Satire, satire… où te caches-tu ?

« - Je suis diplômée de la faculté de philologie de Moscou, spécialisée dans la satire
- Russe ou étrangère ?
- Notre satire
- Du XIXe siècle ?
- Non, non, contemporaine
- Vous avez une profession extraordinaire. Vous êtes spécialiste de ce qui n’existe pas »


Qu’est ce qui vaut un jugement aussi sévère du cinéaste E. Riazanov, qui dans son film Garage (1979) suggère qu’il n’y a pas en URSS de satire digne de ce nom ? C’est que la satire soviétique n’est pas toujours très drôle ni jamais très méchante envers le régime, et que la critique est plutôt l’apanage des formes orales de comique populaire.

A la fois mobilisée et contrôlée par le pouvoir, la satire doit seconder celui-ci dans sa lutte contre tout ce qui empêche le passage à l'avenir radieux du communisme. Cantonnés essentiellement dans la revue Krokodil, publiée aux éditions de la Pravda, les caricaturistes ou "feuilletonistes" doivent viser des cibles désignées à l'avance. Le pouvoir reconnaît la nécessité d'un comique de divertissement (par exemple les comédies d'Alexandrov et de Pyrev dans les années 30-40, ou les films de Gajdaj dans les années 60 et 70). Mais ce comique a toujours des connotations politiques correspondant à l'idéologie du moment, tel ce numéro de cirque où un éléphant coiffé d'une casquette de policier arrête un singe trop facétieux.

Satire officielle : buts et détournements

Le rire doit aider à discréditer et à vaincre les ennemis : Blancs et Impérialistes au moment de la guerre civile, troupes nazies lors de la Grande Guerre patriotique. Un réseau d'affiches (fenêtres Rosta, TASS) servait à diffuser les caricatures de Moor ou Maïakovski dans les années 20, des Kukriniksy lors de la guerre de 41-45. Mais la satire doit aussi combattre les ennemis intérieurs (koulaks, nepmen, bavards qui font le jeu de l'ennemi) et les éléments "socialement étrangers", stiliagi, hippies ou rockers dont le non-conformisme est vu comme un premier pas vers la délinquance.

Surtout la satire doit aider à l'éducation d'un nouvel homme soviétique en raillant tous les défauts dont souffre encore la société : alcoolisme, production de mauvaise qualité, gaspillage, chapardage sur les lieux de production, bureaucratie tatillonne et indifférente, grossièreté des vendeurs et niveau déplorable de la sphère des services, logements insuffisants, transports bondés, double travail des femmes, machisme et comportement traditionnel des "Orientaux", éducation laxiste des enfants, décadence morale de la société.

Inventée "sur commande", cette satire n'est pas toujours comique et d'ailleurs prétend moins faire rire que "seconder le procureur" dans l'élimination de tout ce qui est étranger à l'esprit soviétique. Les satiristes sont pris entre deux feux. S'ils s'attaquent à des défauts mineurs, ils sont accusés de monter en épingle des caractéristiques atypiques de la société soviétique et de la discréditer. Ils doivent donc se concentrer sur ce qui est "typique" de la société soviétique, mais selon la logique du pouvoir les traits typiques de la société ne peuvent être négatifs et donner prise à la satire. Cette contradiction interne prive les satiristes d'une partie de leurs cibles potentielles et explique la place tenue par la "satire positive", qui ne critique pas mais au contraire exalte les réalisations socialistes, la conquête de l'espace ou l'amitié entre les peuples de l'URSS.

Même si la plus grande partie de la satire soviétique était marquée par ces contradictions, cela ne permet pas de souscrire à l'affirmation selon laquelle elle n'existait pas. Les sketches de Arkadi Raïkin et de Mikhaïl Zhvaneckij, ou les films d'E. Riazanov, très populaires en URSS, construisent une critique à la fois fine et drôle du système. Ainsi L'ironie du destin (1975), un des films les plus connus de Riazanov, rit de la monotonie des villes soviétiques, construites à l'identique. Un homme ivre se retrouve par erreur à Leningrad alors qu'il croit être à Moscou, et retrouve à la même adresse un appartement qu'il ouvre avec sa clé et où tout jusqu'aux meubles est semblable au sien.

En 1971 L. Gajdaj tourne une version cinématographique du roman longtemps interdit d'Ilf et Petrov, Les 12 chaises, qui relate les aventures du grand combinateur Ostap Bender, fin connaisseur des faiblesses du système soviétique et de ses habitants qu'il exploite sans vergogne. Le "club des 12 chaises" est aussi le nom de la page satirique du Journal littéraire, qui pousse parfois très loin la critique: ainsi au moment du printemps de Prague, le "club" a publié le dessin d'un petit boxeur ayant mis knock-out un géant…

Cependant cette satire "à la marge", aussi mordante soit-elle, ne peut s'aventurer hors des chemins tracés par le pouvoir, car celui-ci a le monopole des publications, productions cinématographiques, théâtrales etc. ; ce n'est qu'avec la Perestroïka qu'elle pourra se développer plus librement. Aussi les défauts dénoncés sont-ils attribués à des insuffisances ou des dérapages, et non aux fondements même du système. Un certain nombre de thèmes restent tabous : les pères fondateurs du régime -Marx Engels et surtout Lénine, les valeurs centrales, la Révolution d'Octobre, le communisme, la supériorité du socialisme sur le capitalisme, l'amitié entre les peuples de l'URSS, et enfin les dirigeants, de Staline à Gorbatchev.

Tchastouchki et détournements

C'est à ces sujets là que s'attaque justement une autre forme de comique, non-officiel, populaire, qui utilise le vecteur oral et échappe ainsi au contrôle du pouvoir. Ce comique prend la forme de détournements de slogans et d'abréviations, de tchastouchki, petits quatrains rimés, et surtout d'histoires drôles.

La novlangue soviétique faisant un usage immodéré des abréviations (tendance stigmatisée par des écrivains comme Boulgakov), il n'est pas étonnant qu'une première manifestation du comique populaire passe justement par le détournement de ces abréviations. Ainsi OGPU (Guépéou, police politique) sera détournée en O Gospodi Pomogi Ubezat' - Oh Dieu, aide-moi à fuir.

Sont aussi détournés les slogans, omniprésents dans l'espace soviétique. Ainsi la phrase lancée par Lénine dans les années 20, "Le communisme c'est le pouvoir soviétique plus l'électrification de tout le pays" est déclinée en "L'électrification de tout le pays c'est le communisme moins le pouvoir soviétique", "Le communisme c'est le pouvoir soviétique plus l'électrification de tout le fil barbelé", "Le communisme c'est le pouvoir soviétique plus l'émigration de tout le pays", etc.

Le comique populaire recourt également à des surnoms, comme celui de "secrétaire minéral", attribué à Gorbatchev pour sa politique de lutte contre l'alcoolisme; quant aux Volga noires dans lesquelles se déplaçaient les membres du Politburo, elles étaient surnommées "clenovoz" de vozit' -conduire en voiture et clen -membre, dans un jeu de mot sur "membre du Politburo" et "organe sexuel".

Les tchastouchki, petits quatrains chantés dans les campagnes à la fin du XIXe siècle, se sont répandus également dans les villes dès le début du XXe siècle et constituent un vecteur important du comique non officiel. Un grand nombre de tchastouchki comico-érotiques circulent, même s'ils ne trouvent jamais leur place dans les recueils publiés à la période soviétique :

Patates et encore patates,
Où sont le lait, la viande ?
Ma bite est en accordéon
Et ne rentre pas bien profond

Par les tchastouchki la population soviétique proteste contre les pénuries, les kolkhozes, la collectivisation, ou encore les planqués de la Grande guerre patriotique; elle raille également les réalisations soviétiques de l'après-guerre, tel l'envoi du premier satellite dans l'espace:

Spoutnik, spoutnik, tu voles
Au sein des cieux vaincus
Et tu glorifies ainsi
Le PCUS de mon cul

Les tchastouchki et les petits poèmes tournent également en dérision les différents dirigeants, la nomenklatura soviétique et surtout le Politburo sénile et impotent :

Du membre masculin
Le C.C se distingue
En ce que dans le Kremlin
En vain il valdingue

Les anekdoty, forme la plus populaire du comique populaire

Mais la plus grande partie du comique soviétique non-officiel passe par les histoires drôles, les anekdoty. Forme très répandue de distraction dans les réunions entre amis, les histoires drôles n'abordent évidemment pas toutes des sujets politiques ou tabou comme le sexe. Un grand nombre cependant relève d'une critique du système soviétique et de ses dirigeants.

Circulant de bouche à oreille, ces histoires échappent d'autant mieux à la répression que leur auteur ne peut jamais être retrouvé. Cela n'empêche pas que les colporteurs d'histoires drôles puissent faire l'objet de poursuites de la part du pouvoir. Dans les années 50, plusieurs personnes jugées pour l'article 58-10, "propagande et agitation anti-soviétique", l'ont été pour avoir raconté des histoires drôles. A partir des années 60 cependant, si le fait de raconter de telles histoires pouvait entraîner de sérieux ennuis sur le lieu de travail et faire classer la personne comme "idéologiquement peu sûre", avec tous les désagréments que cela implique, on ne peut plus dire qu'on "allait en prison pour une histoire drôle", comme le laisseraient penser de nombreux témoins et les histoires drôles elles-mêmes:

- Par qui a été construit le canal mer Baltique mer Blanche ?
- Le côté gauche par ceux qui racontaient des histoires drôles, le droit par ceux qui les écoutaient.

Parmi les dirigeants, Khrouchtchev est une cible de choix, stigmatisée tant pour sa personnalité que pour sa politique. Son embonpoint le fait souvent comparer à un cochon et son crâne chauve à un "cul à oreille". Sa volonté de développer partout la culture du maïs se heurte à la dérision générale, et "l'idiot" est craint pour son incohérence et ses initiatives désordonnées, comme la séparation du parti en une branche agricole et industrielle:

Entre l'URSS et la Grande-Bretagne a eu lieu un échange d'expériences. La Grande Bretagne, à la manière soviétique, a instauré deux Rois, un pour l'industrie, l'autre pour l'agriculture. L'URSS a décidé de passer à la manière britannique à la conduite à gauche, et pour commencer a décidé de lancer l'expérience avec cent voitures. Khrouchtchev est également critiqué pour la manière dont il s'est débarrassé de ses rivaux et pour le mini-culte de la personnalité qu'il a mis en place en même temps que la déstalinisation:

Bien que le corps de Staline ait été porté hors du Mausolée, on a du doubler la garde. On a vu Khrouchtchev rôder autour avec un lit pliant.

Brejnev, lui, est dépeint comme un vieillard sénile, incapable de prononcer correctement trois mots et dont le seul intérêt est de collectionner les décorations:
- Qu'est ce qui se passera si Brejnev est mangé par un crocodile ?
- Pendant deux semaines le crocodile va chier des médailles.
Vieillesse et maladie sont également l'apanage des autres membres du Politburo et des deux successeurs de Brejnev, Andropov et Tchernenko, alors que Gorbatchev est celui "que personne ne soutient: il marche tout seul".
Les dirigeants incarnent souvent également les défauts du système soviétique; le comique populaire souligne là les mêmes défauts que la satire officielle: pénuries, production défectueuse, agriculture improductive, planification absurde. Elle pousse cependant la critique plus loin, soulignant que le capitalisme décrié assure en fait un bien meilleur niveau de vie à ses habitants, et elle attribue les problèmes au système même et non à des dysfonctionnements passagers:
-Quels sont les quatre principales difficultés que l'agriculture soviétique doit surmonter?
- Le printemps, l'été, l'automne, l'hiver
Les histoires critiquent l'économie mais aussi la politique: manque de liberté, médias sous contrôle et élections sans choix:

Les sept merveilles du pouvoir soviétique:
1) il n'y a pas de chômage, mais personne ne travaille
2) personne ne travaille, mais le plan est rempli
3) le plan est rempli, mais il n'y a rien à acheter
4) il n'y a rien à acheter, mais il y a des queues partout
5) il y a des queues partout, mais nous sommes au seuil de l'abondance
6) nous sommes au seuil de l'abondance, mais tout le monde est mécontent
7) tout le monde est mécontent, mais tous votent "pour"

Les histoires s'attaquent enfin aux valeurs fondatrices du régime: au mythe de la Révolution d'Octobre, à la construction du communisme (présentée comme un anti-avenir où tous les défauts du socialisme réel se seront aggravés), à la propagande qui cherche à imposer cet idéal douteux, et surtout au père fondateur du régime V.I Lénine. Marquant un rejet de l'omniprésence du culte de Lénine, les histoires le présentent comme un intellectuel faiblard qui ne tient pas l'alcool, incapable de ne rien faire sans son acolyte F. Dzerjinsky (fondateur de la Tchéka), comme un mari trompé, comme un gamin espiègle:

Dzerjinsky, épuisé après une nuit sans sommeil à la Tchéka est assis sur une chaise et pique irrésistiblement du nez. Lénine arrive à pas de loups derrière lui, et hop, lui donne un grand coup sur la tête.
- Hein?! fait Dzerjinsky
- Poils aux seins. Vérification de la vigilance révolutionnaire
Son image contraste avec celle de Staline, présenté le plus souvent dans les histoires drôles comme un autocrate sanguinaire:

On annonce à Staline que l'on a découvert son sosie.
- Qu'on le fusille, ordonne Staline.
- Camarade Staline, peut-être qu'en lui rasant les moustaches...?
- Bonne idée. Qu'on lui rase les moustaches et ensuite qu'on le fusille.

Ainsi à une satire contrôlée et utilisée par le pouvoir répond un comique populaire oral qui s'attaque aux thèmes tabous et tourne en dérision jusqu'aux fondements du régime; dans ce comique populaire les anekdoty jouent un rôle fondamental, comme le suggère en 1988 A. Siniavski dans La civilisation soviétique : "Si - supposition purement spéculative -la civilisation soviétique disparaissait, le souvenir qu'elle laisserait serait le mot héros de l'anecdote".

Par Amandine REGAMEY

Vignette : Couverture du n°1 de Krokodil du 27 août 1922 (Domaine public).

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