Kosovo-Serbie : le principe de réciprocité au cœur de la discorde

Situés entre le nord du Kosovo et la Serbie voisine, les postes-frontières de Jarinjë/Jarinje et de Bërnjak/Brnjak se sont brusquement trouvés au cœur de l’actualité internationale au cours des derniers jours. En effet, le 20 septembre, le gouvernement kosovar a décrété l’obligation pour tout véhicule en provenance de Serbie de se munir de plaques d’immatriculation provisoires de la République du Kosovo. « Cest maintenant que commence l'ère où la Serbie va devoir shabituer au principe de réciprocité », a déclaré le Premier ministre kosovar Albin Kurti.


Albin Kurti, Premier ministre du Kosovo : « C’est maintenant que commence l'ère où la Serbie va devoir s’habituer au principe de réciprocité. » (source : page Facebook d’A. Kurti).Si cette mesure a provoqué une réaction véhémente du Président serbe Aleksandar Vučić qui y a vu une provocation, le Premier ministre kosovar a rétorqué que la même mesure était imposée depuis plus de dix ans aux ressortissants kosovars souhaitant se rendre en Serbie. Le 29 septembre 2021, un début d'apaisement est toutefois intervenu, avec la signature d’un accord sur les plaques d’immatriculation par le vice-Premier ministre kosovar Besnik Bislimi et le directeur du Bureau pour le Kosovo-et-Métochie Petar Petković, à Bruxelles, sous l’égide du Représentant spécial de l’UE pour le dialogue entre Belgrade et Pristina, Miroslav Lajčák. Un acte salué avec soulagement par l’Union européenne, mais qualifié de douteux par les partis d'opposition de chacun des deux pays.

La teneur et les termes précis de cet accord font en effet débat au sein des élites politiques kosovares, au point que les dirigeants de plusieurs partis demandent la publication du texte. B. Bislimi a affirmé que les conducteurs des deux côtés de la frontière pourraient désormais circuler dans les deux pays, à condition de se doter d’un autocollant affichant les symboles du pays d’arrivée, apposé sur ceux du pays de provenance. La mesure qu’avait imposée le Premier ministre kosovar il y a quelques jours consistait à obliger les voitures provenant de Serbie à se déplacer avec une plaque kosovare temporaire, comme l’exigeait la Serbie depuis des années de la part des voitures kosovares voulant se rendre sur son territoire. B. Bislimi a indiqué que la partie adverse était d’accord pour la mise en place des autocollants, à l’exception des plaques d’immatriculation portant l'inscription KM (Kosovska Mitrovica, désignation de l’État serbe pour la région du nord du Kosovo), en raison des prétentions territoriales de Belgrade. Le Premier ministre kosovar, A. Kurti, a par ailleurs précisé que cet accord était provisoire, en attendant l’élaboration d’un traité stable et durable.

Sur le plan diplomatique, l’accord prévoit que les barricades qui avaient été érigées autour de ces deux postes-frontières soient démantelées et que les troupes armées serbes et kosovares quittent les lieux à partir du 2 octobre 2021. En revanche, les effectifs de la KFOR (la force armée pour le Kosovo mise en place par l’OTAN) doivent rester sur les lieux pour apaiser les tensions.

La réciprocité politique, mesure récemment adoptée par l’État kosovar dans son jeu diplomatique

En droit international, le principe de réciprocité implique le droit à l’égalité et au respect mutuel entre les États. De ce fait, un État n’est a priori tenu à aucun engagement envers un autre si ce dernier ne fait pas de même. Suivant cette logique, un État appliquant des mesures à l’encontre des ressortissants d’un autre État ne pourra pas contester les agissements de ce dernier si celui-ci décide en retour d’appliquer la même mesure à l’encontre des ressortissants du premier.

Après la fin de la guerre en 1999, le Kosovo est devenu un protectorat international sous mandat de l’ONU. Après le retrait des troupes serbes et l’arrivée de la KFOR, le Kosovo a vécu sans véritable statut, jusqu’à ce que le Parlement kosovar déclare l’indépendance du Kosovo, le 17 février 2008. Le nord du Kosovo, composé d’une population majoritairement serbe, reste de facto contrôlé par la République de Serbie.

Reconnu par 98 des 193 pays membres de l’ONU, le Kosovo affiche aujourd’hui, comme la Serbie, son objectif d’adhésion à l’Union européenne. Au vu de leur lourd passé conflictuel, l’UE a imposé à ces deux candidats un accord de reconnaissance mutuelle définitif comme préalable à leur potentielle intégration européenne. La Serbie doit donc impérativement régler son différend avec le Kosovo pour pouvoir adhérer à l’UE.

Aujourd’hui, la politique du Kosovo vise à la fois à limiter l’intervention des acteurs étrangers et à durcir le ton avec le voisin serbe : l’application du principe de réciprocité en est un exemple frappant. Il a été imposé pour la première fois en 2018 par le gouvernement de Ramush Haradinaj (Premier ministre de 2017 à 2019), avec la taxation à 100 % des produits serbes et bosniens entrant au Kosovo. Une mesure qui avait fait énormément réagir la Serbie et avait beaucoup surpris la communauté internationale, la Bosnie-Herzégovine et la Serbie n’effectuant pas de blocage aussi radical sur les produits kosovars à l’exception de ceux portant le tampon « République du Kosovo ».

L’épisode des plaques d’immatriculation est la deuxième manifestation de cette volonté d’appliquer le principe de réciprocité. Lors d’une intervention dans le cadre de l’émission Interaktiv de KTV en date du 29 septembre, B. Bislimi a précisé que cette « mesure [n’était] pas contre les citoyens serbes, et [n’avait] rien à voir avec des questions ethniques » mais… signifiait simplement que tout véhicule en provenance de Serbie devrait désormais se munir de plaques d’immatriculation provisoires (leur validité aurait été de deux mois et leur prix de 5 €). Il a surtout rappelé le contexte de cette mesure : il ne s’agit pas d’une décision que le gouvernement kosovar aurait prise dans le but de provoquer ou de nuire à la Serbie, quand bien même Pristina serait en parfaite légitimité et légalité d’appliquer le principe de réciprocité tel que prévu par le droit international. Le vice-Premier ministre a expliqué que cette décision intervenait avant tout en raison de l'expiration de l’accord en vigueur jusqu’alors, daté de 2011 et présenté comme provisoire puisqu’il prévoyait qu’« à terme » les deux parties acceptent les plaques d’immatriculation de l’autre État simplement en cachant le symbole de l’État de provenance avec des autocollants. Or, cet engagement n’a pas été respecté par la Serbie, qui n’a jamais accepté les véhicules en provenance du Kosovo munis d’un simple autocollant cachant le symbole de l’Etat que Belgrade ne reconnaît pas, et a donc continué d’exiger de chaque véhicule en provenance du Kosovo l’équipement avec des plaques d’immatriculation provisoires. L’accord expirant de toute façon le 15 septembre 2021, il fallait modifier la situation. De fait, l’accord désormais caduc a donc été remplacé par la mesure de réciprocité mise en œuvre, déjà prévue dans le texte initial, et en attendant la négociation d’un nouvel accord. Pour Pristina, qualifier les agissements du gouvernement kosovar d’actes provocateurs paraît dès lors démesuré : la provocation serait plutôt à imputer au gouvernement serbe qui a déployé durant quelques jours chars et avions à proximité de la zone frontalière, et qui aurait instrumentalisé les Serbes vivant dans le nord du Kosovo, où des émeutes et des manifestations ont eu lieu, menant à l’érection de barricades.

Vers une émancipation du Kosovo vis-à-vis de lUE ou une simple réaffirmation de souveraineté ?

Durant les quelques jours de tensions, l'Ambassadeur des États-Unis à Pristina, Philip Kosnett, et le porte-parole de l’UE pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, Peter Stano, ont appelé les parties à garder leur sang-froid et à trouver rapidement un compromis. « Nous avons un accord ! Après deux jours d'intenses négociations, un accord sur la désescalade et la voie à suivre vient d'être trouvé. Je remercie Besnik Bislimi et Petar Petković pour leur disponibilité à négocier et à s'entendre pour le bien du peuple », s’est exclamé Miroslav Lajčák le 29 septembre.

L’accord peut être examiné dans trois dimensions : d’abord, il suscite le soulagement des populations de la région et des deux pays, qui ne peuvent qu’y gagner sur le plan de leurs relations diplomatiques et politiques. Il peut également être vu comme une affirmation du Kosovo dans sa stratégie diplomatique régionale : Pristina marque ainsi sa volonté de procéder à un tournant décisionnel, en agissant en toute autonomie et comme un État pleinement souverain. Enfin, pour les plus sceptiques – dont un bon nombre des partis d’opposition kosovars –, ce compromis ne serait en fait qu’une apparence de victoire pour le Kosovo : cet « accord des stickers » constitue de fait un retour en arrière pour l’État du Kosovo et ne relève pas vraiment d’une progression ou d’une affirmation du pays sur la scène internationale puisqu’il ne revient finalement qu’à faire appliquer une mesure qui date de 2011.

Quelle que soit l’interprétation adoptée, force est de reconnaître que cet épisode a révélé la nécessaire médiation d’une Union européenne pourtant souvent décriée, tant en Serbie qu’au Kosovo, comme trop passive. Or, c’est bien elle qui a permis d’éviter des débordements ultérieurs.

Vignette : Albin Kurti, Premier ministre du Kosovo : « Cest maintenant que commence l'ère où la Serbie va devoir shabituer au principe de réciprocité. » (source : page Facebook d’A. Kurti).

 

* Arnaud Bezard, étudiant en Licence LLCER Albanais et Relations internationales (INALCO).

** Jehona Pnishi, étudiante en lobbying européen et représentation d’intérêts.

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