Tbilissi à l’heure du marketing urbain

Après le boom économique des années qui ont suivi la Révolution des roses (2003), puis le coup d'arrêt porté par la guerre avec la Russie d’août 2008, la Géorgie retrouve un nouveau souffle, à la faveur d'une croissance d'environ 6 % en 2011, dont Tbilissi est le cœur. Pour ce faire, le gouvernement de M. Saakachvili tente de tout mettre en place pour favoriser le développement économique et séduire des investisseurs internationaux.


Les relativement nombreux projets d'urbanisme à Tbilissi sont le reflet de cette volonté du gouvernement. Ici pas de pétrole ni, pour l'instant, de projets d'urbanisme monumental comme à Bakou. Les Géorgiens doivent donc faire preuve d'inventivité en matière d'attractivité et de financement de projets urbains. Ils jouent notamment sur l'image de contrée hospitalière et libérale de la Géorgie pour attirer touristes et capitaux. Les modèles utilisés localement en matière d'architecture et d'aménagement urbain se veulent internationaux, européens notamment.

De nouveaux bâtiments publics et privés à l'architecture ultramoderne qui donnent une nouvelle image de la capitale géorgienne, la réhabilitation de la vieille ville à des fins touristiques ainsi qu'un projet de nouveau quartier aux "standards internationaux" d'urbanisme sur la rive gauche sont ainsi autant de transformations urbaines qui portent la marque d'un nouveau marketing urbain pour insérer Tbilissi dans le circuit des investisseurs globalisés.

Un marketing urbain au service d'un marketing politique

Parsemant le paysage de la capitale géorgienne, l'architecture de la transparence se veut la preuve ostensible d'un climat favorable aux affaires. En effet, l'usage quasi exclusif du verre[1] dans les façades de plusieurs nouveaux bâtiments abritant les administrations centrales entend matérialiser la nouvelle politique anti-corruption impulsée par M. Saakachvili. L'architecture du Palais présidentiel, avec son dôme vitré, ou encore la façade transparente du Ministère de l'intérieur sont des symboles institutionnels particulièrement forts de ce changement d'image souhaité. Les nouveaux commissariats de police, en open space, complètent ce tableau. Outre le caractère interne et citoyen de ce message, il s'agit de donner aux investisseurs un gage de confiance sur le caractère démocratique du régime, de montrer un Tbilissi jeune, moderne et dynamique. Ces bâtiments administratifs se posent également en modèle pour des édifices privés, érigés selon les mêmes modèles architecturaux: tours de bureaux, "île de la mode", etc.[2]. Le principal artisan de cette esthétique quasi officielle est l'italien Michele de Lucchi. En effet, avec la diffusion de cette esthétique architecturale, il s'agit d'une forme de marketing politique autour du caractère démocratique du régime, utilisant Tbilissi comme vitrine et principal levier de l'attractivité de la Géorgie.

Le Pont de la Paix, lui aussi très hautement emblématique par son site, son nom et son style, est la principale réalisation de l'architecte italien. Décrié par certains, s'interrogeant sur son utilité et son coût, il s'est vu récemment accoler un autre édifice, plus modeste, à l'esthétique similaire mais mis en lumière de façon plus "flashy" : un casino. La Géorgie, un des seuls pays de la macro-région où cette pratique est autorisée, est ainsi la destination d'un assez important tourisme de ce type. Du fait du nombre assez limité de cartes à jouer, ce secteur est un enjeu majeur de la stratégie marketing locale pour attirer le tourisme international.

Revitaliser le cœur historique pour en faire une vitrine touristique

"New life for old Tbilissi", tel est le nom du programme initié en 2009 par la municipalité et offrant des avantages fiscaux aux investisseurs pour rénover des bâtiments vétustes[3]. Il concerne la réhabilitation de la vieille ville. En effet, les nombreuses maisons avec leur typique balcon en bois, la trame urbaine médiévale puis du XIXe siècle, ainsi que l'importance du patrimoine Art nouveau confèrent au cœur historique une atmosphère propice au développement du tourisme urbain. Par manque de moyens et par modération politique, le vieux Tbilissi n'a jamais fait l'objet d'un projet d'expulsion massive de ses habitants, pour certains financièrement incapables de rénover leur maison délabrée. Cependant, on assiste depuis quelques années à une montée du sentiment d'urgence chez bon nombre d'experts de la réhabilitation et d'architectes, concernant la sauvegarde de ce patrimoine.

Depuis les années 2000, d'importants efforts législatifs et politiques tentent de revitaliser le centre historique tout en sauvegardant l'héritage architectural[4]. Toutefois, la dégradation de l'ensemble du bâti concerné est plus rapide que ces efforts. En général, ceux-ci s'effectuent à des fins de développement du tourisme ou destinés aux couches les plus aisées comme dans la rue Jean Chardin, avec ses cafés huppés et ses galeries d'art, ou autour de la place Meydan, en décalage avec la majeure partie de la population locale. Il s'agit principalement d'une action au coup par coup et le plus souvent à la faveur d'initiatives privées soutenues par les instances municipales. La nouvelle image urbaine proposée paraît compter davantage que la qualité de la réhabilitation ou la prise en compte des besoins des habitants actuels.

Cet état de fait soulève des critiques émanant de quelques groupes issus d'une société civile encore en gestation en Géorgie. Ainsi, le projet de transformation d'une partie de la place Goudiachvili a provoqué le mécontentement de l'association Hamkari[5]. Celle-ci dénonce le tropisme trop marketing de l'opération, le manque de respect du patrimoine historique et le défaut de participation citoyenne au projet sur lequel l'association estime avoir des informations peu claires. Ceci semble contradictoire avec la transparence prônée par le gouvernement et les autorités municipales. Toutefois d'après ces dernières, le projet n'est simplement pas encore ficelé hormis l'acte de vente des bâtiments bordant la place: la rumeur a enflé assez vite alors que rien n'était encore vraiment décidé. Ce type de quiproquo relatif témoigne de l'influence non négligeable de la rumeur urbaine à Tbilissi. Ce genre de phénomène reflète, d'après Lado Vardosanidze, professeur à l'Université technique de Géorgie, une permanence du poids de mentalités héritées de la période soviétique. A cela, il oppose la tentative de faire éclore de réels débats citoyens sur les questions urbaines, ce qui est l'un des objectifs de la Heinrich Böll Foundation qui a organisé en octobre 2011 une table ronde à ce sujet réunissant plusieurs spécialistes géorgiens[6].

Toutefois, les instances étatiques et municipales semblent faire assez peu de cas de ces atermoiements et de ces mentalités, estimées par elles, rétrogrades: le développement économique de Tbilissi est prioritaire. Cela passe notamment par une réhabilitation de la vieille ville tout à la fois assez rapide (compte tenu de l'importance de la dégradation) et conforme aux desiderata des instances internationales en la matière (UNESCO, Icomos etc.). Le vieux Tbilissi redeviendrait alors une vitrine attractive permettant à la ville de postuler par exemple au cours des années à venir au statut de Capitale européenne de la culture, synonyme de manne touristique et financière[7].

Tbilissi "rive gauche" ou le modèle parisien

Le territoire de la capitale de la Géorgie est historiquement marqué par une importante asymétrie entre ses deux rives, la rive droite ayant quasiment toujours été privilégiée en termes de développement urbain. La rénovation complète de l'avenue David-le-Bâtisseur (Marjanishvili), achevée en décembre 2011, participe d'un rééquilibrage en cours souhaité par la municipalité. Un autre projet de plus grande envergure concerne le traitement de la future friche ferroviaire située au nord de l'actuelle gare de chemin de fer de Tbilissi. Celle-ci sera déplacée dans quelques années dans le cadre d'une réorganisation du réseau ferré géorgien. Le périmètre de 72,3 hectares, localisé dans une partie assez centrale de l'agglomération, représente une opportunité exceptionnelle pour l'avenir de Tbilissi. La compagnie de chemin de fer, à qui le terrain appartient, a missionné l'APUR (Atelier Parisien d'Urbanisme) pour réaliser une étude (de janvier à mai 2011) et proposer un programme de développement urbain. Celui-ci comporte un plan masse (ou "masterplan"), différents scenarii ainsi qu'un phasage stratégique des étapes successives de développement, et enfin l'édification d'un bâtiment phare (un grand casino associé à un complexe hôtelier, ou un nouveau centre culturel ou de congrès), le tout susceptible d'attirer au fur et à mesure des investisseurs globaux. Il s'agit pour le gouvernement géorgien et la municipalité de la ville de s'insérer dans le concert international des réalisations emblématiques en terme de marketing urbain. L'APUR préconise de s'inspirer, pour rassurer les investisseurs, de divers projets concernant des périmètres de proportions semblables: White City à Baku, Solidere à Beyrouth, Postdamer Platz à Berlin et surtout Paris Rive gauche. Avec 2 millions de m² construits, le quartier entièrement nouveau correspondrait aux standards d'urbanisme parisiens par sa mixité fonctionnelle: présence de logements, de commerces, de bureaux, d'espace publics et de loisirs. Il se caractériserait également par une prise en compte des questions environnementales. C'est donc un programme ambitieux mais qui requiert pour sa réalisation de lourds investissements de la part de la municipalité, notamment pour les infrastructures avec l'implantation de lignes de tramway. De surcroît se pose un problème de conflit d'intérêt puisque le terrain est la propriété de la compagnie de chemin de fer et non pas des instances municipales, l'une et l'autre pouvant avoir des stratégies divergentes. Les obstacles ne sont donc négligeables.

Soulignons enfin que sur le plan régional, comparativement, la Géorgie apparaît plus progressive et moins brutale dans sa gestion des transformations urbanistiques, moins dépendantes des désirs d'autorités autocratiques. Néanmoins, l'un des dangers de s'adonner aux sirènes du marketing urbain est d'excessivement "marchandiser" les valeurs d'hospitalité[8]. La capitale géorgienne entend au contraire maintenir un bon équilibre entre les deux et accueillir autant les touristes et investisseurs israéliens qu'iraniens, nouvelle destination à la mode pour ces derniers.

Notes :
[1] Louis-Antoine Le Moulec, «Dessine-moi du verre, par Mikhaïl Saakachvili», Regard sur l'est, 15/01/2011.
[2] Voir les images de projets architecturaux sur le site internet de la mairie de Tbilissi :
http://www.tbilisi.gov.ge/?lang=en 
[3] Voir : http://www.tbilisi.gov.ge/
[4] Il existe depuis peu également une patrimonialisation de la période soviétique, en particulier du constructivisme, puis de certaines constructions staliniennes.
[5] Sophie Tournon, « Tbilissi: Un cœur de ville pour espace public », Regard sur l'est, 01/02/2012.
[6] Voir : https://ge.boell.org/
[7] Voir aussi sur les questions de réhabilitation le compte rendu de la conférence internationale des 3-6 juin 2010 "Urban Heritage Preservation: Identity and Spirit of Old Tbilissi", organisée par le Goethe Institut, le Directorate for Cultural Heritage in Norway (Riksantkvaren), l'ONG Georgian Arts and Culture Center "Istoriali", l'Union Européenne et Icomos Georgia (International Council On Monuments and Sites). Cette conférence s'inscrit dans un programme sous l'égide de la commission culture de l'Union Européenne.
Cf : https://www.britishcouncil.ge/en
et : http://www.messenger.com.ge/issues/2343_april_21_2011/2343_salome.html
[8] Yoann Morvan, « La ville marketing, essai d’interprétation », article de clôture du dossier « La ville marketing », Urbanisme, n°344, septembre/octobre 2005.

* Docteur en Urbanisme, Coresponsable de l'Observatoire urbain d'Istanbul.

Source vignette : http://www.tbilisi.gov.ge/?lang=en