Russie : du rire de résistance au cinéma commercial

Tourné en 1975 pour la télévision soviétique, L’Ironie du sort est devenu au fil du temps un monument de l’identité collective russe. Traditionnellement rediffusée chaque année au moment du Nouvel An, cette comédie d’Eldar Riazanov avait ému jusqu’aux larmes tout un pays. Trente ans plus tard, L’Ironie du sort, la suite, le film de l’année est au centre de toutes les conversations. Un miroir de notre temps ?


«Chaque année, mes amis et moi nous allons au sauna…» Moscou, veille du Nouvel An 1975. Le jeune médecin moscovite Génia enterre sa vie de garçon aux bains avec des amis. Au terme de la soirée, Génia, passablement saoul, est mis, en lieu et place d’un compagnon, dans un avion pour Leningrad. A l’arrivée, encore à moitié endormi, il monte dans un taxi qui le conduit à l’adresse indiquée. Mais les cités-dortoirs des villes soviétiques se ressemblent toutes et Génia se retrouve, sans s’en rendre compte, dans un appartement semblable au sien, dans une rue portant le même nom que la sienne, mais dans une autre ville. Nadia, la propriétaire de l’appartement, retrouve ce parfait inconnu endormi sur son lit…

«Les escaliers sont tous les mêmes, peints dans une couleur plaisante, mais standard. Des appartements standard, décorés avec des meubles standard, et les portes, toutes semblables, ont les mêmes serrures », constatait Génia dans L’Ironie du sort. En pleine ère Brejnev, le film tournait l’uniformité du monde soviétique en dérision, dans un but de résistance, et faisait naître l’amour dans les banlieues moroses de Pétersbourg. Une génération entière s’est reconnue dans ces tables de réveillon systématiquement pourvues de salades et ces mêmes chansons invariablement chantées à la guitare…

Trente ans après, des portables à la table du réveillon 

Mais à chaque génération ses références. Trente ans après, la Première chaîne de télévision russe, dirigée par le producteur Konstantin Ernst, a eu l’idée d’une suite. L’union de Génia et Nadia n’a pas duré et chacun a eu un enfant de son côté, un garçon et une fille. Un flirt naît en eux, dans l’appartement où leurs parents se sont rencontrés. Pour l’occasion, les acteurs du premier film, qui, pour certains, n’avaient plus pu tourner depuis de longues années, refont surface. Andreï Miagkov (Génia) et Barbara Brylska (Nadia) ont été retrouvés pour reprendre leur rôle. Le réalisateur, Eldar Riazanov a refusé de tourner lui-même la suite, mais il a conservé la place de figurant qu’il s’était octroyé dans son film. Ironiquement, les mêmes salades traditionnelles ornent la table du réveillon et la lumière du film, les cadres, les accessoires, les décors évoquent l’ambiance du premier film. Mais les portables et les voitures chères ont fait leur apparition et cette fois-ci, c’est V. Poutine qui prononce ses vœux télévisés à la nation.

La réalisation de Ironie du sort, la suite a été confiée à Timour Bekmambetov. En 2004, ce réalisateur à succès avait explosé le box-office russe avec un thriller fantastique, Night Watch. En 2006, ce quadragénaire originaire du Kazakhstan dépassait son exploit avec une suite tonitruante, déjà, Day Watch, dont la recette s’est élevée à 25 millions de dollars et dont l’histoire n’est pas d’ailleurs terminée, puisqu’il est sorti en France cet hiver. Cet ancien réalisateur de clips publicitaires, qui s’était distingué en 1994 avec un film prometteur, à fort contenu politique, La Valse de Peshavar, bouleverse les stéréotypes sur le cinéma russe populaire et annonce désormais l’avènement d’un cinéma russe commercial.

Spot publicitaire ou œuvre de l’esprit ?

Avec L’Ironie du sort, la suite, le réalisateur le plus rentable du pays avait déjà totalisé plus de 50 millions de dollars de recette à la mi-janvier. Trois semaines à peine après sa sortie officielle, le film avait déjà été vu par plus d’un tiers de la population. Un millier de copies ont été distribuées à travers le pays, la CEI et les pays baltes. Outre sa vocation populaire, cette suite controversée a bénéficié d’une campagne publicitaire tous azimuts. Un véritable chef d’œuvre de marketing: dans des petites villes provinciales, comme Noïabrsk et Biïsk, des séances gratuites ont été proposées aux retraités; de nombreux jeux, tirages aux sort, émissions autour du film, ont été inlassablement relayés, par la radio et la télévision. Sur Internet, un heureux spectateur a récemment gagné un appartement de deux pièces dans le nouveau quartier London-Park de Saint-Pétersbourg. Le DVD officiel est paru en mars.

Le film, lui-même tient parfois plus du spot publicitaire que l’œuvre de l’esprit. Des marques de produits de beauté, de mayonnaise, de chocolat y sont citées en abondance. Les rayures noires et jaunes de la première compagnie de téléphonie mobile du pays sont partout. Le fiancé de l’héroïne y travaille et porte un cache-nez aux couleurs de son entreprise. Le kit mains-libres greffé à l’oreille, il fait la cour à sa petite-amie tout en traitant des problèmes de service après-vente avec un client. Beeline - c’est le nom de cette entreprise - est, on l’aura deviné, le principal sponsor du film.

Des héros universels

Ces excès commerciaux ont soulevé de nombreuses critiques. Jugé tantôt comme une pâle copie de l’original, tantôt comme une monstruosité insultante pour le conte enchanteur originel, le film a été apprécié par d’autres spectateurs comme un moment merveilleux de cinéma. Signe des temps, tandis que le pays changeait de président, les passions se déchaînaient autour de L’Ironie du sort, la suite.

L’Ironie du sort, la suite aura au moins le mérite d’avoir poussé dans les salles de cinéma du pays un public qui les avait majoritairement désertées depuis quinze ans. Mais il a surtout permis à la jeune génération de découvrir les héros universels, en dépit des évolutions historiques, que sont Génia et Nadia, joués par les acteurs originels. Leur présence dans le film, plus encore que celle des nouvelles stars que sont Konstantin Khabenski et Sergueï Bezroukov, marque une continuité réelle entre les deux époques. Ils n’ont pas disparu, ne sont pas morts, leur personnage a évolué au fil du temps et des bouleversements. Ils représentent en quelque sorte le devenir de l’Union soviétique, l’évolution difficile des mentalités avec la période troublée de la transition.

Par Genia DEMIANOVA et Marie-Anne SORBA

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