Russie: Ilia Iachine, «Révolutionnaire? Non! Évolutionnaire!»

C'est ainsi que, lors de sa dernière visite à Paris à la mi-février, s'est lui-même qualifié Ilia Iachine, figure montante de l'opposition russe que, dès 2005, la Rossiïskaya Gazeta avait consacré jeune leader le plus en vue du pays. Portrait.


Ilia IachineLes falsifications des élections législatives du 4 décembre 2011 ont fait descendre dans la rue la population des grandes villes russes pour réclamer des élections justes. L'opposition dite « hors système », qui regroupe l'ensemble de la contestation anti-poutinienne non reconnue par le pouvoir, s'est montrée très active pour organiser les rassemblements des 10 et 24 décembre 2011 et du 4 février 2012. Et, parmi les figures qui se sont illustrées au cours de ces dernières semaines de « réveil russe », I. Iachine s'est montré excellent orateur[1]; également brillant intervenant sur les plateaux de télévision et sur les antennes des radios, où il sait faire preuve d'un grand sens de l'humour pour répondre aux questions ineptes. Audacieux et provocateur, le 1er février dernier, il installe, avec plusieurs de ses camarades, une large banderole proclamant « Poutine, dégage ! » sur le toit verglacé d'un bâtiment, face au Kremlin, et donne le récit, photos à l'appui, de la préparation de cette installation sur son compte Live journal. Fréquemment invité à l'étranger, comme par exemple par le Parlement européen à Bruxelles qui vient de publier une proposition de résolution sur la situation en Russie[2], puis par Sciences-po Paris le 15 février, il continue de dénoncer inlassablement le système poutinien et propose des bases pour la construction d'un autre monde politique russe.

Né en 1983 à Moscou, diplômé de l’École supérieure d'économie de Prague, il rédige un manuel, Combats de rue, publié en janvier 2006, à partir de son travail universitaire. Entré au parti Iabloko de G. Iavlinski en 2004, il en est exclu en octobre 2008. Entre-temps, il crée le mouvement de jeunesse Oborona (Défense) en 2005, qu'il quitte un an plus tard, n'ayant pas été élu au sein des instances dirigeantes. Il tente de se présenter aux élections de la Douma de Moscou, en 2009, en réunissant les signatures nécessaires, mais qui seront toutes récusées par la commission électorale. Actuellement, I. Iachine appartient au bureau politique fédéral du Mouvement démocratique Solidarnost, fondé en décembre 2008. L'appellation se veut clairement une référence au mouvement éponyme polonais des années 1970-1980.

Regards tournés vers l'Ouest

Dépourvu de nostalgie pour l'empire soviétique, il est résolument tourné vers l'Europe, comme en témoignent son interview à RBK Ukraina[3] et son désintérêt pour l'étranger proche centrasiatique[4]. La revendication d'une filiation avec le syndicat polonais et le parallèle avec la Pologne du général Jaruzelski s'appuient notamment sur la disparition de la peur de la population face à l'appareil répressif et sur le nombre de personnes osant protester ouvertement. En Russie, la démonstration vient d'en être faite avec l’affluence, dans les rues de grandes villes, de centaines de milliers de personnes s'indignant de l'emprisonnement de mille autres, après l'annonce des résultats des élections législatives. La publication par Solidarnost d'un million d'exemplaires de son rapport sur le clan Poutine (consultable en partie sur le site www.russie.net) est encore une illustration de l’évanouissement de la peur et de la volonté de dévoiler ce régime. En exigeant le départ de V. Poutine et dans un esprit de provocation teintée de malice, I. Iachine n'hésite pas à lui souhaiter un destin à la Jaruzelski plutôt qu'à la Ceaușescu.

Néanmoins, le parallèle avec la situation polonaise, sans doute discutable, s'arrête là. Car qu'en est-il du trait d'union entre la classe moyenne contestataire et la population en Russie en 2012 ? Toutefois, I. Iachine, qui revendique une connaissance de son pays pour l'avoir parcouru comme militant politique, affirme que la population rurale se rend bien compte que nombre de ses problèmes, comme celui des retraites, sont à mettre au passif du Premier ministre qui concentre tous les pouvoirs. Son nom est d'ailleurs de plus en plus sifflé au cours de réunions publiques ou sportives, lorsqu'un représentant officiel s'y montre, et V. Poutine ne prend plus le risque de rencontrer la population. Le contrat social, informel, consistant en une stabilité économique et un certain niveau de bien-être en échange de libertés limitées, est aujourd'hui rompu. Le pouvoir a perdu son crédit de confiance et essaie de «calmer» les urbains au moyen de promesses qualifiées de cosmétiques par I. Iachine. En refusant le dialogue, le Kremlin radicalise et pousse à la confrontation la classe moyenne et une population jeune qui veulent, désormais, participer aux affaires politiques.

Le 24 septembre 2011, lorsque V. Poutine annonce sa décision de revenir au Kremlin, Dmitri Medvedev apparaît alors, aux yeux des Russes, comme un Président de pacotille. L'aveu que tout avait été planifié depuis le début, avec cette désignation à la candidature au poste de Président de la Fédération en 2008, a révélé le cynisme de V. Poutine. L'effondrement de l’espoir suscité par un D. Medvedev promettant davantage de modernisation et une réelle lutte contre la corruption explique cette récente vague de protestation, inédite depuis une bonne dizaine d'années. De plus, comme le constate l'entrepreneur et candidat à la présidentielle Mikhail Prokhorov[5], la classe moyenne, qui paie des impôts, réclame le respect qui lui est dû de la part de représentants qu'elle ne considère justement plus comme les siens.

L'opposition russe : Quel visage, quel programme ? 

À la question qui lui a été fréquemment posée lors de ses visites en France, en février 2012, concernant l'absence de programme et de figure unique de l'opposition pour le scrutin de mars 2012, I. Iachine répond que, tant que les élections seront falsifiées et que l'opposition, non reconnue par le pouvoir, ne pourra présenter de candidat, il est inutile d'en choisir un. De plus, la classe moyenne qui descend dans la rue ne plébiscite aucune personnalité en particulier. Et de souligner que l'interdiction même faite à cette opposition de se présenter à des élections indique bien qu'elle bénéficie d'un soutien dans le pays. Il rappelle, par ailleurs, qu'il n'y a pas eu de leader non plus dans les révolutions arabes. Quant au programme, une élaboration en cours propose notamment une réforme de la police et le renforcement du rôle du Parlement par rapport à l’exécutif, mais la censure des médias empêcherait sa diffusion auprès de la population.

En attendant l'accession problématique à ce Parlement, l’opposition se bat. Une liste de personnes condamnées pour des raisons politiques ainsi qu'une résolution ont été déposées au Conseil présidentiel pour les droits de l'homme par le comité chargé de l'organisation du meeting «Pour des élections justes» qui s'était tenu sur la place Bolotnaya le 4 février dernier. La résolution réclame la libération immédiate de tous les prisonniers politiques, la démission du président de la Commission électorale Vladimir Tchourov et l'ouverture d'une enquête sur les fraudes électorales, l'annulation des résultats des élections législatives, ainsi que l'enregistrement des partis d'opposition et l'adoption d'une législation démocratique sur les partis et les élections.

Les perspectives pour l'après 4 mars

L'élection de V. Poutine au poste de président de la Fédération de Russie, le 4 mars prochain, est fortement probable et le rôle des mouvements d'opposition sera d'en dénoncer les fraudes. L'arrestation et l'emprisonnement d'opposants ne sont du reste pas exclus par I. Iachine. Parmi tous les scénarios envisagés pour l'après 4 mars, celui, extrême, d'une guerre civile, est peu vraisemblable ; mais il est toutefois évoqué par le quotidien Kommersant[6] et M. Prokhorov, plus ou moins explicitement pour l'écarter ou en brandir la menace. La Nezavissimaya gazeta rappelle que « l'histoire a montré que les révolutions se produisent non pas en raison de difficultés économiques, mais à cause d'attentes trompées »[7]. Entre ces scénarios extrêmes et le statu quo, une voie moyenne consisterait en de fallacieuses négociations avec l'opposition. L'ancien ministre des Finances, Alekseï Koudrine, pourrait être alors promu Premier ministre et jouer l'intermédiaire entre V. Poutine et une population frustrée. S'ensuivrait un enlisement politique. En revanche, de véritables tractations entre l'opposition et le Kremlin pour de nouvelles élections à la Douma marquerait un affaiblissement de V. Poutine. Et peut-être un début de compte à rebours de son régime.

Notes :
[1] http:// www.youtube.com/watch?v=ZcTzRwJIVyo et http:// www.youtube.com/watch?NR=1&v=L7AfQFah-7w&feature=endscreen.
[2] http:// www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?type=MOTION&reference=B7-2012-0057&format=XML&language=FR.
[3] A. Belovol, « Ilia Iachine : Otsoutstvie Ukrainy v Tamojennom soiouze lichaet etot proekt i smysla, i perspektivy », RBK Ukraina, 30 janvier 2012.
[4] Entretien de l'auteure avec I. Iachine, Paris, 16 février 2012.
[5] « V khudchem sloutchae nam grozit grajdanskaya voïna », Der Speigel, INO SMI 31 janvier 2012.
[6] M.Leontev : « Lioudi c Bolotnoï –– eto sytoe, ambitsioznoe absolioutno bezmozgoloe menchinstvo », Kommersant, 4 février 2012.
[7] M. Boïko, « Kouda vediot Iakimanka », Nezavissimaya gazeta, 7 février 2012.

Vignette : © Maria Tourtchenkova

* Rédactrice et responsable de la zone Asie centrale pour Regard sur l’Est.
Une version abrégée de cet article a été publiée dans le n°129 (mars 2012) des Échos de Pologne (http:// http://www.echos.pl/)