La chute du communisme a pu laisser croire, un temps, à un retour en force de la religion en Russie. La rupture avec l'athéisme communiste, officiellement en vigueur pendant soixante-dix ans, effectuée pour une grande part par les autorités soviétiques lors de la perestroïka, avait en effet permis aux diverses religions traditionnelles de renaître de leurs cendres. Parmi ces confessions figurait et figure toujours en première ligne l'orthodoxie, qui attire à elle la majorité des personnes en quête de spiritualité. Preuve de ce renouveau, l'Eglise orthodoxe s'est lancée, depuis le début des années 1990, dans une politique immobilière de reconstruction d'églises, dont le symbole le plus éclatant est sans nul doute l'édification à Moscou de la cathédrale Saint-Sauveur, à l'emplacement même du premier bâtiment, dynamité sur l'ordre de Staline en 1931 et remplacé par une gigantesque piscine. Cependant, force est de constater aujourd'hui que, malgré la progression constante du nombre de croyants orthodoxes (passé de 30 % à 52 % entre 1991 et 1998), la ferveur de ces derniers reste superficielle. Ainsi des enquêtes montrent que seuls 7 % d'entre eux respectent la pratique dominicale. De plus, la majorité des fidèles est toujours composée de "babouchkas", ce qui amène à se demander si ce renouveau tant attendu n'a pas déjà atteint ses limites.
Un fort sentiment identitaire
L'importance de l'Eglise orthodoxe est cependant loin d'être négligeable : elle peut se targuer de compter actuellement environ trente-cinq millions de fidèles et 18 000 paroisses. Les raisons de cette prééminence sont multiples. En premier lieu, il faut bien avoir présent à l'esprit que l'identité de la Russie et de sa nation s'est largement constituée à travers la religion orthodoxe. "Il n'est de Russe qu'orthodoxe", disait Fédor Dostoïevski. Encore maintenant, l'Eglise orthodoxe est un vecteur de la conscience nationale, d'autant plus que, devant faire face à un Etat extrêmement faible et à des institutions fragiles, le peuple russe est en quête de valeurs. On a donc affaire ici à un phénomène d'identification culturelle plus qu'à un véritable engouement pour la foi orthodoxe, l'avenir étant pensé dans le cadre de références historiques. L'expression de la méfiance envers l'Occident et envers l'Eglise catholique, leitmotiv des discours de certaines autorités ecclésiastiques, ne fait que concourir au renforcement de cette identité nationale.
D'autre part, le retour vers l'Eglise orthodoxe procède d'une recherche de socialisation, et par extension, d'un sentiment communautaire. Les fraternités orthodoxes répondent à ce besoin, en permettant de reconstituer à petite échelle le tissu social. En tentant de donner aux laïcs une place centrale dans la vie religieuse, ces fraternités montrent leur désir d'adaptation de l'orthodoxie à la société contemporaine. Elles se présentent comme une alternative à l'Eglise officielle. Leur engagement dans des activités commerciales et industrielles œuvre dans le sens de la bienfaisance et de l'éducation religieuse.Mais ces regroupements de "militants", dont l'activisme est notable, sont peu nombreux. La majeure partie des croyants se sent finalement peu concernée par le respect des devoirs religieux. On peut parler d'eux comme de "chrétiens en général". Ils ne retiennent de la religion (qu'elle soit d'ailleurs orthodoxe ou catholique) que certains principes moraux qu'ils intègrent, afin de suivre leur propre ligne de conduite. Là apparaît l'une des premières difficultés auxquelles l'Eglise orthodoxe doit faire face: l'individualisation des croyances et le rejet de toute forme institutionnalisée de comportement religieux.
L'éclatement des pratiques religieuses
Au-delà de ce problème, les autorités patriarcales ont du mal à composer avec l'éclatement des pratiques confessionnelles. Car si les adeptes de la nouvelle religiosité se sont orientés en priorité vers l'Eglise orthodoxe, il n'en reste pas moins que d'autres confessions, traditionnelles ou nouvelles, ont également bénéficié de ce regain, et font des concurrentes de poids. Ainsi, les relations entre les religions catholique et protestante et l'Eglise orthodoxe ne sont pas au beau fixe. Les accusations fusent de part et d'autre. Les protestants notamment reprochent à leur adversaire son attachement au côté esthétique de l'expression religieuse (c'est-à-dire l'usage d'icônes, la pratique du signe de croix, etc.) ; ils l'attaquent également en évoquant ses compromissions avec le pouvoir soviétique. De son côté, le patriarche de Moscou et de toutes les Russies, Alexis II, accuse protestants et catholiques de faire du prosélytisme. Ceux-ci rétorquent qu'ils ne tentent pas de ramener les orthodoxes à leur cause mais bien les athées, sur lesquels personne n'a de monopole. Cependant, cette réponse ne semble pas avoir satisfait l'Eglise orthodoxe, si l'on se penche sur les dispositions de la loi "sur la liberté de conscience et sur les associations religieuses", votée par la Douma le 19 septembre 1997.
Après avoir affirmé que la Russie est un Etat laïc au sein duquel "aucune religion ne peut se définir comme une religion d'Etat ou une religion obligatoire" (article 4) et reconnu l'Eglise orthodoxe comme "une partie inaliénable de l'héritage historique, spirituel et culturel russe", la loi demande à toute organisation religieuse de "prouver son existence sur le territoire pendant au moins quinze ans". L'orthodoxie, l'islam, le judaïsme et le bouddhisme bénéficient par conséquent d'une liberté de culte et d'expression sans autre limite que celle de la loi. En revanche, les religions ne pouvant prouver ces quinze ans d'existence ont le droit de célébrer leur culte et de posséder leurs églises ou d'autres biens immobiliers mais ne peuvent "fonder leurs propres écoles, pratiquer leur culte dans les hôpitaux, hospices ou prisons, imprimer, importer ou diffuser de la littérature religieuse, disposer de leurs propres moyens de communication" (article 27). Les catholiques et les protestants, relevant de cette catégorie, jugent cette législation discriminatoire.
La multiplication des sectes
Destinée à "mettre de l'ordre dans l'activité des prédicateurs étrangers qui inondent la Russie", selon les propres termes d'Alexis II, la loi s'en prend également aux sectes, qui prolifèrent depuis 1991. Moon compte environ 200 000 adeptes ; Aum-Sinrikë, connue pour sa responsabilité dans l'attentat meurtrier au gaz sarin perpétré dans le métro de Tokyo en mars 1995, a plus de fidèles en Russie qu'au Japon. Ces cultes, pour la plupart d'inspiration orientale, attirent surtout les jeunes des milieux urbains et instruits, qui recherchent un nouveau mode de vie plutôt non conformiste, une nouvelle forme de sociabilité religieuse, que l'orthodoxie (et toute autre religion traditionnelle) est à leurs yeux incapable de leur offrir. L'étrange, l'autre les attirent, bien plus qu'une Eglise à laquelle ils reprochent sa lourdeur, son dogmatisme, son intolérance et son archaïsme.
L'esprit communautaire que les Russes connaissent bien retrouve sa place au sein de ces mouvements, qui sont le produit de la décomposition sociale du pays. Cependant, ils s'intègrent dans un espace spirituel totalement différent, rejetant les ressources culturelles traditionnelles, espace dont la force salvatrice apparaît pour certains avec plus de vigueur qu'ailleurs. Bien qu'encore assez faible, le pourcentage de cette catégorie de culte (de 2 à 3 %) est en progression, et il est fort à parier que la pression de la loi précédemment évoquée ne le fera pas diminuer de façon significative. Alexis II n'a pas manqué de souligner le danger que les sectes et autres confessions font courir à l'Eglise mais aussi à l'Etat. Ainsi le lien est-il aisément repérable entre religion et politique. Même si la loi signée par Eltsine proscrit à toute confession de s'ériger en religion d'Etat, elle n'en accorde pas moins une place privilégiée à l'Eglise orthodoxe qui, de fait, a la possibilité d'établir plus aisément son emprise sur la société russe tout entière grâce à son caractère institutionnel.
* Eléonore DERMY est journaliste à l'AFP.
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