Roumanie: l’imaginaire national à l’épreuve de la réalité européenne

Alors que la crise économique soulève de nombreuses interrogations quant à l'avenir de l'Union européenne, les leaders roumains, partagés entre impératifs européens et réalité nationale, ont de plus en plus de mal à équilibrer leurs politiques. Cette gouvernance complexe interroge sur le substrat mythologique actuel de l’Europe.


Vue sur l'avenue de l'Union depuis la Casa Poporului de Bucarest Dans les années 1990, la démocratisation de la Roumanie s’est accompagnée d’une vague d’enthousiasme vis-à-vis de l’Union européenne. Cet euro-enthousiasme venait, évidemment, du désir d’être reconnu comme un véritable État démocratique. Mais il s’accompagnait également du désir de reconnaissance individuelle des Roumains et de leurs dirigeants politiques, désormais citoyens à part entière de l’Europe réunie. Aussi, le projet d’intégrer l’Union européenne devint vite l’un des objectifs prioritaires des leaders roumains. Dans les faits, cette volonté surpassa le simple objectif politique et se transforma en objet rhétorique. L’intégration européenne devint ainsi un programme politique en soi.

Avec l’UE, vers un nouvel âge d’or ?

Durant les quinze premières années de démocratie, les discours des élites politiques se sont donc cristallisés sur l’intégration et sur ce qui allait être fait une fois celle-ci réalisée. On spécula alors sur l’utilisation future des fonds européens et sur les transformations structurelles de la Roumanie. En réalité, l’omniprésence de la thématique «intégration européenne» comblait le manque de réel programme politique des gouvernants et masquait leurs échecs sur le plan interne.

Cette logique d’un ailleurs sublimé par le prisme d’un futur meilleur cache la présence de deux mythes porteurs du postcommuniste: celui du sauveur venu de l’étranger et celui de l’âge d’or. Ces deux mythes politiques servent à la construction de l’utopie postcommuniste. En effet si, au début des années 1990, l’Union européenne était perçue comme le lieu de réalisation de l’utopie démocratique, elle devint, dans l’inconscient collectif, l’entité capable de sauver le peuple roumain de la marginalisation (politique, économique et sociale) dans laquelle le communisme l’avait plongé. L’Union européenne regroupait les modèles de l’accomplissement démocratique, incarnés tout particulièrement par la France et l’Allemagne. Aussi, l’idée se propagea dans la population qu’en intégrant l’Union, le bien-être matériel déjà en vigueur dans ces sociétés deviendrait également effectif dans les nouveaux États membres, et ce de manière quasi-instantanée. Ainsi, l’intégration européenne représentait l’accomplissement symbolique de l’âge d’or que le communisme avait magnifié sans jamais l’atteindre. La dernière décennie de l’époque Ceausescu était, en effet, qualifiée d’«epoca de aur», c’est-à-dire «âge d’or». À ce titre, les sacrifices imposés par l’intégration européenne apparaissaient comme un «mal nécessaire» et passager.

Des standards européens trop élevés

Cependant, depuis l’intégration à l’UE, en 2007, la situation de la Roumanie a plutôt eu tendance à s’aggraver et la nécessité toujours pressante de faire face à de nouvelles exigences européennes a entraîné une fracture entre la population et ses élites dirigeantes. Si des efforts ont été réalisés par Bucarest concernant l’évolution discursive des notions démocratiques (réforme de la justice, lutte contre la corruption et les clientélismes ou condamnation du communisme), dans beaucoup d’autres domaines la situation s’est aggravée. Malheureusement, ces domaines (le système de santé ou l’éducation, par exemple) ont un impact direct sur la vie quotidienne des Roumains, et l’absence de réformes réalisables nourrit l’euroscepticisme.

L’Europe occidentale a longtemps été perçue comme un modèle mais, devant les difficultés d’accomplissement des standards européens, l’imaginaire national tend aujourd’hui à entrer dans une phase de rejet de l’Union européenne. Cette tendance s’est d’ailleurs accentuée avec la crise économique que traverse le pays depuis 2009. Ainsi, se développe une véritable contestation indirecte et symbolique de l’Union européenne au sein de la population qui se crispe sur ses traditions nationales et sur la remise en question de leurs formes eu égard à la législation européenne. Par exemple, dans la tradition roumaine, les fêtes de Noël sont l’occasion de l’abattage du porc. Ce rite se déroule habituellement en famille, entre amis ou voisins et symbolise la fin de la période de carême et le retour aux jours gras. Cependant, la législation européenne prévoit des conditions d’hygiène et des modalités bien précises pour l’abattage des animaux. Ces prérequis s’appliquent également aux ovidés tués lors des fêtes de Pâques. Au regard de la législation européenne, les pratiques encore en vigueur dans certaines campagnes roumaines sont hors-la-loi. Toutefois, les autorités roumaines les tolèrent encore car le recours aux abattoirs est payant et la population rurale -notamment les personnes âgées qui perçoivent des retraites extrêmement basses- ne peut se permettre une telle dépense. Lors de l’intégration de la législation européenne au corpus législatif national, cette mesure avait soulevé une vive critique au sein de la population. Elle n’est qu’un des exemples ayant contribué à alimenter une vision négative de l’Union européenne dans la population roumaine.

Le retour du mythe de la conspiration

En quelques années, l’image de l’Union européenne est donc passée de celle de sauveur à celle de bourreau et d’oppresseur. On en veut pour preuve les débats soulevés par la réforme des retraites, entamée en 2009, qui a également agité la scène politique roumaine durant l’année 2010. Les mesures impopulaires ont fait resurgir l’un des mythes porteurs du politique, particulièrement présent durant la Guerre froide, à savoir le mythe de la conspiration. Dans sa déclinaison roumaine, l’étranger –de manière plus spécifique l’Occident– est perçu comme une entité maléfique désireuse de faire main basse sur les richesses nationales et spolier les Roumains. Ce mythe dépasse évidemment les frontières de la Roumanie et touche, de manière plus générale, bon nombre d’autres pays à travers le monde.

En Europe, ce mythe a récemment été réactivé en Irlande, à l’occasion des élections législatives de février 2011, contribuant à la victoire du parti d’Enda Kenny, le Finna Gael. En basant son discours sur les taux jugés excessifs du prêt accordé par l’UE à l’Irlande, le Finna Gael a en effet relancé l’image d’une Union avide de recevoir les contributions des pays membres mais peu encline à concéder des facilités financières en cas de difficulté de l’un d’entre eux. En termes d’images et de mythes, ce processus se traduit par l’activation d’entités opposées: le national est alors perçu comme replié sur lui-même et son équilibre menacé par l’intercession de l’étranger. L’étranger est alors perçu comme un prédateur profitant d’une situation de faiblesse du national. En imposant des conditions drastiques, l’étranger accroît la dépendance de la nation à son égard et l’asservit. D’une certaine façon, c’est l’image de l’esclavage portée au rang de mythe politique moderne par les leaders politiques qui réactivent la conspiration en se servant des métaphores économiques à leur service.

Une société divisée

En Roumanie, cette nouvelle image de l’Union européenne génère une société à deux vitesses. D’un côté, les élites politiques et économiques, pleinement intégrées dans le système européen; de l’autre, la population qui se sent trahie et abusée par ses élites et par l’UE. Ce sentiment est d’autant plus palpable que de nombreux Roumains ont émigré dans des pays membres de l’Union et ont constaté des différences réelles entre les conditions de vie en Roumanie et dans le reste de l’UE. Ce constat est particulièrement vrai dans le domaine de la santé. Si de nombreux médecins roumains exercent dans le reste de l’Europe, à contre-courant de l’image en vigueur en Occident, le tourisme médical s’effectue aujourd’hui à double sens. En effet, si les citoyens occidentaux vont vers les cliniques privées des pays d’Europe centrale et orientale, beaucoup de patients est-européens viennent également se faire soigner en Europe de l’Ouest. Cette nouvelle clientèle s’oriente vers les hôpitaux publics occidentaux qui assurent un service médical qualitativement supérieur à celui des établissements nationaux. Comparativement, les prix pratiqués dans les établissements publics occidentaux restent inférieurs à ceux des cliniques privées de l’Est.

Plus encore, les émigrés roumains ont ramené avec eux des modes de vie différents et ont implicitement suggéré l’existence d’une possible alternative. Ce constat a d’ailleurs consolidé la fracture entre les élites dirigeantes et la population, en renforçant l’image de la passivité de la classe politique et de la corruption. N’oublions pas que ces émigrés économiques rapportent plusieurs dizaines de millions d’euros chaque année au pays. À ce titre, ils ont donc un droit de regard sur l’évolution de la société roumaine.

Toutefois si, pendant longtemps, la fracture sociale entre les élites et le peuple est apparue comme acceptable, cette situation apparaît aujourd’hui comme dangereuse. Il est donc nécessaire, voire vital pour l’Union européenne, de créer un nouveau dialogue avec les leadersnationaux, mais aussi avec cette «Europe des régions» tant évoquée par Bruxelles. De même les élites politiques roumaines doivent-elles réinventer leur lien avec la population, tout en intégrant l’Union européenne à cette démarche, avant que la coupure ne devienne définitive. Car, comme l’a montré l’histoire, en période de crise -comme c’est le cas en ce moment dans l’UE et à ses frontières-, si le lien entre la population et ses élites est rompu, la position des extrêmes s’en trouve renforcée. Ces derniers se nourrissent de la fragilité du système et de l’inaction des élites modérées, contribuant ainsi à exciter la fracture sociale dont ils prétendent sauver le peuple en le soudant dans l’isolement de sa spécificité nationale.

Photo : Vue sur l'avenue de l'Union depuis la Casa Poporului de Bucarest (© Anaïs Marin, mars 2009).

* Mihaela Irène COSTELIAN est docteur en Sciences politiques, Centre Montesquieu de recherche politique.

 

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