Le «monstre» de Skrunda en Lettonie: Variations sur le thème de l’occupation soviétique

La base militaire de Skrunda aura été une épine dans le pied de la souveraineté nationale lettone jusqu’au retrait effectif et définitif de l’armée russe en 1999. Des spéculations des années 1980 aux souvenirs exprimés dans les années 2000, les récits sur la base ont cristallisé les colères sur les séquelles de l’occupation et ont participé à la construction du «problème Skrunda».


Voici la description que les blogueurs bradātāji, explorateurs d’espaces urbains délaissés, donnent de la base: une végétation envahissante, aucun rideau aux fenêtres, des immeubles de logement vides et quelques bâtiments administratifs où se trouvent encore fresques et objets de propagande. «Nous nous sommes rendus deux fois dans la base, une fois illégalement, une autre légalement. L’accès illégal est plus simple que l’accès légal, toutefois il faut faire attention car le garde n’est pas drôle, et le chien, qui ne l’est pas davantage, n’est pas attaché».[1]

Ce qui reste de la base est en effet une «petite ville militaire» –kara pilsētiņa en letton, voennyï gorodok en russe–, terme administratif soviétique désignant ces zones d’habitat militaire, quelles que soient leur taille et leur localisation, ici au milieu de la forêt, à cent kilomètres à l’ouest de Riga et à quelques kilomètres de la ville de Skrunda à proprement parler. La base comptait dans les années 1980 un effectif militaire d’environ 600 personnes, une centaine d’employés civils et leur famille. Une dizaine d’immeubles de logement, de nombreux hangars et bâtiments administratifs ou publics sont tout ce qui reste d’un vaste complexe démantelé durant les années 1990. Depuis 1991, différents récits ont accordé une place certaine dans le paysage médiatique letton à la figure de la base de Skrunda, à la fois monstre et pomme de la discorde. Nous avons décidé d’en présenter ici certains dans leur contexte de publication.

L’histoire de la base de Skrunda et de sa «découverte» en 1991

Deux récits de l’histoire de la base ont été notamment écrits dans les années 2000: celui d’Ilona Ekmane, spécialiste des ministères de l’Environnement puis de la Défense et celui d’Ilgonis Upmalis, chef du bureau du contrôle du retrait de l’armée russe au début des années 1990. Tous deux inscrivent la construction de la base, lancée en 1964 peu après celle d’Olenegorsk en Russie, dans le cadre de la création du système de défense antiaérienne de l’Union. Les deux auteurs soulignent le caractère exceptionnel et stratégique des ouvrages militaires de Skrunda, qui sont mis en exploitation en 1967 et 1971. Les radars, c’est-à-dire des constructions de béton armé d’une soixantaine de mètres de haut sur plusieurs centaines de mètres de long, supportant des antennes radio, permettaient d’observer la trajectoire des missiles de l’Otan en Europe de l’Ouest et en Scandinavie, et étaient chargés de déclencher l’alerte auprès d’un système de commandement situé près de Moscou. Dans les années 1980 est entamée la construction d’un troisième radar qui devait être mis en exploitation en 1996[2].

I.Upmalis montre dans l’ouvrage qu’il coordonne un plan de la base de 1994, transmis aux autorités lettones au moment de la passation de l’accord russo-letton de mars-avril 1994 portant sur le retrait de l’armée russe (héritière en 1992 de l’armée soviétique) du pays avant l’automne et sur la prolongation de sa présence dans la base de Skrunda. Sur ce plan figurent les territoires distincts des trois radars ainsi qu’une aire quadrangulaire de 42 hectares pour la zone d’habitat –seul objet encore existant en 2011. Ce plan démythifie le caractère secret de la base qui ne figurait alors sur aucune carte. Valdis Birkavs (du parti Voie lettone), ministre des Affaires étrangères, déclarait en 1998: «Quand j’ai vu pour la première fois une carte de Lettonie avec les bases militaires de l’URSS, j’ai pensé à un pain aux raisins qui ne serait fait que de raisins, mais de raisins très amers»[3]. L’existence des radars était toutefois connue des riverains qui vendaient des produits frais aux habitants de la base. Et les textes d’I.Ekmane et d’I.Upmalis font largement référence à la mobilisation, à partir de 1988, de la population autour de la question des risques sur la santé et l’environnement causés par les radiations électromagnétiques. Ils rappellent ainsi la dénonciation de l’occupation militaire et des zones de non-droit que constituaient ces territoires situés en dehors du contrôle républicain.

Le démantèlement de la base et les intrigues politiques

Les nouveaux récits nés après la négociation de l’accord russo-letton en 1994 font de la question environnementale de Skrunda le premier problème politique du pays. L’insistance de Moscou à maintenir sa présence dans la base (et les deux radars en fonctionnement) offre la possibilité au gouvernement letton de mettre en scène la démolition du radar inachevé par une entreprise américaine au mois de mai 1995. V.Birkavs, évoquant la pression psychologique exercée par la simple présence du bâtiment sur le territoire national, déclare au quotidien Diena qu’il avait personnellement besoin d’être sûr que la base n’était plus utilisable et que ce radar soit détruit[4]. Le dynamitage est ainsi préféré à une déconstruction ou même à la création d’un mémorial. Dès le printemps 1994, toutefois, les critiques sont dures contre le gouvernement: certains s’opposent à la démolition, d’autres à la prolongation de l’occupation jugée tactique mais suicidaire[5]. Dans son ouvrage, I.Upmalis remettra en cause l’idéologie d’un contrôle civil de la base de Skrunda, menant à une démolition injustifiée.

Un article de presse publié en 2004, à l’occasion des dix ans du retrait officiel des troupes russes, présente les souvenirs du président Guntis Ulmanis à propos de l’accord sur le retrait et la prolongation de la présence russe dans la base de Skrunda. Celui-ci souligne le caractère symbolique de l’accord de 1994, comprenant donc la démolition, pour une population «nombreuse à penser qu’au mal, il faut répondre par le mal»[6]. Ce même article met en avant les difficultés de la Lettonie à maîtriser sa politique extérieure: le sacrifice de Skrunda serait le résultat des négociations russo-américaines suivant l’entrée en fonction de Bill Clinton en 1993. Celui-ci aurait obtenu de Boris Eltsine, en janvier 1994 c’est-à-dire deux mois avant l’accord bilatéral, un compromis portant sur le maintien de la présence russe à Skrunda: cinq ans et demi. Aux Lettons et aux Russes de se mettre d’accord sur le coût de la location et sur les garanties sociales à offrir aux officiers démobilisés.

Conformément à l’accord conclu en 1994, l’armée russe conserve l’usage des deux radars de Skrunda jusqu’en 1998 avant de les déconstruire jusqu’à l’automne 1999, contre un loyer de 5 millions de dollars par an. Ce n’est qu’alors que l’armée russe quitte définitivement le territoire letton. Au moment du départ des soldats russes de la base de Skrunda en 1998-99, la perte économique pour l’économie locale fait même exprimer des regrets à certains –«les Russes ne dérangent pas»–, tandis que l’argument environnemental des années 1980 est remis en question[7].

Que faire de la «petite ville militaire»?

Une fois les radars démolis, les administrations centrales manquent d’idées pour reconvertir la zone d’habitat désormais vide. Différentes solutions sont évoquées mais aucune n’est mise en œuvre: casino, centre de redressement, centre culturo-touristique sur le modèle de la base navale de Karosta située à quelques dizaines de kilomètres... Valdis Danenbergs, dirigeant régional, propose même de tout démolir. En 2008, le Conseil des Ministres décide finalement de privatiser. Dès lors, les acteurs locaux prendront l’avantage dans les médias dans la production de discours sur la base de Skrunda, comme par exemple dans un reportage diffusé au mois de décembre 2009 sur la chaîne de télévision LNT, mettant en scène les riverains et la maire de la ville de Skrunda.[8]

En février 2010, la vente aux enchères de la zone d’habitat, pour 1,5 million de lats LVL (avec une mise à prix de 150.000 lats LVL), déclenche de nouveaux débats plus ou moins farfelus. C’est l’occasion de rappeler, autour d’une opération de reboisement, que l’activité électromagnétique a freiné la croissance des arbres, d’accuser la presse russe qui se moque de la vente de villes entières en Lettonie du fait de la crise économique… La personnalité de l’acheteur, une société enregistrée à Kinel en Russie (oblast de Samara), suscite quant à elle des rumeurs: un reportage explique que «son unique propriétaire n’est pas du tout Ostap Bender, mais bien un certain Vladimir Kouzmine, actif dans l’élevage de cochons et l’industrie forestière. Son seul numéro de téléphone indiqué ne répond pas et, à la rédaction du seul journal de la ville de Kinel, personne ne connaît cette entreprise»[9]. L’entreprise passe même pour être l’intermédiaire de Rosneft, l’une des grosses sociétés d’État russe spécialisée dans l’extraction, la transformation et la distribution de pétrole –Skrunda se situe entre la raffinerie de pétrole de Mažeikiai en Lituanie et le port pétrolier de Ventspils en Lettonie. Le territoire de la base contiendrait-il encore des secrets dont la possession par le ressortissant d’un État de la CEI –les deux autres acheteurs potentiels étaient russe et azerbaïdjanais– pourrait mettre en danger la souveraineté nationale?

C’est alors que l‘acheteur se désiste. Le descendant des propriétaires des terres sur lesquelles se trouve la «ville» en profite alors pour réitérer sa demande de restitution. Il accuse la politique de dénationalisation et de privatisation lancée par le parti Voie lettone, dénonce une tentative de spéculation de la part de l’État pour se débarrasser de la base et s’interroge: comment la valeur de l’objet a-t-elle été estimée? Que reste-t-il du programme d’aide à la rénovation des terrains endommagés par l’armée russe, dont le bureau anticorruption a constaté les manquements? Pourquoi ne pas dépolluer les terrains?[10]

Finalement, au mois de mai 2010, ce qui reste de la base de Skrunda est vendu aux enchères à une entreprise enregistrée en Lettonie, mais appartenant à un citoyen de la Fédération de Russie originaire de Samara, pour 170.000 lats LVL. La maire de la ville voisine de Skrunda, Nellija Kleinberga, ne tarde pas à émettre ses doutes puisque c’est déjà «la deuxième fois qu’un Russe achète» et que l’acheteur est bien peu présent. En mars 2011, elle confirme ne pas avoir de nouvelles depuis six mois puis, en septembre 2011, que l’acheteur ne s’est pas acquitté de la taxe foncière[11]. Qui a cru que le «problème Skrunda» était déjà résolu?

Notes:
[1] Cf. www.bradajumi.lv/2011/05/pamesta-pilseta
[2] Ilona Ekmane, «Aizsardzības ministrijas valdījumā esošo teritoriju piesārņojuma novērtējums», Université de Lettonie 2003; I.Ekmane et al., «Vēsturisks apskats par kodolenerģijas aktivitātēm Latvijā», 2003, brochure sans éditeur; Ilgonis Upmalis et al., Latvija – PSRS Karabāze 1939-1998: materiāli un dokumenti par Padomju armijas atrašanos Latvijā un tās izvešanu, Riga, Zelta Grauds, 2006.
[3] Diena, 31 août 1998.
[4] Diena, 3 novembre 1994.
[5] Neatkārīgā Cīņa, 19 avril 1994.
[6] Diena, 28 août 2004.
[7] Kursas laiks, 23 mai 1998.
[8] Neatkārīgā Rīta Avīze, 17 janvier 1998; Chaîne de télévision LNT, Émission Top desmit, 13 décembre 2009. Cf: www.tvnet.lv/online_tv/775
[9] TVnet.lv «Skrundas armijas ciemata īpašnieks nav Ostaps Benders», 14 février 2010.
[10] Delfi, 9 mars 2010.
[11] Diena, 4 juin 2010; Telegraf, 7 juin 2010, Telegraf, 10 juin 2010 (cf. www.telegraf.lv/news/skrundu-priobrel-tainstvennyi-rossiyanin; Apollo, 24 août 2010; Delfi, 20mars11; Latvijas radio, 20 septembre 2011 (cf. http://www.latvijasradio.lv/zinas/40678.htm

Photographie en vignette: «‘La victoire commence ici!’, 129ème Centre Indépendant Radiotechnique de Détection Avancée», Skrunda, Eric Lusito (www.ericlusito.com)