Zelenograd ou l’héritage moscovite d’une écocité soviétique

Hésitant entre village et conurbation, Moscou est confrontée au surpeuplement, aux embouteillages monstres, aux prix démesurés de l’immobilier et à la surcharge des transports publics. Actuellement en débat, l’avenir du patrimoine architectural et le développement urbain de la capitale russe se doivent d’être guidés par un projet global de société future.


Zelenograd, le centre de recherches Klioutchki (la statue de Lénine a été déboulonnée depuis)La consultation internationale du Grand Moscou devrait contribuer à l’élaboration du futur Plan général de Moscou qui prévoit une expansion de la ville de 2,4 fois sa taille actuelle en annexant de nouveaux territoires au sud-ouest (148 000 hectares), tout en allégeant la pression sur le centre historique, pourtant peu dense. Une trame de réserves naturelles et de forêts devrait permettre de préserver la présence importante de la nature dans la mégapole, mais la ville reste à la recherche de modèles.

Imaginée au milieu des années 1950, Zelenograd fait partie des villes satellites de la zone suburbaine de Moscou. Situé au-delà de la ceinture forestière, ce centre pionnier de recherches spécialisé dans l'ingénierie électronique, la «Silicon Valley soviétique», a cessé d’être une ville fermée en 1993. Éclipsée récemment par les médiatiques villages urbains de Skolkovo[1], Zelenograd reste au cœur de la problématique de développement d’un grand Moscou polycentrique et écologique.

Le projet d’une ville verte

« Ici, il y aura une ville-jardin », avait écrit le poète Maïakovski. Dès les années 1920, le devenir métropolitain fait l'objet de projets de désurbanisation et la ville forestière expérimentale de l’architecte Moïse Guinsbourg inspirera fortement la création de Zelenograd (littéralement « ville verte »). Dans cette logique, le premier Plan général de Moscou (1935) ordonne la déconcentration des industries et des habitants. Le système radio-concentrique est valorisé par la création d’une ceinture forestière qui formera la frontière de la ville, tout en procédant à des incursions dans les zones urbaines et avec la possibilité de créer des territoires satellites.

En 1956, Alfred Sarant et Joel Barr, fondateurs de l’industrie soviétique de microélectronique, obtiennent le soutien politique nécessaire pour créer une « Silicon-Valley » soviétique, en orbite à 37 km au nord-ouest de la capitale, sur l’axe Moscou-Leningrad. À cette époque d’intense urbanisation, la monumentalité architecturale imposée par Staline fait place à une nouvelle orientation de l'architecture.

Sous la direction de l'architecte Igor Rojine[2], du Mossproiekt 2, la ville est conçue initialement pour loger 65 000 habitants avec un emploi sur place à l'origine dans le secteur de l'industrie textile. Les travaux commencent en 1959, avec des immeubles de cinq étages mais d’emblée des ajustements s’opèrent afin de déterminer un nombre maximal de 80 000 à 100 000 personnes.

À partir de 1963, Igor Pokrovski[3], issu d’une nouvelle génération d’architectes, va progressivement créer un urbanisme novateur utilisant la géographie du site et un découpage par secteurs (habitat, industrie & instituts, espaces naturels). À cette époque, les immeubles d’habitation se construisaient beaucoup plus vite que les bâtiments publics et Pokrovski a tenté de conserver l’équilibre de ces secteurs, par une mixité programmatique dynamique. Toutefois, aujourd’hui encore, une partie du centre-ville reste inachevée. Grâce à des taux de natalité et de croissance élevés, Zelenograd devient un foyer de plus de 130 000 personnes en 1982 et atteint en 2010 une population de 223 902 habitants.

Une forme urbaine compacte

D’une superficie de 37 km² pour une densité élevée de 6 016 ha/km2 et une moyenne de 100 m² d’espaces verts par habitant, « Z » est relativement petite et compacte, proche des noyaux d'urbanisation préconisés par les laboratoires de recherche en forme urbaine. Au concept de satellite, Pokrovski, préférait l’idée romantique d’une compagne ou d’une feuille de l’arborescence moscovite.

L’écosystème de support de la ville est une forêt mixte de feuillus et conifères, habitat de l’écureuil roux qui en est l’emblème. Non seulement, les zones boisées originelles ont survécu mais la ville a aussi généré la transformation de 900 ha de forêt en parcs. Cette forêt représente la moitié du territoire, qui est traversé par deux rivières, un plan d'eau artificiel central et des écrans de verdure qui abritent des grappes d’immeubles de 5 à 28 étages.

L’osmose interactive nature-ville crée la possibilité de relier à pied tous les quartiers et la taïga environnante par un maillage végétal. La mobilité a été pensée avec la proximité de l’aéroport de Cheremetevio et des transports internes relativement efficaces. Les emplois sur place ont été favorisés, ce qui a permis d’éviter dans un premier temps les effets de banlieue dortoir. Souvent au cœur des discussions depuis les années 1970, l'Institut de projet Metrogiprotrans a évoqué la faisabilité d'un métro léger en surface, dans le prolongement de la ligne n° 3 Arbat-Pokrovskaïa à partir de la station Piatnitskaïa dans Mitino. Cette extension devrait figurer sur les plans dès 2012, mais la mise en œuvre des travaux pourrait prendre encore plus de 15 ans.

Un ensemble architectural patrimoine du 20e siècle

De nouvelles directives patrimoniales ont été prises à l’intérieur de l’anneau des jardins afin de prévenir les démolitions abusives et d'établir un dialogue entre investisseurs, architectes et associations de défense du patrimoine. Le patrimoine architectural soviétique du 20e siècle peine à être reconnu par les autorités, et la ville de « Z », partie intégrante du sujet Moscou, est éloignée de la problématique de préservation du centre. Les prix sensiblement inférieurs du m² à construire ne font qu'accélérer la mise en danger de son héritage. Pourtant, la ville présente une collection d’édifices empreints d’une fantastique modernité.

En effet, le secteur futuriste du centre urbain combine une centralité fortement affirmée, avec l’espace naturel du lac très populaire. Un complexe commercial, l'immense immeuble Fleïta[4] et la Maison de la culture forment un ensemble signalé par une tour-hôtel. Un pôle de recherches formé par le centre Klioutchki-Chaïba (1971, d’après un projet des architectes Igor Pokrovski, Feliks Novikov et Gregory Saevitch) et le MIET[5], situé « de l’autre côté » du lac, diffuse une étonnante impression de tranquillité et d’intemporalité

2020

Depuis 1971, l'urbanisme se basait sur le plan directeur de Pokrovski, architecte en chef de la ville qui voyait en Zelenograd un terrain de jeux, incubateur propice à l'architecture expérimentale et contemporaine. La ville avait réussi à contrôler son développement en limitant sa croissance mais, à la charnière du 21e siècle, elle a dû faire face aux problématiques post-soviétiques courantes (constructions illégales et de basse qualité, privatisation et démolitions abusives, étalement urbain et mitage de l’habitat individuel, centres commerciaux, stationnement abusif…).

Le récent Plan directeur 2020[6] distingue, au sein d’une ramification d’espaces publics, les zones résidentielles, les sites de production et les espaces verts. Il prend en compte la protection des trames vertes et bleues. Les espaces boisés sont régénérés et la restauration des vallées des petites rivières permet de prévenir le risque d’inondation de la Skhodnia, second affluent de la Moskova.

L’actuel maire Anatolii Smirnov souhaite préserver la ville, et notamment son centre. Néanmoins, les ensembles urbains constitués ne font pas l'objet de véritable procédure de protection et le réseau des associations de défense du patrimoine se concentre aujourd’hui sur le noyau historique de la capitale. Dans une récente interview[7], Anjela Ignatieva, architecte régional en chef de la régulation urbaine, montre dans le développement urbain la volonté de minimiser les coupes d'arbres et de protéger les bâtiments emblématiques. La valeur patrimoniale ne s'appuyant que sur un critère d'ancienneté (une église orthodoxe), c'est finalement le plan, avec ses outils privilégiant la compacité et la limitation de croissance de la forme urbaine, qui œuvre pour la conservation de Zelenograd.

Depuis 2006, outre pour les échecs et les groupes de rock, la ville se passionne pour l’équipe de rugby locale qui aura bientôt un nouveau stade, actuellement construit par les architectes Vladimir & Alexandre Chadrine. Les architectes précisent que « les contraintes et recommandations architecturales sur le patrimoine environnant étaient faibles. Aussi, il nous a paru fondamental de respecter les principes de formes urbaines et nous avons tenu à rencontrer le fils d'Igor Pokrovski afin de retrouver l'esprit des premières esquisses de l'urbaniste. Notre projet préserve la nature préexistante et une charte de chantier vert a été mise en place. De plus, la hauteur du grand toit, que nous souhaitons végétaliser a été réglée afin de ne pas dépasser le niveau du socle formé par le centre commercial et la poste »

Grand Moscou

Jusqu’à présent, le schéma de la planification du Grand Moscou était structuré selon une alternance zones industrielles, zones résidentielles et espaces verts. La réflexion Grand Moscou s'inscrit dans une perspective globale sur l'amélioration des avantages concurrentiels de la ville de Moscou en tant que ville mondiale, la construction de nouveaux centres, le déploiement dynamique des infrastructures de transport et l'amélioration de l'environnement urbain et de la qualité de la vie[8].

En effet, il était devenu urgent de poser les bases d’une pensée étendue à l’échelle régionale. Sur le seul secteur de la mobilité, où 75 km de lignes nouvelles sont projetées pour 2016, le paysage est marqué par un flagrant déficit d’études: une étude de déplacement des véhicules privés date de 2006 et la dernière étude sur les transports publics remonterait à 1986.

Dix équipes sont en compétition. L’Office for Metropolitan Architecture a proposé un cadre commun Ville et Région avec une constellation de centres logistiques sur le périmètre du Moscou actuel et 4 pôles de développement spatialisé utilisant le potentiel territorial des villes existantes (ouest : Gouvernemental ; sud : Business et Finances ; nord-est : Industriel ; nord-ouest : Recherche et éducation). L’équipe a suggéré un financement mixte public-privé pour la réalisation des nouvelles infrastructures de mobilité, d’énergie et d’habitats.

Dans l’hypothèse d’un Grand Moscou écologique parsemé de noyaux urbains compacts reliés par un réseau de transports publics durables, le patrimoine urbain de la ville nouvelle de Zelenograd prend valeur de préfiguration avec une réponse concrète aux problèmes posés par l’urbanisation.

Notes :
[1] Le 12 novembre 2009, le président russe Dmitri Medvedev a annoncé le lancement de ce projet. La nouvelle Silicon Valley russe, située à 15 km du centre de Moscou et à 2 km de la MKAD, est un cluster scientifique et écologique, dessiné par le groupe français AREP avec un concept d'interconnections de villages urbains favorisant le développement de la ville durable. Le cas de la ville satellite de Zelenograd ne semble pas avoir été évoqué lors du lancement de Skolkovo.
Projet lauréat: AREP, Michel Desvignes, SETEC:
http://www.arep.fr/#/fr/projets/urbanisme/skolkovo-innovation-center, http://www.youtube.com/watch?v=cLnKEaE2nOI&feature=relmfu
Projet Finaliste : OMA
http://oma.eu/news/2011/oma-selected-as-finalist-for-skolkovo-russia-s-silicon-valley-, http://www.youtube.com/watch?v=Sqaulwu_K3A
[2] Architecte en chef de Zelenograd de 1956 à 1963, Igor Evguenevitch Rojine est notamment l’auteur du stade olympique Lénine de Loujniki (1955-1956) et de stations du métro de Moscou sur la ligne circulaire (Park Koultoury -1950-, Smolenskaïa -1953), et sur la ligne Arbatsko-Pokrovskaïa (Station Elektrozavodskaïa -1944-, en collaboration avec Vladimir Helfreich).
[3] Architecte en chef de Zelenograd de 1963 à 2002, Igor Alexandrovitch Pokrovski (1926-2002) est l’auteur de très nombreuses réalisations dont l'ambassade de l'URSS à Paris. À Zelenograd, il laisse une œuvre immense: les tours d’habitation de 15 niveaux du centre du quartier ouest, la maison de la culture, l’immeuble Fleïta, une obélisque de 27 m formant le mémorial Chtyki de la bataille de 1941 à Krioukovo, le centre urbain et la maison de la culture (avec Dmitri Lissitchkine & Andreï Stiskine, 1982) qui forme une transition avec le paysage, le centre de recherches Klioutchki (1971, en forme de crosses de hockey). À Moscou, il a participé à l’élaboration du Nouvel Arbat (1962-1968 ), construit le Palais des jeunes pionniers (1959-1962), la station de métro Krasnopressenskaïa sur la ligne circulaire ou encore le premier projet de la cathédrale du Christ Sauveur (écarté par Loujkov l’ancien maire de Moscou). Pokrovski apparaît dans un film de propagande présentant l’environnement de la ville de Zelenograd en 1973 (réalisateur S. Soudeïkine, Tsentrnaoutchfilm) : http://zelao50.ru/video/detail.php?ELEMENT_ID=2798. Pour une promenade en photos dans la ville actuelle: http://moscowwalks.ru/2012/03/12/zelenograd.
[4] La façade à coursives sur 8 niveaux de l'immeuble d’habitation Fleïta, haussée sur des piliers en béton et longue de 514 m, a été construite à partir de 1970. Les pilotis et les appartements verticaux en double hauteur desservis par des rues intérieures tirent leur inspiration dans l’urbanisme radical des villes linéaires de Nicolaï Milioutine et l’architecture des maisons communes constructivistes russes des années 1920, qui a fortement influencé Le Corbusier. La « Flûte » a été construite par Igor Pokrovski, Feliks Aronovitch Novikov (qui, avec humour, avait surnommé le projet « Kolbasa Feliksa » litt. « Le saucisson de Félix »), Natalia Movtchan et Gregori Saïevitch.
[5] Le MIET a été bâti à Zelenograd en 1971 par les architectes Feliks Novikov et Gregori Saïévitch, en collaboration avec l'ingénieur Youri Ionov. Il présente sur un terrain naturel accidenté un réseau de patios, de cours et de bâtiments bas reliés par des passages couverts, avec un travail exceptionnel sur la lumière zénithale et à la résonance d’une cloche ancienne.
[6] http://www.zelenograd.ru/doc/read.php?id=248.
[7] http://www.zelenograd.ru/news/6435/.
[8] http://www.antoinegrumbach.com.

* Architecte
** Architecte

Vignette : Zelenograd, le centre de recherches Klioutchki (la statue de Lénine a été déboulonnée depuis). © Antoine Castaigne, 2009.