Alors que des conflits ethniques ont ensanglanté les Balkans après la désintégration de la Yougoslavie, la Slovénie à l’abri, a secrètement effacé plus de 20 000 personnes de ses registres nationaux, la quasi-totalité originaires des autres ex-républiques yougoslaves.
Membre de l’Union européenne, de l’espace Schengen et de la zone euro, la Slovénie, qui a fêté cette année le vingtième anniversaire de son indépendance, n’en finit pas de chercher une solution à l’affaire dite des « effacés », le terme correspondant à la traduction du slovène izbrisani.
Au cours des années 1990, les conflits qui ont ensanglanté les Balkans ont nourri un lexique spécifique: massacres, nettoyage ethnique, crimes contre l’humanité, crimes de guerre, génocide, concepts qui renvoient à des actes d’une grande violence. Le nettoyage ethnique est souvent défini comme la volonté de s’en prendre à un groupe ethnique spécifique et par des actes violents. En Slovénie, l’affaire des effacés, qui n’est pas comparable à ce qui a existé en Bosnie-Herzégovine, en Croatie ou au Kosovo pose la question d’un possible « nettoyage ethnique ». L'État slovène s’en est-il rendu coupable en cherchant à se débarrasser de milliers d’individus non Slovènes secrètement et en dehors de tout cadre légal ?
Rappel de l’affaire
À partir du 26 février 1992, plus de 20 000 personnes ont été illégalement et secrètement effacées des listes de de population par le ministère de l’Intérieur, dirigé alors par Igor Bavcar, au motif qu’elles n’avaient pas demandé la citoyenneté slovène dans les six mois suivant la proclamation d’indépendance comme le prévoyait la loi sur la citoyenneté du 25 juin 1991. C’est du moins le message que les autorités slovènes ont essayé de diffuser. Mais des recherches menées notamment à Belgrade, où se sont repliés des personnes d’origine serbe après leur effacement, ont montré que certains individus avaient tout simplement essuyé un refus d’octroi de la citoyenneté. Bien qu'il il n’y ait pas de données officielles sur l’origine ethnique des effacés, d’après les données officielles des autorités de l’association des Effacés de Ptuj et l’Institut de la Paix, la quasi-totalité est originaire des autres ex-Républiques yougoslaves, ce qui se comprend aisément, étant donné que les citoyens qui avaient la citoyenneté (« drzavljanstvo ») slovène. Du temps de la Yougoslavie en effet, chaque personne avait deux citoyennetés : celle de la Fédération yougoslave commune à tous, et celle d’une République, qui était purement formelle car en réalité, la perception des individus dépendait davantage de leur origine ethnique –ou nationalité– qui ne correspondait pas nécessairement avec la citoyenneté de la République où ils résidaient certains Yougoslaves l’ignoraient d’ailleurs tant elle apparaissait secondaire.
L’indépendance a posé la question complexe de l’accès à la citoyenneté et le nouvel État s’est dans un premier temps montré généreux : tout citoyen vivant en Slovénie le 25 juin 1991 ou le jour de l’organisation du plébiscite pour l’indépendance, le 23 décembre 1990, pouvait prétendre à la citoyenneté. Ceux qui avait déjà reçu la citoyenneté slovène sont exemptés de démarches (tandis que près de 171 000 personnes l’ont obtenue sans difficultés). Néanmoins, certains ayant toujours vécu en Slovénie croyaient y être éligibles de facto et n’ont pas fait de démarche auprès des autorités. Or, leurs parents, notamment dans le cas de mariages mixtes, avaient pu les déclarer sous une une citoyenneté différente.
Si des dizaines de milliers de personnes quittent au même moment la Slovénie, près de 30 000 personnes restent dans le pays. La loi ne prévoit aucun statut pour eux. Dès octobre 1991, une députée du LDS, Metka Mencin, propose un amendement de l’article 40 de la Constitution pour ne pas laisser sans solution les personnes qui ne feraient pas demande de citoyenneté. L’amendement est rejeté de peu, mais cet épisode démontre que, dès l’automne 1991, l’Assemblée nationale est au fait d’un manquement juridique concernant le statut d’une partie de la population.
De 1992 à 2003, le silence de la société slovène
En dépit du nombre de personnes concernées, l’affaire des effacés est restée confidentielle pendant onze ans, phénomène d’autant plus complexe à comprendre que la Slovénie est un petit pays. Ce silence concerne également les médias, même si certains acteurs ont tenté d’alerter l’opinion.
Dès le 28 juillet 1992, Igor Mekina, journaliste à Mladina, principal hebdomadaire politique marqué à gauche, enquête à Belgrade sur des officiers de l’armée fédérale qui disent ne pouvoir rentrer en Slovénie. Le 13 novembre suivant, la présidente de l'association pour les droits de l’homme Monitor Helsinki Slovenija, Neva Miklavčič Predan est la première à prononcer le terme « effacé » dans un entretien à Mladina. Le 22 novembre, le journal y consacre sa première page, devenant ainsi le premier média à donner à l'affaire un certain écho. Durant les mois suivants, Monitor Helsinki tente d'alerter l’opinion publique, par une conférence de presse restée sans écho.
Le 8 juillet 1999, la Cour constitutionnelle de Slovénie exige une loi pour régulariser la situation des effacés. Le gouvernement Drnovsek concocte et fait adopter cette loi, dont plusieurs articles sont déclarés anticonstitutionnels en avril 2003. En cause : le délai de trois mois prévu pour régulariser le statut des effacés est estimé trop court. En 2001 est créée l’association des Effacés de Ptuj, autour de la figure d’Alexander Todorovic, archéologue de nationalité. La même année, un ancien juge à la Cour constitutionnelle à la retraite, Matevž Krivic, accepte d’être le représentant légal de l’association. Dès 2002, il est possible de connaître la réalité des effacés et les conséquences sur leurs vies, laissant peut-être ainsi penser que l’affaire relève davantage d’une stratégie délibérée de s’attaquer à un groupe de populations que d’un cumul d’erreurs administratives. L’UE, au fait de la situation, n’intervient pas. Pourtant, la mission européenne à Ljubljana publie chaque année de volumineux rapports sur les progrès de la candidature slovène, sans évoquer l’affaire.
Le réel tournant arrive avec la décision de la Cour constitutionnelle du 3 avril 2003, exigeant le vote d’une loi sous six mois pour régulariser la situation des effacés. Une injonction difficile à satisfaire pour le gouvernement libéral-démocrate (LDS) de l’époque dirigé par Anton Rop : s’il obéit à la Cour constitutionnelle, il respecte les institutions et cherche une solution viable à l’affaire en prenant le risque d’offrir une tribune politique à l’opposition qui présente de manière unanime les effacés « comme les ennemis de la Slovénie ». Cette affaire devient extrêmement médiatisée, malgré le paradoxe que peu de Slovènes connaissent alors la réalité du problème. Beaucoup semblent prêts à croire les représentations diffusées par la droite et l’extrême droite sur les effacés : des individus qui auraient combattu la Slovénie dans le conflit juste après la proclamation d’indépendance, qui l’auraient négativement accueilli ou qui seraient en Slovénie pour profiter des avantages sociaux.
Le 25 novembre, le Parlement vote la loi sur les aspects techniques des compensations financières en faveur des effacés. Sentant le bénéfice qu’il peut alors tirer de cette affaire, le leader de l’opposition, Janez Janša (SDS, principal parti conservateur), parvient à mobiliser un tiers des députés et à organiser un référendum sur la validité de la loi. La campagne pour le référendum est marquée par l’appel au boycott de nombreuses personnalités et d’une partie des médias. Pourtant, le 4 avril 2003, la loi est massivement rejetée, par 95 % des votants, et le taux de participation (30 %) se situe dans la moyenne des scrutins de ce type. En conséquence, la loi n'a pas été appliquée. En un an, le chef de l’opposition J. Janša a ainsi pu se présenter en défenseur de la nation. Les résultats des législatives d'octobre 2004 démontrent que seul le SDS de J. Janša a bonifié son score de 10 points aux dépens du LDS, au pouvoir depuis 1992.
Bien qu’il existe d’autres raisons pour justifier ces résultats, il est certain que le climat de suspicion, voire de rejet à l’égard des effacés, a pesé sur les deux scrutins. Sur son affiche électorale, Jansa s’est en partie présenté dans l’habit militaire qu’il arborait en juin 1991 lorsqu’il était ministre de la Défense. Une fois le gouvernement J. Janša au pouvoir, l’affaire des effacés n’a pas connu d’évolution notable. En revanche, la victoire des sociaux-démocrates en septembre 2008 a relancé les perspectives de règlement, notamment sous la houlette de la ministre de l’Intérieur, Katarina Kresal.
L’action inachevée de Katarina Kresal
Jeune avocate (34 ans), K.Kresal est alors assistée d’un conseiller à peine plus âgé, Boris Klemenčič. Pour la première fois depuis 1991, le ministère de l’Intérieur n’est pas dirigé par une personnalité formée du temps de la Yougoslavie et dès le début du mandat, K. Kresal annonce sa volonté de trouver une solution aux effacés. Le premier ministre Borut Pahor laisse faire et les députés sont alors occupés avec le litige frontalier dans la baie de Piran, la Slovénie menaçant les perspectives d’adhésion de la Croatie à l’UE.
Dès le 20 janvier 2009, au cours d’une conférence de presse, la ministre revoit le nombre d’effacés à la hausse : des 18 305 personnes reconnues jusqu’alors par les autorités, le gouvernement en admet alors 25 671 (soit 1,3 % de la population du pays). La communication change aussi : le ministère tire à 30 000 exemplaires une brochure sur les effacés et la place bien en vue sur son site Internet[1].
Le 8 mars 2010, le Parlement adopte une loi visant à redonner un statut aux personnes effacées. Comme en 2004, l’opposition de droite essaie d’organiser un référendum pour l’abroger, mais cette fois-ci la Cour constitutionnelle s’y oppose. Présentée comme la solution à l’affaire par le gouvernement Pahor, la loi exige pour les personnes effacées de remplir une demande de résident permanent, de payer une taxe de 75 euros et d’avoir un entretien avec un fonctionnaire, au sujet des circonstances de leur effacement. Dans le cas où ils auraient quitté la Slovénie, ils doivent démontrer avoir essayé d’y revenir dans les dix premières années de leur absence. La loi prévoit également des exceptions, notamment si la personne a quitté le pays pour moins d’un an, si le départ est lié aux conséquences de l’effacement, à l’incapacité de recevoir un statut de résident, à des raisons de santé ou à une impossibilité de revenir en Slovénie à cause des conflits dans les Balkans.
Si ces points constituent des avancées, l’État slovène demande à des personnes qui ont été secrètement et illégalement effacées de prouver leur identité pour bénéficier de la loi. Une démarche bien complexe pour la plupart d’entre eux, qui ne peuvent fournir de preuves écrites de l’effacement. De plus, au cours de ces vingt années, de nombreux effacés ont réorganisé leurs vies à l’étranger, souvent dans leurs Républiques d’origine, et la nécessaire condition de ne pas avoir quitté la Slovénie pendant moins de dix ans semble exclure une solution globale.
D’après M. Krivic, si environ 10 000 personnes sont parvenues à obtenir un statut (6 400 un statut de résident permanent et 3.500 la citoyenneté), les demandes des autres sont toujours en attente[2]. Ainsi, très peu d’effacés ont retrouvé un statut grâce à cette loi : M. Krivic, qui s’investit toujours dans l’affaire et Neža Kogovšek Šalamon de l’Institut de la Paix estiment qu'une centaine de cas ont été résolus (173 selon le ministère de l’Intérieur).
Pour les autorités slovènes et les médias, la question est close. Pour les effacés, l’État doit reconnaître sa faute et verse une indemnité mensuelle, même symbolique, à chaque victime pour les dédommager des biens pris. Au cours de la campagne électorale pour les législatives anticipées du 4 décembre 2011, l’affaire est restée sous silence. La victoire surprise de Pozitivna Slovenija, liste montée en quelques semaines par le populaire Zoran Janković pourrait constituer un tournant pour les effacés. D’origine serbe, il est entré en politique en 2006 à la suite de sa médiatique éviction de la direction des supermarchés Mercator par le gouvernement Janša. Élu, puis réélu à chaque fois au premier tour à la mairie de Ljubljana, Janković avait notamment réussi à imposer le projet de construction d’une mosquée dans la capitale, projet vieux de 40 ans qui avait suscité de vastes oppositions. Sa prise de pouvoir en Slovénie suscite ainsi un nouvel espoir pour les effacés.
Notes :
[1] Communication du gouvernement slovène de 2009 : http://www.mnz.gov.si/si/teme_in_programi/o_izbrisu_in_izbrisanih. Si une présentation de l’affaire en anglais est possible, l’essentiel des informations communiquées est en langue slovène.
[2] Entretien mené au mois de mars 2011 par l’auteur.
Sources principales :
Entretiens menés entre 2002 et 2011 avec Matevž Krivic (ancien juge de la Cour constitutionnelle), Neža Kogovšek Šalamon (chercheuse à l’Institut de la Paix, Mirovni Institut), Jani Sever (rédacteur en chef de Vest.si, ancien rédacteur en chef de Mladina).
Presse : Delo, Dnevnik, Večer, Mladina.
* Docteur en géographie (Institut Français de Géopolitique, Paris 8)
Légende vignette : « La Slovénie. Mon pays est notre État » (© Laurent Hassid, janvier 2011).
Consultez les articles du dossier :
- Dossier #59: «Citoyenneté et Nationalité à l'Est»
Dans la mosaïque de nationalités qui caractérise aujourd'hui l'Est européen, les cas où le territoire de l'exercice de l'État coïncide avec celui de l'ethno-nation sont rares. L'enchevêtrement des identités dans…