Russie, l’enjeu régional

Entretien avec Jean Radvanyi, professeur à l'Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO)


Jean Radvanyi, professeur à l'Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO)

Quelles sont les conséquences de la crise financière sur les relations entre le centre et la périphérie ?

Dans un premier temps, il y a eu une réaction de sauve-qui-peut dans les régions, qui s'est traduite par une vague de décisions protectionnistes (pour beaucoup illégales) comme la réintroduction d'un contrôle des prix sur les produits de première nécessité, d'un contrôle des exportations des produits alimentaires, du gel des versements des impôts à la Fédération. Mais cette attitude n'a duré qu'au plus fort de la crise, puis le gouvernement a cherché à reprendre la situation en main.A plus long terme, on envisage encore mal toutes les conséquences de la crise mais elle a montré à quel point l'Etat s'était affaibli en Russie. La discussion sur le rôle respectif de l'Etat fédéral et des régions a resurgi. Le gouvernement Primakov a voulu reprendre aux régions un certain nombre de leviers fiscaux et a tenté de remédier au problème du déficit du budget fédéral.

D'un autre coté, les régions ont conclu de cet épisode de crise qu'elles devaient vraiment s'organiser. M. Primakov a dans ce sens créé une nouvelle instance qui réunit les présidents des huit grandes associations régionales. Mais ces associations sont des lobbies qui n'existent que de façon formelle. Leur rôle à venir dépendra de leur degré de cohésion. On a beaucoup parlé du rôle que ces associations seraient susceptibles de jouer pour donner un peu de cohérence à la Fédération, mais certaines sont confrontées au problème des relations entre territoires nationaux et territoires administratifs. Autant les régions administratives seraient prêtes à s'entendre, autant les républiques voient d'un mauvais œil la perspective d'une perte de leurs prérogatives au profit des associations.

Quel est le poids de la personnalité des gouverneurs ?

La vague d'élections de l'hiver 1996-97 a vu changer pratiquement la moitié des gouverneurs. Il y a eu incontestablement, dans certaines régions, des cas de manipulations, des campagnes démagogiques. Mais finalement, ce sont les électeurs qui décident et, étant donnée la pluralité des candidatures, le vote est très disputé. Il y a une personnalisation accrue du pouvoir. Certains candidats sortants, bien que soutenus par le centre, n'ont pas été élus.Le budget fédéral étant très faible, les dirigeants régionaux en profitent pour se montrer comme les défenseurs de la région face à Moscou qui les abandonne. Une bonne gestion des budgets régionaux s'impose aux dirigeants régionaux. Ils doivent se mettre en avant pour attirer des investisseurs étrangers, créer des conditions propices au bon fonctionnement des quelques entreprises qui ont résisté à la crise, trouver des sponsors pour financer des actions sociales (construction de stades, hôpitaux…).

Quant à leurs intérêts personnels, il y a eu des exemples flagrants de corruption et de détournements d'argent public à des fins personnelles, ce qui a d'ailleurs engendré le jugement d'anciens gouverneurs. En ce qui concerne les gouverneurs en activité, on s'attend bientôt à la mise en accusation de certains d'entre eux.D'autre part, il est certain que la fonction de gouverneur peut être un tremplin pour une carrière politique plus importante. Depuis quelques années, on a vu certains dirigeants régionaux particulièrement dynamiques être amenés à jouer un rôle à Moscou, soit comme ministre, soit comme membre d'une administration fédérale.

Quelles sont aujourd'hui les stratégies de Moscou et des régions ?

Pour Moscou, on a l'habitude de dire qu'il n'y a pas de stratégie. C'est en partie vrai. Huit ans seulement se sont écoulés depuis l'éclatement de l'URSS et la cohabitation a été permanente, difficile, avec une crise majeure en 1993. Le parlement d'opposition affaiblit l'exécutif. Cette série de blocages n'est pas favorable à une réflexion à long terme et la mise sur pied de solutions nouvelles nécessiterait un certain consensus. On a assisté à une adaptation conjoncturelle reposant sur le "diviser pour régner". Il n'y a pas de politique régionale globale cohérente et le centre tente de favoriser telle ou telle région en raison de son poids particulier ou pour fracturer un bloc éventuel. C'est une stratégie de manipulation, de division, de mise en concurrence.

En même temps, il y a des réflexions, des travaux sur les changements fondamentaux à effectuer. On s'achemine vers un rôle grandissant des régions. L'équilibre profond de la Russie est modifié. Même si on n'est pas à l'abri d'un retournement de situation, avec le retour d'un pouvoir autoritaire fort qui reprendrait en main les rouages de l'Etat et resserrerait les boulons de la Fédération. Les associations régionales seraient peut-être des pôles de résistance contre des actions trop volontaristes de Moscou.Pour ce qui est des régions, on peut dire que les Tchétchènes, par exemple, ont une stratégie ! Plus globalement, certaines régions tentent de se forger une image, se projettent vers l'extérieur (en Russie et à l'étranger), choisissent des créneaux économiques pour rebondir face à la crise. On voit apparaître de façon fugace des stratégies régionales, ce qui est un phénomène nouveau.

 

Photo : © Carole CHARLOTIN