Yes she can ! L’entrepreneuriat féminin en Pologne

Depuis quelques années, l’entrepreneuriat féminin est fortement encouragé en Pologne, soutenu notamment par des fonds européens. Dès les années 1990, beaucoup de Polonaises ont choisi de prendre leur destin en main et de monter leur affaire, tout en respectant les traditions… Jagoda Kowal, fabricante de lingerie dans une zone rurale du sud-ouest du pays, en est un exemple.


Britta Uschkamp. L’atelier de lingerie éponyme P.P.H.U. Jagoda[1] est une petite entreprise dirigée par Jagoda Kowal dans la localité de Krzywizna (région d’Opole). Le petit village se trouve à environ deux heures de route de Wroclaw. C’est un panneau publicitaire, situé juste en face de l’église, qui nous entraîne vers l’atelier de Jagoda…

P.P.H.U. Jagoda, une affaire de famille

En 1995, ses deux enfants sont déjà suffisamment autonomes et Jagoda se sent mère, épouse et femme accomplie. Elle respecte le modèle classique selon lequel la famille passe avant la carrière. Mais, à l’aube de ses 30 ans, elle conçoit l'idée de concrétiser son rêve: devenir une femme d’affaires! Les changements socio-économiques provoqués par la transition rendent ce rêve possible.

Jagoda et son mari, Marian Kowal, décident de monter leur propre affaire avec des économies familiales. Comme beaucoup d’autres petits entrepreneurs, ils n’essaient pas d’obtenir des aides nationales[2]. La principale motivation qui conduit à créer une entreprise durant la période postcommuniste est d’être son propre patron. Or, solliciter des prêts ou des subventions suppose de fournir quantité de justificatifs tandis que des rapports réguliers doivent être remis au bailleur de fonds. Les Kowal choisissent de développer leur affaire sans réel business plan, en autodidactes. C’est pour eux le moyen le plus rapide et le plus facile de démarrer.

C’est la belle-sœur de Jagoda qui leur suggère de tenter le business de la lingerie. Au moment de prendre sa retraite, et après avoir travaillé vingt ans comme technicienne dans cette industrie, elle investit son savoir-faire dans une start-up pour former les premières employées. Jagoda, elle, se charge des ventes et des relations avec les clients. Elle connaît bien ce domaine car, pendant plusieurs années, elle a travaillé comme vendeuse dans une boutique de chaussures.

Depuis qu’il a 14 ans, son fils Dawid s’implique dans l’affaire familiale en s’occupant principalement des tâches administratives. Aujourd’hui, âgé de 19 ans, il étudie la finance et le management à l’Université de Wroclaw dans le but de reprendre un jour l’entreprise de ses parents. Sa sœur ainée, Magda, travaille en Irlande. Elle manifeste moins d’intérêt que son frère pour l’affaire familiale, mais il est prévu qu’à son retour en Pologne elle s’occupe de la boutique en ligne, de la logistique et des stocks.

Beaucoup de jeunes comme Magda quittent la Pologne pour travailler à l’étranger, particulièrement en Angleterre ou en Irlande. Cela pose un problème de ressources humaines pour les petites entreprises comme celle de Jagoda. Ses employées vivent principalement dans la campagne toute proche. Ce sont des mères ou des jeunes femmes qui pensent fonder une famille. Elles ont entre 20 et 45 ans. De temps en temps, Jagoda emploie de jeunes apprenties. Ses soucis sont ceux de tout manager: gérer les congés maladie imprévus ou l’annonce d’un congé de maternité, tenir à jour les documents administratifs, assurer un volume d’affaires suffisant pour payer à temps les salaires et les taxes... Avant la crise, les employées de Jagoda avaient demandé des augmentations de salaires qu’elles ont partiellement obtenues. Depuis, si l’entreprise n’est pas en danger, l’attitude des employées a évolué: elles proposent de faire des heures supplémentaires et se montrent surtout inquiètes de la pérennité de leur revenu.

L’essor d’un business

Il y a quatorze ans, Jagoda a lancé son affaire avec cinq machines et deux techniciennes. Aujourd’hui, l’atelier se compose de vingt machines et Jagoda peut employer dix femmes à plein temps. Le travail est organisé en deux équipes: l’une travaille le matin, l’autre commence l’après-midi et travaille jusqu’au soir. Avec ce fonctionnement, Jagoda a augmenté sa capacité de production.

Les activités de l’entreprise sont réparties sur deux étages: bureaux, atelier de couture et stocks se trouvent au rez-de-chaussée; découpe, conception des modèles et fabrication au premier étage. La machine à découper est électroportative, on ne trouve pas ici de conception assistée par ordinateur (CAO), une évidence dans les manufactures modernes et les bureaux de design. Mais le coût de ce type d’équipement est élevé. Jagoda ne peut se permettre que quelques machines spécialisées comme en possèdent les grandes usines de textile.

L’entreprise produit essentiellement dans le cadre de contrats B2B, mais elle possède également son propre catalogue de modèles. Ceux-ci sont disponibles à l’achat dans l’unique point de vente de la société, sur le marché de Kluczbork (tout prêt de Krzywizna), ainsi que dans sa boutique en ligne (http://bieliznadlaciebie.eu). La conception des modèles et leur déclinaison dans les différentes tailles sont réalisées à la main par Pani Bozena. Ses dessins peuvent ne pas paraître aussi modernes que ceux d’une grande marque de lingerie internationale, mais ils correspondent bien au marché local. En outre, Jagoda exporte une partie de ses produits vers l'Allemagne, la République tchèque et la Slovénie. Quant à la matière première, elle aime l’acheter en Pologne et qu’elle soit d’origine polonaise. Initialement, sa propre production de lingerie était déclinée en dix coloris. Mais aujourd’hui, en dehors d’opportunités occasionnelles intéressantes avec ses fournisseurs, elle limite son offre aux classiques: noir, beige, blanc, écru.


L’atelier de Jagoda. © Britta Uschkamp.

Une affaire de femme…

Jagoda fait partie de ces femmes polonaises qui mènent leur propre affaire. Néanmoins, elle ne figure pas sur les statistiques officielles car c’est le nom de son mari qui est inscrit sur les registres. Les chiffres de l’entrepreneuriat féminin en Pologne sont difficiles à obtenir de l’Office national des statistiques (GUS), qui ne tient aucun compte des différences de genre dans ce domaine. Cependant, d’après Ewa Lisowska, professeur spécialisée dans l’entrepreneuriat des femmes à l’Ecole d’Economie de Varsovie, la part des femmes parmi les entrepreneurs s’élevait à 35 % en 2007. Il y a environ un million de femmes qui s’auto-emploient dans le pays actuellement, principalement dans le secteur agricole (600 000). Cela représente 15 % des femmes qui travaillent (ce chiffre étant de 23 % chez les hommes) et, si l’on prend en compte l’aide des membres de la famille dans l’affaire -comme dans le cas de Jagoda-, ce sont 21 % des Polonaises au travail qui dirigent leur entreprise (28 % chez les hommes).

…initiée dès la chute du communisme…

Le succès de l’entrepreneuriat auprès des Polonaises remonte à la période de transition. Celle-ci s’est traduite par l’émergence soudaine d’un marché du travail compétitif et de forts taux de chômage. Celui-ci toucha les femmes de plein fouet (14 % en 1995 contre 11 % chez les hommes ; en 1992 il y avait 143 femmes au chômage pour une offre d’emploi, contre 56 hommes). En outre, elles faisaient face à la persistance des stéréotypes de genre sur le marché de l’emploi et à des attitudes conservatrices quant à leurs responsabilités vis-à-vis de la famille et de l’éducation des enfants.

Dans le secteur privé classique, les femmes n’eurent pas accès aux postes managériaux. Au début des années 1990, dans 59 % des entreprises polonaises privées (contre 7 % des entreprises publiques), il n’y avait pas une seule femme occupant un poste de management. Cependant, l’explosion du secteur privé créa aussi de nombreuses opportunités pour l’entrepreneuriat ou l’auto-emploi.

Pour les femmes, cela représenta une opportunité inédite. Car, sous le régime communiste, elles avaient pris l’habitude de participer à l’essor de l’économie et d’occuper des postes à temps plein, tout en gérant leur foyer. Au début de la décennie 1990, leur part dans la fonction de dirigeant d’entreprise ne cessa d’augmenter: de seulement 2,7 % des employeurs en 1989, elles devinrent 33 % en 1991, puis 39 % en 1995. En 1997, plus d’une femme sur cinq travaillant était une entrepreneure. A cette époque, les femmes dirigeaient surtout des commerces de détail, des exploitations agricoles et des ateliers de confection comme celui de Jagoda[3].

Aujourd’hui, qui sont les femmes entrepreneures en Pologne ? Essentiellement des femmes âgées de 45 ans et plus. La plupart ont au moins un niveau d’éducation moyen, mais beaucoup possèdent une formation en économie, en sciences humaines ou techniques, ou en sciences de l’ingénieur. Les plus jeunes se montrent aussi de plus en plus attirées par cette forme d’emploi. D’après une étude du Pr Lisowska, 70 % des 18-24 ans souhaitaient créer leur entreprise en 2007. Les secteurs que les femmes privilégient sont le commerce et le e-commerce, ainsi que les services aux entreprises (relations publiques, marketing, formation, consulting, comptabilité, etc.), la restauration ou l’alimentation.

D’une manière générale, plus de 60 % des Polonaises considèrent que diriger son entreprise est beaucoup plus avantageux que de travailler comme employée. Leur principale motivation serait la quête de l’indépendance, de l’aisance financière, de l’épanouissement professionnel ou d’une satisfaction personnelle. Cependant, l’expérience du marché de l’emploi traditionnel pèse souvent dans la balance, puisqu’il demeure discriminant à l’égard des femmes. A l’heure actuelle, pour 35 % des femmes propriétaires de firmes, c’est la menace d’une perte d’emploi ou les difficultés à (re)trouver un emploi dans le secteur formel qui les ont motivées. La création d’entreprise était déjà un moyen d’éviter le chômage pour 33 % des femmes en 1993 et pour 46% d’entre elles en 1995. Il semble qu’aujourd’hui cette dimension demeure.

…et soutenu par l’UE

Dans le contexte européen, la part des femmes entrepreneures de la Pologne est très élevée (en moyenne, dans l’UE 25, 11 % des femmes travaillant étaient auto-entrepreneures en 2005). Mais le Département pour les femmes, la famille et la lutte contre les discriminations, créé au sein du ministère du Travail et de la politique sociale en 2006, a l’intention d’encourager encore davantage l’entrepreneuriat féminin. Entre 2007 et 2008, il a lancé plusieurs campagnes, dont l’une intitulée « C’est bon d’être une femme d’affaires ! » (Jak dobrze byc przedsiebiorcza kobieta !). Ces campagnes sont financées par le Fonds social européen (FSE), qui finance également des programmes de formation au niveau des régions. Le tout sur fond d’encouragement à la création de start-up, particulièrement chez les femmes, de la part de la Commission européenne, dans le cadre du Small Business Act pour l’Europe qu’elle a lancé en 2008.

Notes :
[1] P.P.H.U.: Przedsiębiorstwo Produkcyjno Usługowo Handlowe (Société de production, de commerce et de service).
[2] Une étude de 1993 montre que seulement 2 % des créateurs d’entreprise mentionnaient les incitations gouvernementales (programmes en faveur de l’entrepreneuriat) comme un facteur de décision. Généralement, les politiques pratiquées en la matière apparaissait aux yeux des entrepreneurs plutôt comme des barrières (fiscalité, bureaucratie). Cité dans Mroczkowski Tomasz, “Women as employees and entrepreneurs in the Polish transformation”, Industrial Relations Journal, 1997, vol. 28, n°2. p. 85-86.
[3] Ibid note 2.

Photos : Britta Uschkamp.

* Britta USCHKAM (Créatrice de lingerie) et Amélie BONNET.

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