Citoyenneté plurielle, dilemmes pluriels

Au cours des dernières décennies, la citoyenneté plurielle a été de plus en plus acceptée dans les États démocratiques. Le rejet en masse de ce phénomène a disparu. Aujourd'hui, un nombre croissant d'États indépendants tolèrent certaines formes de citoyenneté plurielle.


"Mère Géorgie", Tbilissi Dans le monde développé, les cas de renonciation explicite par un individu de sa citoyenneté primaire, ou encore le retrait formel de son passeport au moment de la remise d'un nouveau sont assez exceptionnels. Les États occidentaux ont longtemps considéré la double citoyenneté comme une violation inacceptable de leur souveraineté nationale. Plus maintenant. Le consensus qui s'affirme depuis quelques années ne postule plus la double citoyenneté comme une menace pour les relations internationales.

Un droit de l'homme universel ?

L'appartenance formelle à un corps politique, auparavant conçue comme la source et la garantie de la loyauté d'un individu à une entité politique ; n'est plus considérée ni comme unitaire, ni exclusive. Comme Peter Spiro le soutient : « la citoyenneté ne définit plus des identités individuelles comme par le passé; et peut-être que les nations ne peuvent plus demander jalousement que la relation avec leurs citoyens demeure monogame »[1].

On compte de nombreuses raisons pour la flexibilisation de la citoyenneté plurielle et, en premier lieu, les évolutions des flux migratoires. Le développement économique d'après-guerre a nécessité l'importation de main d'œuvre peu coûteuse. Attirer des travailleurs du Tiers Monde vers le Premier Monde a ainsi été une des mesures essentielles pour assurer une croissance économique. Ces immigrants étaient censés rester sur place pour une durée limitée. Pour la plupart, leur séjour se prolongea néanmoins, et il devint vite clair que, sans bénéficier du statut de citoyens, ils allaient faire face à de sérieux handicaps économiques, politiques et sociaux. Nombre de ces migrants n'avaient cependant pas la possibilité ou le désir de renoncer à leur citoyenneté primaire. Les pays d'accueil commencèrent ainsi à tolérer la citoyenneté plurielle dans le but de soutenir l'intégration de ces nouveaux arrivants.

D'autres facteurs favorisant la prolifération de la citoyenneté plurielle tenaient à l'abandon de la double-taxation, la suppression progressive de la conscription, l'introduction d'une transmission asexuée de la citoyenneté (à égalité entre père et mère), l'affermissement du cadre normatif des droits de l'homme et l'internationalisation de la résolution des conflits.

Quelques chercheurs prééminents ont récemment soutenu que l'acceptation de plus en plus répandue de la citoyenneté plurielle est un signe d'intégration politique transnationale. Avec, en filigrane, l'espoir que la diffusion du phénomène et l'augmentation du nombre de citoyens pluriels ouvrent la voie à un nouvel ordre post-national, dans lequel l'appartenance nationale et la citoyenneté n'auraient plus aucune espèce d'importance, quelle soit matérielle ou symbolique.

Dans cette perspective, la citoyenneté nationale serait en train de perdre sa pertinence, à la fois politique, juridique, économique, sociale et symbolique. En d'autres termes, on assisterait à un déclin de l'État nation et à l'avènement d'un système post-national, et/ou trans-national. « La citoyenneté plurielle pourrait ainsi être envisagée comme un pont entre des citoyennetés nationales et supranationales »[2].

D'autres prédisent que la multiplication de citoyennetés plurielles promouvrait l'émergence d'une communauté globale, où « la citoyenneté serait fondamentalement plus fluide et trans-nationale »[3]. Ou encore que la double citoyenneté dans l'Occident libéral serait un catalyseur d'une certaine « fluidité de l'appartenance », qui « rompt avec la logique et la pratique de la citoyenneté nationale »[4]. Ce faisant, elle « permet de surmonter des notions archaïques de souveraineté et d'homogénéité nationales »[5]. D'après ces interprétations, la citoyenneté plurielle affaiblit la relation politique, juridique, de même que symbolique, entre l'État et l'individu, en « forgeant une citoyenneté cosmopolite »[6].

Un outil d'influence

Mais peut-on réellement baser ce genre de constats sur la seule expérience des pays de réception des nouveaux flux migratoires ? Les approches ci-dessus interprètent la tolérance croissante de la citoyenneté plurielle comme un signe de tendances post-, voire de-nationales. Mais elles ne prennent pas en compte que la double citoyenneté, soit offerte aux immigrants, soit aux individus co-ethniques résidant à l'étranger, est conçue pour renforcer les liens entre un État en particulier et un individu. En ce sens, la double citoyenneté remplit un objectif nationalisant traditionnel, à travers l'inclusion dans un corps politique des membres d'une diaspora ou de communautés co-ethniques transfrontalières.

Bien que l'acceptation de la double citoyenneté n'implique pas de risques sécuritaires sérieux dans le cas des pays d'accueil de migrants, la situation s'avère bien différente dans le cas des minorités ethniques transfrontalières. La citoyenneté plurielle, ou citoyenneté non-résidente, peut être utilisée par un État pour exercer une certaine influence au-delà de ses frontières. Quand cela se produit, cela peut être considéré comme une atteinte à la souveraineté d'un autre État.

Le conflit armé de 2008 entre la Russie et la Géorgie à propos de l'Ossétie du sud indique que des politiques de double-citoyenneté peuvent servir des intérêts territoriaux. La Russie a offert la citoyenneté russe à de nombreux anciens citoyens de l'URSS, a priori dans une perspective purement civique: l'adhésion au corps politique n'était pas conditionnée à des liens supposés à l'ethno-nation russe. Les habitants du territoire autonome d'Ossétie du sud, qui souhaitaient bénéficier du système de retraites russe, saisirent l'opportunité en grand nombre. Quand Moscou envoya ses troupes en Géorgie, le président Dmitri Medvedev assura que c'était là l'obligation de l'État russe de protéger ses citoyens d'Ossétie du sud des abus du gouvernement géorgien.

Sans surprise, depuis la guerre, les autres républiques post-soviétiques sont devenues méfiantes des double citoyens russes. L'Ukraine, par exemple, a interdit la double citoyenneté, par peur que la Russie n'intervienne un jour dans ses affaires internes au nom de ses citoyens.

En plus du risque de conflits autour de la question de la souveraineté territoriale, offrir la double citoyenneté à des minorités co-ethniques résidant à l'étranger pose des défis de souveraineté populaire. Avec l'abandon de la conscription dans de nombreux pays, le coût d'acquisition de la citoyenneté s'est réduit, alors ses avantages potentiels demeurent substantiels. Les plus identifiables sont les droits politiques qui découlent de la citoyenneté. D'après les estimations de «Voting from Abroad: The International IDEA Handbook», une étude comparative des comportements électoraux de l'étranger, le nombre d'individus éligibles pour voter de l'étranger a doublé depuis les années 1970[7]. En mai 2007, pas moins de 190 millions d'individus issus 115 pays et résidant de manière temporaire ou permanente dans un autre pays, sont autorisés à prendre part dans les élections de leur pays d'origine.

De telles factions électorales peuvent aisément être mobilisées par des partis désireux de se maintenir au pouvoir. Étendre le corps citoyen à des communautés de co-ethniques résidant à l'étranger s'avère comme une manière d'influencer les comportements électoraux.

Au cours des dernières années, quelques élections ont ainsi été fortement influencées par un électorat non-résident. Grâce aux votes de l'étranger, de même qu'à l'incapacité des partis de droite de former une coalition, le centre-gauche italien, mené par Romano Prodi, put former une majorité au Sénat à la suite des élections d'avril 2006 et constituer un gouvernement. Les voix de l'étranger permirent au parti du nationaliste Franjo Tudjman de conserver le pouvoir en Croatie tout au long des années 1990. Alors que le nombre de double citoyens moldavo-roumains n'équivaut qu'à une petite partie du corps électoral roumain, leur vote exprimé au cours de l'élection présidentielle de décembre 2009 a été clairement décisif. Sans leur soutien massif, le président Traian Bãsescu n'aurait pu se maintenir au pouvoir.

Par ailleurs, la double citoyenneté offerte par plusieurs États membres de l'Union européenne pose un autre dilemme. Au sein de l'UE-15, 7 pays proposent un traitement préférentiel pour des individus qui entretiendraient une sorte d'affinité culturelle (Danemark, France, Allemagne, Grèce, Irlande, Portugal et Espagne). De fait, ils ciblent des diasporas de co-ethniques, ou des descendants d'anciens citoyens, ou citoyens décédés, qui peuvent demander la citoyenneté de ces pays sans nécessairement y résider. Une certaine préférence existe ainsi au Portugal pour les lusophones répartis à travers le monde, en Espagne pour des citoyens de certains pays d'Amérique latine, ou encore en Allemagne pour certaines communautés germanophones d'Europe centrale et orientale.

Hormis en Estonie et en République Tchèque, ce genre de traitement préférentiel existe aussi dans tous les États d'Europe centrale et orientale[8]. Comme le soulignent plusieurs critiques, ces États «ouvrent des portes arrières» de l'UE, en offrant généreusement leur citoyenneté à des ressortissants d'États tiers qui peuvent voyager, emménager et travailler dans d'autres États membres de l'Union.

Ce phénomène ne signifie par pour autant que la citoyenneté plurielle ne peut découler d'une raison légitime et raisonnable. Elle remplit des objectifs parfaitement justifiables et politiquement censés dans la perspective d'une intégration sociale et politique de migrants. Mais, comme démontré ci-dessus, elle peut aussi renforcer des tendances nationalistes et culturalistes, ainsi qu'enfreindre des principes de base d'égalité de traitement démocratique et conduire éventuellement à des tensions internationales. Considérer la citoyenneté plurielle comme un droit de l'homme universel n'est pas seulement un malentendu des pratiques en cours, mais peut aussi légitimer des initiatives intolérantes et non-démocratiques.

Notes :
[1] Cité dans : Peter J. Spiro, “Dual Citizenship, Birthright Citizenship, and the Meaning of Sovereignty. Hearing before the Subcommittee on Immigration, Border Security, and Claims of the Committee on the Judiciary House of Representatives”, 2006 [Consulté sur Internet le 24 février 2011].
[2] Cité dans : Thomas Faist, Jürgen Gerdes & Beate Rieple, “Dual citizenship as a path-dependent process”, International Migration Review, vol. 37, n°4, 2004, p. 913–944.
[3] Cité dans : Kim Rubenstein, “Citizenship in a Borderless World”, in Antony Anghie & Gary Sturgess (dir.), Legal Visions of the 21st Century: Essays in Honour of Judge Christopher Weeramantry, The Hague: Kluwer Law International, 1998, p.183–206.
[4] Cité dans : Miriam Feldblum. “Reconfiguring Citizenship in Europe”, in Christian Joppke (dir.), Challange to the Nation-State: Immigration in Western Europe and the United States, Oxford: Oxford UP, 1988, p.231-271.
[5] Cité dans: Rainer Bauböck, “The Trade-off Between Transnational Citizenship and Political Autonomy”, in Thomas Faist & Peter Kivisto (dir.), Dual Citizenship in Global Perspective: From Unitary to Multiple Citizenship, Basingstoke: Palgrave Macmillan, 2007, p.69-91.
[6] Cité dans : José Itzigsoh, “Migration and Transnational Citizenship in Latin America: The Cases of Mexico and the Dominican Republic”, Thomas Faist & Peter Kivisto (dir.), From Unitary to Multiple Citizenship, Houndmills (UK): Palgrave Macmillan, 2007, p. 113-134.
[7] Cité dans : Nadja Braun & Maria Gratschew, “Introduction”, in “Voting form Abroad: The International IDEA Handbook”, 2007 [Consulté sur Internet le 24 février 2011].
[8] Sur cette question, voir : Szabolcs Pogonyi, Mária Kovács & Zsolt Körtvélyesi. “The Politics of External Kin-State Citizenship in East Central Europe”, EUDO-Citizenship. 2010. [Consulté sur Internet le 24 février 2011].

Source complémentaire:
Rogers Brubaker, Nationalism Reframed: Nationhood and the National Question in the New Europe, Cambridge: Cambridge University Press, 1996.

* Szabolcs POGONYI est professeur du « Nationalism Studies Program » de la Central European University, et Professeur au Département de philosophie de l’Université ELTE, Budapest.

Traduction de l’anglais : Sébastien Gobert

Cliquer ici pour accéder à la version originale du texte en anglais.

Photographie en vignette : "Mère Géorgie", Tbilissi (Sébastien Gobert, août 2011)