Tm, tj, kz et les autres…

En 1991, l’Union Soviétique disparaît ; au même moment, l’internet commence à tisser sa toile à travers le monde. Les parrains occidentaux du web donnent un coup de pouce à la construction identitaire[1] des nouveaux pays du Caucase et d’Asie centrale en leur offrant une place virtuelle sur le réseau.

 


Le défi n’est pas évident à relever pour les jeunes Etats sommés d’affirmer leur identité au travers d’un medium - internet - impliquant de nombreux opérateurs internationaux (réseau de télécommunications, fournisseur d’accès, agences de gestion de noms de domaines, informaticiens). Chacun ne s’y est pas pris de la même façon. Tour d’horizon du cyberespace caucasien et centrasiatique.

L’aventure de l’internet dans le Caucase et en Asie centrale ne se présentait pas sous les meilleurs augures. Au début des années quatre-vingt dix, les nouveaux Etats héritent d’un réseau de télécommunications soviétique très peu développé. Les ordinateurs sont peu présents et le réseau internet quasi inexistant. Les noms de domaines sont alors divisés en cinq ensembles gérés pas des agences américaines (.org, .net, .int, .com et les noms de codes de pays[2]. Au mois d’août 1992, peu avant que le code su de l’Union Soviétique ne disparaisse, tous les États nouvellement indépendants se voient dotés d’un nom de code de pays. La reconnaissance par l’O.N.U. est considérée comme le critère « neutre » d’attribution. En conséquence, ni la Tchétchénie ni le Tatarstan n’obtiendront de code pays malgré les tentatives de constitution de gouvernement en exil pour le premier et la proclamation par le second de son statut de sujet de droit international en 1994[3].

Turkmènes et Tadjiks : le vide cybernétique.

En revanche, le Turkménistan et le Tadjikistan se voient officiellement affublés des suffixes pays tm et tj, bien que ces deux pays ruraux n’aient ni la capacité technique ni la volonté politique d’offrir des connexions à leurs populations (seuls 12 % des foyers disposaient d’un téléphone au Tadjikistan en 1999). Ces codes sont à l’heure actuelle gérés par des sociétés américaines qui distribuent des sous-domaines et font commerce de leurs services. Une recherche systématique de sites turkmènes ou tadjiks à l’aide du code pays[4] produit ainsi un échantillon hétéroclite de sites allemands ou américains sans aucun rapport avec le Tadjikistan ou le Turkménistan. Ces États, dotés d’une place virtuelle qu’ils n’étaient pas en mesure d’occuper, ont donc perdu le contrôle de leur identité symbolique sur internet.

Cette prime à la légitimité étatique aboutit parfois à des aberrations. Les bases de données sont en effet structurées selon un idéal égalitaire : une place pour chaque État. Les sites turkmènes sont inexistants mais ils y ont une place virtuelle - réelle et vide. En revanche, il semble normal que les sites “officiels” très fournis du Haut Karabagh, de la Tchétchénie - Itchkérie ou du Tatarstan ne soient pas mentionnés sur les sites des organisations internationales (gouvernementales ou non). Des sites peuvent également apparaître dans les répertoires internationaux par la seule grâce d’un changement de suffixe. Absentes de la base de données de l’OTAN lorsque leur adresse URL était enregistrée sous le code su[5], les institutions de Kirghizie ont été repérées lorsqu’elles ont “opté” pour une adresse conforme à la pratique internationale en .gov.kg.

La place des langues nationales sur internet

L’attachement des nouveaux Etats indépendants à leurs suffixes nationaux diffère donc considérablement. Le choix de la langue de communication sur internet témoigne également du poids variable des autoreprésentations. Acte symbolique de la construction identitaire, la mise en place d’une langue d’État vernaculaire a toujours accompagné les proclamations d’indépendance. Ces langues, toutefois, sont inégalement présentes sur la toile mondiale et l’importance qui leur est donnée reste peu conforme à la réalité des pratiques, le volontarisme politique des autorités jouant ici un rôle déterminant. Si le choix d’un alphabet peut constituer un enjeu politique, il représente en effet un problème économique épineux compte tenu des contraintes techniques propres à l’informatisation et à la numérisation.

L’adoption d’un alphabet cyrillisé, latinisé (mais de quelle époque ?) ou persan implique des investissements considérables pour des économies où la pénurie de papier fait encore rage. Dans plusieurs pays, les décrets d’application des lois sur les langues ont d’ailleurs été reportés à de multiples reprises comme en Ouzbékistan (une loi votée en 1993 prévoyait d’y remplacer l’alphabet cyrillique par l’alphabet latin). Pour les Occidentaux, ces contraintes strictement techniques sont facilement surmontables. Ainsi, les sites de freenet financés par l’aide américaine fournissaient dans tous les pays d’Asie centrale des versions en langue kazakhe, tadjike, ouzbèke et kirghize[6], et Microsoft Office 2000 propose opportunément des polices pour tous ces alphabets.

Sur les sites étatique, cependant, la situation est plus complexe. Si l’agence d’État ouzbèke[7] a récemment mis en ligne des documents en ouzbek, cela ne préjuge en rien des moyens du gouvernement puisque l’icône de langue ouzbèke ne débouche absolument sur rien[8]. De même, bien que les sites institutionnels de la république de Kirghizie aient été dès 1999 très bien structurés et aient mentionné de façon précise les langues des documents, les icônes de langue kirghize ne sont apparues qu’en 2002 - alors que les journaux en langue kirghize ont toujours été édités. Il est vrai que la politique de kirghizisation menée par le gouvernement avait été en grande partie à l’origine de conflits dans les zones de langue ouzbèke et avait nécessité des mesures de pacification culturelle.

Le recul de l’azéri et du kazakh

Le temps passant, on aurait pu s’attendre à un développement des sites bilingues, alliant langues véhiculaires – l’anglais, le russe – et langues vernaculaires. Les exemples du Kazakhstan et de l’Azerbaïdjan contredisent pourtant cette hypothèse. Avant l’année 2000, le site de la commission centrale électorale d’Azerbaïdjan présentait - fait unique dans la région- quatre versions du texte : anglaise, russe, allemande, azérie. Le site du ministère de la jeunesse et des sports était même rédigé uniquement en azéri tandis que le site du président comportait quelques textes en langue locale. Depuis l’année 2000, ces sites sont rédigés exclusivement en anglais, les icônes de langue azérie éliminées. Il faut se rendre sur le site payant et privé Businessman Bulletin[9] pour obtenir des textes de loi en azéri (bien que la langue ne soit pas visible sur la première page). Est-ce là la marque de l’abandon par les institutions de l’usage des signes extérieurs de démocratie et d’un recentrage sur le seul lecteur intéressant, l’anglophone? L’exemple croisé du Kazakhstan semble donner du poids à cette interrogation.

Le géant d’Asie centrale se distingue par un réseau internet plus développé que ceux de ses voisins, une politique linguistique extrêmement volontariste … et – étrangement - l’absence totale de référence à la langue kazakhe - y compris sur le site présidentiel. Etant donné l’énergie consacrée à la politique linguistique et la part déjà importante de personnel kazakh dans l’élite étatique, on ne peut s’empêcher de penser que la kazakhisation n’est perçue que comme un enjeu de politique strictement intérieure. Le pouvoir en place, pourtant attaché aux symboles, semble se désintéresser du sort du kazakh sur cette scène de niveau mondial.

Géorgien et arménien: l’exception caucasienne*

La situation est tout autre en Géorgie et en Arménie. Le lecteur/interlocuteur des sites institutionnels géorgiens est avant tout le citoyen géorgien. Les premières pages des sites du Président et du parlement sont en géorgien. Loin d’être une symbolique de façade, le site de l’agence de gestion des noms de domaine du pays était rédigé en géorgien dès 1999.

Les sites arméniens, pour leur part, se sont développés grâce à l’aide de la diaspora. La prééminence de l’anglais s’y fait donc toujours sentir, première langue des pages malgré l’essor considérable des versions arméniennes ces deux dernières années.

En Arménie comme en Géorgie, les langues nationales s’imposent néanmoins sur les sites institutionnels, et ce grâce à l’élimination de leur concurrent le plus direct : le russe. Bien qu’omniprésente sur les sites commerciaux et les portails, la langue de l’ancienne puissance tutélaire est absente des sites officiels géorgiens (parlement, gouvernement) et, plus surprenant, du site du gouvernement arménien, malgré des liens russo-arméniens très étroits.

[1] Selon l'expression d'Anne-Marie THIESSE. La création des identités nationales, Seuil, 1999.
[2] Celui de la France est .fr.
[3] Seule la revendication de la Palestine a eu gain de cause pour l'instant. Le code pays .ps pour les territoires occupés (Palestine) a été ajouté officiellement au début de l'année 2000. (Sources : http://www.icann.org)
[4] effectuée en utilisant les requêtes *.tm et *.tj.
[5] En 1999, l'adresse URL du parlement était http://www.gov.bishkek.su.
[6] Le Turkmenistan a longtemps été exclu de l'aide américaine.
[7] Uzbek Nation (URL : http://www.uza.uz)
[8] http://www.gov.uz
[9] http://www.law.az

 

Par Nathalie ROSE-PIZANT

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