sûr l’histoire se passait en Espagne, dans un autre pays! Ce à quoi on m’a répondu: «ha bon…dans ce cas nous pouvons le publier!. »

Cette liberté n’est-elle pas trop grande?

Mais au contraire c’est extraordinaire! En ce qui me concerne, j’ai un penchant pour les thèmes politico-philosophiques qui touchent à la vraie satire politique. L’humour à proprement parler me convient moins. Et des sujets, il y en a toujours assez. Toutefois, votre question a une signification. Cette liberté nouvelle a nécessairement des conséquences. La contrepartie de cette liberté quasi absolue, est qu’on observe maintenant parmi les écrivains, les satiristes, les caricaturistes, une sorte de marasme. Autrefois, les cerveaux travaillaient de façon plus intensive, il fallait chercher des doubles sens, des sous-entendus, un «troisième fond».

Aujourd’hui, on peut tout faire, on peut dessiner Poutine gisant dans une flaque, mais il n’y a là rien de comique. Où est la caricature? Pour en venir à Poutine, les choses ne sont pas si simples. Il n’y a pas longtemps, au Musée de la Révolution où nous avions organisé une exposition, figurait une caricature. Elle représentait le président dans un marais où s’enfonçaient le Koursk[1], le Kremlin et tout le pays. Mais, lui ne s’enlisait pas car il était perché sur une motte: la tête de Boris Eltsine! L’administration du musée a ordonné qu’on retire cette caricature, car elle craignait de voir supprimer ses financements si quelqu’un apprenait l’existence de ce dessin[2]. Voici la vérité vraie sur la liberté.

Comment appréhendez-vous votre profession?

Le caricaturiste, c’est un médecin qui établit des diagnostics en auscultant le corps de la société. En voici une bonne illustration: j’étais en Turquie il y a quelques temps où j’ai reçu un prix du Président en personne. Savez-vous ce qu’il m’a dit? Il m’a raconté qu’il y avait, parmi ses conseillers deux caricaturistes! Nous, caricaturistes, voyons simplement les choses différemment et parfois ce que les autres ne peuvent percevoir. La condition la plus importante doit être la finesse de l’esprit, l’humour dans la caricature.

Pouvez vous nous raconter votre parcours?

Dans les années 70, j’ai commencé à être publié dans le journal Komsomol’skaâ pravda, puis dans la revue Krokodil, dans la Pravda, aux Izvestiâ, j’ai travaillé dans de nombreuses rédactions. Ce que je ne parvenais pas à faire passer ici, je l’envoyais dans des concours à l’étranger. Bien sur, le travail le plus intéressant, le plus stimulant de ma carrière s’est déroulé au sein de Krokodil, l’unique revue où la caricature était acerbe, bien qu’elle fut un organe du Comité central du Parti communiste (ce qui était inscrit sur la première page). Certes, il y avait peu de sujets abordés, il y avait uniquement une satire de la politique agricole… sur les mauvaises récoltes, les gelées précoces. Pour autant, l’équipe de Krokodil était composée de véritable maîtres: Kukryniksy, Efimov, Krylov… Il est dommage que cette revue, qui a tenu 75 ans, ait aujourd’hui disparu.

Quelles remarques pouvez-vous faire sur vos collègues?

Nous sommes solidaires et formons une équipe de professionnels, avec Tiounine, Zlatkovskij, Strylev, Biljo et beaucoup d’autres. Il y a peu de jeunes. Cela s’explique par l’absence de formation ou par le manque d’entrain. Je voudrais être le premier au monde à ouvrir une école pour former des caricaturistes, pour leur apprendre non pas à créer (car tout doit déjà être dans la tête), mais à dessiner. Beaucoup de jeunes se tournent aujourd’hui vers la pub.

Quels personnages utilisez-vous le plus souvent dans vos caricatures?

Mon personnage principal est Don Quichotte. En général, je considère que les hommes ont inventé deux choses essentielles: la roue et Don Quichotte. Je regrette que ce ne soit pas moi qui l’ai crée mais Cervantès! Je me sens extrêmement proche de ce personnage, j’ai réalisé près de 40 œuvres avec Don Quichotte. Il est à la fois nigaud, philosophe et mélancolique. Il y a quelque temps, on m’a appelé de Gonhuate au Mexique, où existe l’unique musée au monde de Don Quichotte, pour faire une exposition. Ensuite on m’a acheté quelques œuvres qui maintenant sont accrochées à côté de celles de Picasso!
Mes autres personnages sont des bûcherons, des petits-têtes d’idiots, des personnages métaphoriques.

Que vous interdisez-vous de caricaturer?

N’importe quelle caricature a le droit d’exister. Mais il y a des choses qu’il est interdit de dessiner, il est interdit de s’abaisser à dessiner dans des toilettes publiques. La censure est en chacun de nous…

 

Par Tikhon KOTRELEV

 

[1]Le Koursk, un sous-marin nucléaire, a sombré dans les eaux de la Mer blanche en août 2000. Tout l’équipage est mort noyé. Cette affaire, survenue cinq mois après l’élection de Vladimir Poutine, a nui à l’image du président qui conformément à sa formation a fait de cette affaire un “secret d’Etat”.
[2]Cette exposition était financée par la mairie de Moscou. La caricature censurée figure sur la couverture de ce numéro