Sakhaline : un pont entre l’Europe et l’Asie

« Vous écrivez […] que les gens n’ont que faire de Sakhaline, qu’elle n’intéresse personne. Est-ce exact ? », écrit Tchekhov à son ami Souvorine en 1890. Au croisement de l’Extrême-Orient russe et du Japon, entre le détroit de Tartarie et la mer d’Okhotsk, Sakhaline a été officiellement rattachée à la Fédération de Russie en 1991.


D’une superficie d’environ 76 400 km², l’île de Sakhaline fait partie de l’oblast éponyme (qui englobe également les îles Kouriles) et compte environ 1,5 million d’habitants dont 170 000 dans sa capitale, Ioujno-Sakhalinsk. Depuis la chute de l’Union soviétique, la fin de l’isolement de cette ancienne colonie pénitentiaire a permis aux habitants de (re)nouer culturellement et économiquement avec leurs voisins asiatiques. Du fait de son aspect cosmopolite et de ses atouts énergétiques, Sakhaline attire les investisseurs qui font profiter les habitants de salaires et de conditions de vie attractifs et aident au développement de cette île longtemps oubliée.

De Karafuto à Sakhaline

L’île est colonisée simultanément par les Russes et par les Japonais au cours du 17e siècle et devient en 1855 une possession commune. Les Russes installent dès 1857 le bagne tsariste évoqué par Tchekhov dans son livre L’Île de Sakhaline. Notes de Voyage. En 1875, ils obtiennent des Japonais le sud de l’île contre les Kouriles, échange scellé par le traité de Saint-Pétersbourg. Après la guerre russo-japonaise de 1905, le Japon récupère à nouveau la partie méridionale de l’île («colonie de Karafuto», dont la capitale est Toyohara, aujourd’hui Ioujno-Sakhalinsk) en fixant la frontière le long du 50e Parallèle nord. À la suite de la révolution d’Octobre, le Japon l’occupe de 1920 à 1925 jusqu’à l’instauration de relations diplomatiques stables. Finalement, l’URSS lui déclare la guerre en août 1945 et annexe la totalité de Sakhaline. Les relations avec l’URSS ne sont rétablies qu’en 1956 et, à ce jour, aucun traité de paix n’a encore été conclu. Bien que l’île soit aujourd’hui entièrement russophone, le passé colonial japonais reste présent[1].

Pourtant, dans les années 1960, les Soviétiques se sont attelés à la destruction des bâtiments rappelant la présence japonaise. Seuls le Musée régional de Sakhaline (ancien Musée municipal de Toyohara) et un portail traditionnel torii ont été conservés. Les usines japonaises de cellulose, en activité jusqu’au début des années 1990, témoignent, elles aussi, de ce double passé japonais et soviétique. Sakhaline est d’ailleurs une destination populaire du tourisme nostalgique pour les descendants japonais des familles installées là autrefois.

Si les deux pays ne se disputent plus la propriété de l’île, les rapports restent extrêmement tendus à l’évocation de l’offensive soviétique d’août 1945, qui a inspiré le film de Mitsuo Murayama Karafuto 1945 Summer Hyosetsu no Mon. Sorti en 1974, il décrit l’avancée brutale des Soviétiques sur la ville de Maoka/Kholmsk au travers de la vie d’employées des postes. Inspiré de faits réels, le film a été censuré en URSS. Son adaptation en série télévisée, Kiri no Hi, a toutefois été diffusée en Russie en 2008. Sans doute parce que la série se concentre surtout sur un message de paix et contient des éléments de fiction.

Les «Koryo-Saram» en voie d’extinction

Les premiers Coréens, quant à eux, se sont installés sur l‘île à la fin du 19e siècle. Au départ laboureurs et marchands, ils ont ensuite été réquisitionnés par les Japonais pour travailler dans les mines de charbon, contraints d‘adopter un patronyme japonais et de vivre dans des camps pendant toute cette période de colonisation japonaise[2]. Les Coréens installés au nord de l‘île ne sont pas mieux lotis: contrairement à Karafuto qui est développée, le reste de l’île est négligée par les Russes et donc pauvre. Après la Révolution, les Coréens fuient vers Karafuto. Lors de l’avancée de l‘Armée rouge, ils sont accusés à tort d’espionnage en faveur de l’URSS et exclus des opérations de rapatriement vers Hokkaidô. Aux mains des Soviets, ils serviront de main-d’œuvre pour l’extraction de matières premières. Sakhaline devient alors une zone strictement contrôlée, où les citoyens soviétiques eux-mêmes ont besoin d’une autorisation spéciale pour entrer. Les Coréens ne peuvent pas quitter le territoire, sauf les plus récalcitrants qui sont expédiés en Corée du Nord communiste[3]. Victimes de la russification massive dans les années 1960, les écoles coréennes sont fermées. Après 1991, seuls 1.500 individus retournent en Corée du Sud. La majorité est pleinement assimilée et sans attache linguistique avec la péninsule. Malgré le soutien de Séoul pour préserver la langue et la culture, la russification de la jeunesse métissée est un obstacle de taille: les jeunes ne prennent plus la peine d‘apprendre la langue car la seule connaissance du russe permet de trouver un emploi. En 2010, l‘université de Sakhaline a dû fermer son programme d‘étude du coréen, faute d‘étudiants.

Bien qu‘ils ne représentent que 5% de la population globale de l‘île, les Coréens de Sakhaline sont le deuxième plus grand groupe ethnique derrière les Russes (80% de la population) et représentent à eux seuls 30% de la population de Ioujno-Sakhalinsk. La Russie a beau le redouter, aucun mouvement indépendantiste n’a émergé au sein de cette communauté qui ne se reconnaît pas elle-même en tant que telle. Les «Koryo Saram», ces Coréens d’origine présents dans les ex-républiques soviétiques, sont d’ailleurs réputés peu enclins à l’autonomie.

Le sort des peuples indigènes

Originairement, l’île était peuplée par différentes tribus altaïques-toungouses telles que les Oroks, les Nivkhes ou encore les Aïnous. De nos jours, il ne subsiste que très peu d’individus encore capables de parler ces langues ou dialectes.

Malgré leur expulsion par Staline en même temps que les Japonais auxquels ils sont identifiés, les Aïnous revendiquent Sakhaline, avançant qu’ils peuplaient l’archipel bien avant l’arrivée des Russes et des Japonais. Les Oroks et les Nivkhes, occupés à sauvegarder leurs propres intérêts face à la Russie, ont eux aussi été poussés à adopter un nom de famille japonais mais n’ont pas été rapatriés ou expulsés après la guerre.

Ceux qui sont restés sur l’île déplorent aujourd’hui la mise en danger de leur mode de vie traditionnel du fait des installations offshore qui menacent l’environnement terrestre et marin[4]. Ces populations dénoncent également la faiblesse des compensations qui leur sont versées pour l’exploitation de ce qu’elles considèrent comme «leurs» ressources, sachant que le gros des bénéfices profite surtout à Moscou.

La ruée vers l’Est : nouvelles migrations et nouveaux enjeux économiques

Dans les années 1960, Moscou invite les peuples soviétiques à travailler sur l’île, notamment dans les domaines de l’énergie, de la pêche et de l’élevage. La majorité des immigrés sont ethniquement Russes, Ukrainiens, Bélarusses, Tatars, Iakoutes, Evenks et Azerbaïdjanais. Des Indiens, des Américains, des Néerlandais, des Philippins, des Japonais et des Britanniques viennent compléter cette diversité depuis l’essor de l’industrie énergétique.

En effet, le nord de l’île est riche en hydrocarbures, bois et or. Les plus grands sites d’exploitation se situent autour de la ville d’Okha. Dans les années 1990, des investissements étrangers massifs ont permis de financer ces activités. Des infrastructures ultramodernes de forage et d’acheminement des hydrocarbures jusqu’au continent ont été installées, aux normes antisismiques. Récemment, des contrats d’approvisionnement pour vingt ans ont été signés avec la Corée du Sud, la Chine, Taïwan et le Japon qui, depuis l’accident de Fukushima, a drastiquement augmenté ses importations de gaz naturel liquéfié (GNL).

Deux projets, en particulier, sont conséquents: «Sakhalin» 1 et 2, au sud-est d’Okha, disposent de 5 plateformes et d’une usine de GNL dont le carburant est destiné aux pays de la zone Asie-Pacifique. Il s’agit de l’un des plus grands gisements combinés de gaz et de pétrole au monde et du tout premier projet offshore russe[5]. Les projets «Sakhalin» 3 à 8 sont en cours de négociation entre différents opérateurs et commanditaires (ExxonMobil, Chevron, GE-Hitachi, BP, Shell, Gazprom, Rostneft…) afin de couvrir le maximum d’espace autour de l’île. Étonnamment, jusque dans les années 2000, la Russie est restée minoritaire dans ces projets. Puis les consortia étrangers ont été forcés de vendre leurs parts à Gazprom, sous prétexte de violation de la législation russe sur l’environnement, mais surtout du fait de la volonté de Vladimir Poutine, puis de Dmitri Medvedev, de russifier le secteur des hydrocarbures. Cette décision n’a pas manqué d’inquiéter les investisseurs –étrangers autant que locaux–, qui ont vu ce choix comme un retour aux vieilles méthodes soviétiques.

Projet d’interconnexion physique entre Sakhaline et Hokkaidô

Dès 2000, le Kremlin a annoncé vouloir lancer un ambitieux projet de tunnel sous-marin ou de pont entre le cap Crillon, situé au sud de l’île de Sakhaline, et le cap Sôya, sur l’île d’Hokkaidô[6]. Mais, faute de financements, ce projet d’un peu plus de 40 km de long est resté lettre morte. En juin 2013, Viktor Ichaïev, ministre du Développement de l’Extrême-Orient, l’a réintroduit en le plaçant dans la continuité de l’actuel plan de rénovation des lignes ferroviaires russes et d’interconnexion du continent à Sakhaline. La connexion avec Hokkaidô ne serait donc qu’une des étapes pour relier la Russie et le Japon.

Néanmoins, si Moscou semble sincèrement enthousiaste, la posture de Tokyo, elle, paraît moins claire. La Russie souhaite que le tunnel soit mis en service dès 2030, mais les négociations entre les compagnies ferroviaires achoppent encore quant à la mesure d’écartement des rails qui diffère entre les deux pays… Le Japon reproche en outre à la Russie son manque de transparence dans les affaires et ses taxes punitives. Aucune date concrète n’a donc été arrêtée.

Cette interconnexion permettrait à la Russie d’exporter ses matières premières vers le Japon rapidement et en très grande quantité. Ce projet s’inscrit dans un plan plus large puisque, sur le long terme, la Russie compte renforcer sa position sur les marchés de la zone Asie-Pacifique dominés par l’Australie, la Chine et l’Inde.

Au sens littéral comme figuré, la Russie tente véritablement d’établir un pont avec Sakhaline, l’île «au bout du monde», mais surtout «entre deux mondes». D’autant qu’elle est récemment devenue le centre de l’attention des consortia énergétiques qui y voient un Eldorado, tant les réserves de gaz et de pétrole sont importantes. Alors que les investissements affluent, les populations locales profitent d’un mode de vie plus «occidental», porté par des salaires attractifs et symbolisé par la généralisation de l’utilisation de l’anglais au quotidien. Une interconnexion physique viendrait concrétiser de manière effective le lien historique, culturel et économique entre Russie et Japon. Certains se demandent toutefois si ce rêve politique survivra aux disputes territoriales, aux regains de tensions depuis la crise ukrainienne et aux contraintes environnementales. Mais aussi aux limites quantitatives à l’exploitation d’hydrocarbures alors que certaines estimations des réserves commencent à mettre en doute la possibilité de renouveler les contrats d’hydrocarbures au-delà de 2040. Or, mis à part le secteur énergétique, les autres activités sont à la peine, tandis que les problèmes sociaux s’accroissent: le taux de criminalité juvénile dans l’oblast de Sakhaline serait le plus élevé de toute la Fédération[7].

Notes :
[1] Voir les reportages-photos «Sakhaline/Karafuto, l‘île au passé (in)effacé» de Marie Sevela et «Sakhalin as Seen From a Japanese Tourist».
[2] Baik Seugmin, «History of the Sakhalin Koreans», Korean Minjok Leadership Academy, Project Paper, juillet 2007.
[3] Sébastien Falleti, «Sakhaline, terminus russe des Coréens», Le Figaro, 11 octobre 2011.
[4] «À Sakhaline, le pétrole chasse le poisson et menace le peuple des Nivkhs», AFP, 27 février 2009.
[5] Marc Vignaud, «Sakhaline, l’or noir des glaces», Le Point, 15 décembre 2011.
[6] Sources: Ria Novosti, The Saint-Petersburg Times, The Moscow Times, Asahi Shimbun, The Japan Times, Roshia Now et Mainichi Shimbun.
[7] Peter Reddaway & Robert W. Orttung, «The Dynamics of Russian Politics: Putin‘s Reform of Federal-Regional Relations», Rowman & Littlefield Publishers, Vol.1, 2004, 332p.

Vignette : Bâtiment du Musée régional de Sakhaline qui date de 1937 (photo: Bjørn Grøtting, 2011).

* Diplômée du Master en études des pays d'Europe centrale et orientale – Université de Vilnius.