Russie : une citoyenneté soumise au syndrome post-impérial

Le nationalisme est une idéologie prégnante dans l'ancien bloc communiste et il n'est donc pas surprenant qu’elle puisse trouver son expression dans une redéfinition de la communauté nationale. Or force est de constater que la Fédération de Russie rencontre les plus grandes difficultés à mettre en œuvre ce processus.


Palissade de protection du chantier de rénovation de la prison Boutyrskaïa, Moscou Ceci ne signifie pas que le nationalisme soit absent en Russie, bien au contraire ! Mais la sémantique qui s’attache à cette question a toujours porté une ambivalence, comme en témoignent les deux termes linguistiques qu'elle regroupe: rousskii, qui correspond à ce qui est ethniquement russe, et rossiiskii, qui se rapporte à celui qui habite le territoire de la Russie. Si la République soviétique fédérative socialiste russe (RSFSR) était bien la Rossiiskaïa sovietskaïa federativnaïa sotsialistitcheskaïa respoublika, le terme Rossia, lui, était tombé en désuétude -et même en discrédit- à l'époque soviétique en raison de son identification, par Lénine en premier lieu, avec le « chauvinisme grand russe » et parce qu’il avait été le mot d'ordre des Blancs au cours de la Guerre civile (1918-1920). Ces derniers évoquaient en effet la « Rossia, une et indivisible ». C'est en partie par un retournement de valeurs, caractéristique des pays postcommunistes, que ce terme banni est revenu en faveur.

Des hésitations post-traumatiques en Russie

L’Union soviétique, un nom ethniquement neutre (comme les États-Unis ou le Royaume uni), en tentant de cantonner le nationalisme à un nombre prédéfini d’autonomies territoriales (de façade) délimitées par le « centralisme démocratique », niait de fait le nationalisme. En prétendant dépasser le fait national, l'URSS suivait, curieusement, la ligne tracée par l'empire tsariste qui se fondait, lui aussi, sur une légitimité non pas nationale mais, en l'occurrence, dynastique.

Certes, dès la première heure, les dirigeants bolchéviques ont été obligés de composer avec le nationalisme ambiant dans cet État multinational. Ils sont allés plus loin même, encourageant la prise de conscience des divers peuples de ce vaste pays, pourvu que celle-ci se situe sur le chemin du communisme. Même si cet encouragement s’est essentiellement cantonné au folklore et si on l’a vu alterner avec des périodes de répression, il a amené certains spécialistes à qualifier l'Union soviétique d'« empire de la discrimination (nationale) positive »[1]. En même temps, malgré la position hégémonique de la langue russe (à tel point que, dans les années 1980, Mikhail Gorbatchev a évoqué l’avenir d’une URSS qui serait aussi russophone que les États-unis sont anglophones), les Russes ethniques (Rousskie) se sentaient lésés par un système dans lequel leur nation était la seule à ne pas avoir droit aux égards –du moins formels- dont bénéficiaient les autres peuples.

Aujourd'hui, la Fédération de Russie (Rossiiskaïa Federatsia) héritière de ce lourd passé, cherche son équilibre entre une conception étroite –russe ethnique– et une conception plus large -territoriale- de la nation qui engloberait les minorités du pays. Elle réaffirme la gloire (pré-soviétique) de l'État russe et le rôle dirigeant du peuple russe. Simultanément, elle gère tant bien que mal sa diversité, comme en témoignent par exemple les relations conflictuelles de Moscou avec la Tchétchénie ou bien ses relations, pas toujours faciles mais pacifiques, avec le Tatarstan ou avec certaines régions périphériques du pays. Dans la recherche d'une identité nouvelle, la Russie dispose de plusieurs ressorts qui amortissent un choc éventuel entre l'option ethnique et l'option territoriale.

D'une part, le système fédératif donne une place aux nationalités ethniquement non-russes en leur accordant une reconnaissance juridique et, souvent, territoriale. La Russie est seule parmi les anciennes fédérations socialistes –la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie et l'URSS– à maintenir un système fédéral. Si l'autonomie des unités qui la composent (les 83 sujets de la Fédération) s'est vue réduite sous le règne de V. Poutine par rapport à ce qu'elle était à l'époque de B. Eltsine, elle n'a pas été éliminée et elle reste toujours plus importante qu'elle ne l'a été à l'époque soviétique.

D'autre part, la population ethniquement non-russe ne représente actuellement qu'à peu près 20 % de l'ensemble de la population (un niveau historiquement bas). Pour cette raison, les Russes ethniques ne semblent pas craindre dans l'immédiat de devenir une minorité dans le pays, même si c'est la population musulmane qui est en croissance démographique et si la population ethniquement russe, elle, décroît. On sait toutefois que le nationalisme russe d’extrême droite n’hésite pas à se faire entendre ; c’est le cas par exemple d’Alexis Navalny, qui a fait la une de l’actualité au cours des dernières semaines, de même que quelques courants proches, dont certains militent pour une république russe fondée sur la pureté ethnique et non sur un État impérial. Ajoutons que l'Église russe orthodoxe, gardienne de l'ethnie, a pris depuis vingt ans une place de plus en plus importante dans le pays, ce qui est de nature à rassurer l'ethnie russe. Enfin, l'État a aboli la mention de la nationalité (ethnie) dans les passeports des citoyens, malgré de nombreuses protestations.

Un syndrome post-impérial

Dans le monde postcommuniste, c'est également la Russie qui est la plus concernée par le syndrome post-impérial. Tous les empires du 20e siècle ont eu du mal à redéfinir leurs relations avec les ressortissants de leurs ex-possessions. Que deviennent, légalement, les anciens « colons » ? Peut-on considérer les anciens colonisés tout simplement comme des étrangers ? La Russie ne fait pas exception à cette règle, comme en témoigne la législation sur la citoyenneté adoptée depuis la chute de l'Union soviétique. Ce nouvel État, comme de nombreux autres pays issus de l'empire soviétique ou des empires du passé, a adopté la dite « option zéro », c'est-à-dire la règle selon laquelle tout citoyen soviétique résidant de manière permanente sur le territoire de la Fédération obtenait la citoyenneté russe automatiquement, sauf refus par l'individu dans l'année qui suivait. De même, tout citoyen ex-soviétique qui résidait sur le territoire de l'ex-URSS et ne voulait pas ou ne pouvait obtenir la citoyenneté de la république successeur où il habitait pouvait devenir Russe dans un laps de temps déterminé. Ce principe a reçu une extension encore plus large dans la Loi russe sur les compatriotes de 1999, considérée une fanfaronnade nationaliste, qui affirmait que tous les anciens citoyens soviétiques et leur descendants devaient être considérés comme Russes, à moins qu'ils ne se soient déclarés citoyens d'un État étranger.

Dès 2002, et encore davantage avec les amendements introduits en 2009, les conditions d'obtention de la citoyenneté russe se sont resserrées. Il reste clairement stipulé que, si seulement l'un des deux parents est citoyen russe, l'enfant doit être né sur le territoire de la Fédération russe pour obtenir la citoyenneté par naissance[2]. À part pour ceux qui remplissent des conditions conventionnelles, telles que cinq ans de résidence et la connaissance de la langue officielle, la naturalisation (« priom v grajdanstvo » ou admission dans la citoyenneté) est facilitée, notamment en ce qui concerne la période de résidence requise, pour diverses catégories spécifiques, telles que des citoyens des États de l'ex-URSS qui auraient servi trois ans dans l'armée russe ou qui auraient acquis une éducation supérieure en Russie après 2002 ; ou bien certains handicapés ou les anciens combattants soviétiques de la Seconde Guerre mondiale.

La loi actuelle garde une disposition particulièrement large (pour ne pas dire impériale) qui permet l'octroi de la citoyenneté russe aux individus qui étaient citoyens de l'URSS, qui résident sur le territoire de l'ex-URSS (et non pas seulement en Russie) et qui ne possèdent pas la citoyenneté d'un État successeur de l'URSS. Ainsi, la Russie assume, de manière sélective, l'héritage soviétique. Certes, la procédure est devenue plus onéreuse, passant d'un simple « enregistrement » à « l'admission simplifiée dans la citoyenneté ». Néanmoins, cette disposition prend toute son importance quand on pense à la « passeportisation » par la Russie d'Abkhazes et d'Ossètes du sud depuis la séparation effective de ces territoires de la Géorgie. La Russie fait appel à deux principes internationaux reconnus, d'une part, l'inadmissibilité de la condition d'apatride –les Abkhazes et les Ossètes ayant refusé de prendre des passeports géorgiens, ils sont, effectivement, sans citoyenneté– et, d'autre part, le principe que l'octroi de la citoyenneté relève de la juridiction interne des États. Notons que les conventions internationales sont plus soucieuses de protéger les individus contre un risque de perte de citoyenneté que de mettre des obstacles à son octroi. Évidemment, la Géorgie, ainsi qu'une bonne partie de l'opinion internationale, crie à la perversion de ces principes humanitaires.

L’élaboration formelle d'un nouveau concept du citoyen en Russie servira-t-elle à définir l'identité de la Russie ou bien cette définition de l'identité devra-t-elle précéder l'élaboration d'un concept du citoyen ? Le débat reste ouvert.

Notes :
[1] Terry Martin, The Affirmative Action Empire: Nations and Nationalism in the Soviet Union 1923-1939, Ithaca : Cornell University Press, 2001.
[2] Des dispositions sont prévues pour éviter le statut d’apatride.

Source principale
Site de « European Union Democracy Observatory on Citizenship (EUDO) » : http://eudo-citizenship.eu.

Vignette : Palissade de protection du chantier de rénovation de la prison Boutyrskaïa, Moscou (E. Le Bourhis, 2009)

* Professeur d'histoire et politique internationales, Institut de Hautes Études Internationales et du Développement, Genève.