En Asie centrale, perpétuer les traditions, à tout prix

Difficultés sociales, renforcement des traditions et migration économique sont intimement liés.


Plus de quinze ans après les indépendances, le renforcement des traditions rituelles constitue en Asie centrale une manière de se protéger. Appauvris par la chute de l'URSS et des transitions autoritaires, les peuples d'Asie centrale font face à une aggravation des problèmes socio-économiques depuis 1991. Dans la vallée de Ferghana, région la plus peuplée mais également la plus pauvre d'Asie centrale, les dépenses essentielles pour subvenir aux besoins d'un foyer sont cependant devancées par celles qui permettent de perpétuer des traditions, dont les modes d'organisation représentent un coût important pour les foyers ouzbeks : 1500 euros en moyenne, pour un salaire moyen - usine, université, administration - d'à peine 35 euros par mois. Le mariage met aux prises bien plus que deux familles : Il concerne toute la communauté, qui se rassemble autour de valeurs communes, réaffirmant ainsi une forme de stabilité face aux turpitudes du quotidien.

Chaque république, et dans une moindre mesure le Kazakhstan - où les jeunes se rebellent plus facilement et choisissent pour eux - observe un renforcement des traditions. Il s'agit d'une réaffirmation de l'autorité parentale à travers le règne absolu de la valeur mariage. En Ouzbékistan, au Kirghizstan et au Tadjikistan, les normes morales qui gouvernent la société sont claires : À vingt-cinq ans, ne pas être marié pose problème aux pères de famille, qui se mettent alors en quête d'un époux ou d'une épouse pour leur progéniture.


©Gilles Creton 


Mariage Bakhrom et Narguiza, fin avril 2007 à Oyim. Sur les tablées extérieures, samsa - chaussons à la viande - assiettes de riz pilaf - plat national ouzbek - et bols de soupe arrivent en permanence, apportés par hommes et femmes arborant leur plus grand sourire. Les dépenses rituelles sont le premier budget d'une famille à Oyim. ©Gilles Creton 

Premier poste de dépense en milieu rural. Mariages et rites funéraires sont le premier budget d'une famille à Oyim, petite ville de 23 000 habitants au fond de la vallée de Ferghana, à la frontière kirghize. Une façon de maintenir l'ordre social dans les communautés, de perpétuer des traditions millénaires mais également de s'appauvrir. Les dépenses rituelles dans cette ville textile passent avant les dépenses de consommation courante (habillement, nourriture, logement), contrairement à Tachkent, où les dépenses de nourriture viennent en première position.

L'an dernier en Ouzbékistan, selon les chiffres officiels, 207 300 mariages ont été célébrés, soit une hausse de 0,8 pour mille par rapport à 2005. Le prix moyen d'un mariage s'élevant à 1500 euros, on peut estimer les dépenses maritales à près de 415 millions d'euros. Sans compter celles liées aux cérémonies funéraires (trois jours de deuil) ou à la circoncision. Au Tadjikistan voisin, le parlement débat en ce moment d'une nouvelle loi qui limiterait le prix des mariages. Dans ce pays, les dépenses rituelles atteignent, selon le président tadjik, près d'1,2 milliard d'euros - contre un budget de l'État d'à peine 750 millions d'euros.


À l'image des mariages en Afrique de l'Ouest, les danseurs se succèdent sur la piste en face des mariés et les convives leur remettent des billets. Environ 2 à 5 euros par danse. ©Gilles Creton 

Fin avril 2007. Jour de mariage à Oyim. Trois jours de préparation, trois jours de fête qui voient défiler amis, proches, voisins, chefs de mahalla - quartier - et autres personnalités locales. Une fête traditionnelle pour laquelle les familles ont économisé durant plusieurs années. C'est surtout l'argent de l'émigration qui a permis de financer ce mariage, comme tant d'autres. Achat des denrées alimentaires, des cadeaux - des coffres en bois finement taillés et des couvertures colorées - et du matériel technique de sonorisation... La facture s'élève à près de 2 000 euros, ce qui représente 57 mois de salaire - presque cinq années - pour un employé d'Oyim Tekstil, la fabrique de draps locale.


©Gilles Creton 


Dilrom, 17 ans, veut faire de l'amour la valeur prioritaire de son futur mariage. Elle entend batailler pour faire respecter son choix par ses parents. Depuis plusieurs années, elle collectionne des petites cartes sur l'amour, qu'elle récupère en achetant des chewing-gums de la marque "Love is..." ©Gilles Creton 

Domination familiale, domination de l'État. Le mécanisme qui conduit à la soumission quasi systématique des enfants par rapport aux choix familiaux - une forme d'autorité - est une reproduction de la domination qu'exerce le régime ouzbek sur les membres de la société. Une obligation, une référence incontournable, une chape de plomb aussi. Pieds et mains liés, soumis au contrôle des chefs de mahalla - quartier -, les Ouzbeks n'ont que l'exil ou l'isolement comme option pour affirmer des choix strictement personnels qui trancheraient avec les normes traditionnelles. Ainsi pour une adolescente ouzbèke, se marier avec un Tatar ou un Bachkir peut provoquer une hostilité familiale. Le rite qui consiste à prolonger la famille dans un même groupe ethnique de la famille risque alors d'être rompu.

L'amour ne vient souvent qu'après le mariage, et si par malchance celui-ci n'arrive jamais, le divorce reste encore une solution marginale qui jouera de toutes façons en défaveur de la femme. Les proches essaieront de décourager à tout prix la femme mariée de se séparer de son mari, qu'il faut respecter avant tout et malgré tout. En Ouzbékistan, le divorce est assimilé à une rupture violente avec les normes dominantes de la société. Il est une forme de rébellion, de dissidence. En 2006, le nombre des divorces s'est pourtant élevé, selon des statistiques officielles, à 16 500, pour plus de 200 000 mariages.


Au poste-frontière de Kelès, dans la province de Tachkent, l'automne est une période de migration massive des Ouzbeks de tous âges vers les chantiers de Russie ou du Kazakhstan. Près de 200 personnes, une majorité d'hommes mariés laissant femmes et enfants sur place, attendaient de passer la frontière. Le premier passé sera celui qui aligne le plus gros bakchich aux douaniers kazakhs. On peut attendre plusieurs jours. ©Gilles Creton 

Exils. Pour financer les dépenses rituelles, construire les maisons où logera toute la famille ou investir dans une voiture, qui deviendra source de revenus grâce au système officieux des taxis, la société ouzbèke s'expatrie en Russie. Environ 30 % de la population d'Ouzbékistan a quitté le pays pour la Fédération, selon des estimations non-officielles. Au niveau local, la « fuite des bras », si elle permet de faire rentrer de l'argent au pays, implique quantité de nouveaux problèmes. Au premier rang desquels l'éclatement des familles - avec toutes les conséquences éducatives et psychologiques que le célibat forcé implique - et le renforcement des onéreuses traditions, qui permettent à de nombreuses personnes de garder leur rang social dans la communauté.

Dès le retour des beaux jours (mars-avril-mai), les Ouzbeks partent travailler au moins jusqu'à l'hiver, pendant six mois, sur les chantiers de Russie ou du Kazakhstan. Les conditions de travail y sont particulièrement dures. Leur statut est en grande majorité celui de travailleur illégal mais leurs salaires sont dix fois supérieurs à ceux pratiqués en Ouzbékistan (environ 7 euros par jour sur un chantier de Moscou).

Officiellement, les chefs de mahalla, à l'instar de celui du quartier Kokalam, 3 000 habitants, expliquent que la situation est catastrophique. Contrairement à leurs supérieurs, ils ne cherchent pas à nier que l'exil des autochtones est massif : Près de 5000 hommes ont déjà quitté la douceur d'Oyim pour rejoindre les chantiers russes ou kazakhes, où les conditions de vie et de travail sont dures. Certains chercheurs estiment à près de cinq millions la diaspora ouzbèke dans le monde. Officiellement, il n'y a qu'une petite centaine de milliers d'Ouzbeks en Russie (102 658). Vingt à trente fois plus en réalité.

Par Gilles CRETON

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