Roumanie : l’exploitation illégale des forêts, un fléau au cœur de l’Europe

Alors que la Roumanie abrite certaines des dernières forêts primaires d’Europe, l’exploitation illégale du bois y prend une ampleur alarmante. Corruption, crime organisé, défaillances institutionnelles : le phénomène met en péril un patrimoine écologique unique et fragilise les communautés locales. Malgré les initiatives nationales et européennes, la lutte demeure difficile.


Abattage clandestin dans les Carpates (Copyright Pixabay).La Roumanie possède près de sept millions d’hectares de forêts, dont certaines figurent parmi les plus anciennes d’Europe. Mais ce patrimoine, essentiel à la biodiversité du continent et protégé en partie par le réseau Natura 2000, est aujourd’hui gravement menacé. Les coupes illégales, plus massives encore que les exploitations autorisées selon des données divulguées en 2024, touchent en priorité les forêts primaires et alimentent un trafic lucratif porté par la corruption et des réseaux criminels bien implantés. Face à ce phénomène endémique, les autorités roumaines et l’Union européenne tentent de renforcer les mécanismes de contrôle et de transparence, sans parvenir pour l’instant à enrayer durablement la crise.

Un patrimoine forestier exceptionnel menacé par les coupes illégales

Avec près de 6,9 millions d’hectares de forêts, soit environ 29 % de son territoire, la Roumanie abrite des écosystèmes parmi les plus précieux du continent. Une partie de ces zones est intégrée au réseau Natura 2000, qui protège notamment des forêts primaires uniques en Europe. Celles-ci jouent un rôle essentiel dans la régulation du climat, la qualité des sols, la biodiversité et l’approvisionnement en eau potable.

Ce patrimoine est pourtant gravement fragilisé par l’exploitation forestière illégale qui a pris, ces dernières années, une ampleur sans précédent. Selon un inventaire forestier gouvernemental publié en 2024, environ 20 millions de m³ de bois sont coupés illégalement chaque année, soit plus que les volumes prélevés légalement. Cette situation traduit à la fois la rentabilité du trafic et la faiblesse des mécanismes de contrôle.

Les conséquences sont multiples. Sur le plan économique, le secteur forestier représente environ 3,5 % du PIB roumain mais l’ampleur des coupes illégales prive l’État de recettes considérables et perturbe les entreprises respectueuses des règles. Sur le plan écologique, les quelque 525 000 hectares de forêts primaires restantes figurent parmi les premières victimes, notamment dans les Carpates. La disparition d’habitats naturels entraîne l’érosion des sols, la dégradation de la qualité de l’eau, des risques accrus de glissements de terrain et la perte d’espèces emblématiques comme l’ours brun et le lynx.

Les impacts sociaux ne sont pas moins préoccupants. Dans de nombreuses régions rurales, les populations dépendent encore des ressources forestières pour leur subsistance. Leur affaiblissement contribue à l’exode vers les centres urbains. Par ailleurs, les violences visant les défenseurs de l’environnement témoignent de la gravité du problème : 185 personnes ont été menacées et 6 assassinées entre 2014 et 2020, selon Euronews.

Les moteurs d’un phénomène endémique

Si l’exploitation illégale du bois prospère en Roumanie, c’est parce qu’elle repose sur un ensemble de facteurs profondément enracinés. La corruption administrative figure parmi les plus déterminants. Comme le montre une enquête publiée par Politis, certains agents publics ferment les yeux sur des coupes non autorisées, falsifient des documents ou entravent des enquêtes en échange de pots-de-vin, créant un climat d’impunité. Dans cet environnement permissif, les réseaux du crime organisé opèrent avec efficacité : blanchiment de bois illégal, intimidation, infiltration des filières de transport.

La demande intérieure contribue, elle aussi, à l’essor du phénomène. Près de 3 millions de foyers se chauffent encore au bois, ce qui représente environ 18 millions de m³ de consommation annuelle. Cette pression constante favorise un marché parallèle où le bois illégal, meilleur marché, circule aisément.

Les entreprises ne sont pas toujours étrangères à ce système. Certaines — roumaines ou étrangères — achètent du bois à bas prix en feignant d’ignorer son origine douteuse, profitant d’un marché peu transparent. Cette porosité accroît la difficulté des contrôles et encourage la poursuite du trafic.

Enfin, la gouvernance forestière souffre de failles structurelles. Des réglementations mal appliquées, des effectifs insuffisants et une coordination déficiente entre institutions limitent la capacité de l’État à surveiller efficacement les coupes. Une étude a souligné notamment le manque de transparence dans l’attribution des permis, la faiblesse des mécanismes de responsabilité et l’absence de participation du public. Ces lacunes, cumulées à la complexité des procédures administratives, laissent aux exploitants illégaux une marge d’action considérable.

Des réponses nationales et européennes encore insuffisantes

Face à la montée des coupes illégales, les autorités roumaines ont adopté plusieurs mesures visant à renforcer la transparence et le contrôle du secteur forestier. L’une des plus marquantes est l’introduction, en 2016, du système de suivi numérique SUMAL 2.0, qui permet de suivre chaque chargement de bois depuis l’abattage jusqu’à sa commercialisation. Couplé à des outils de télédétection et à des systèmes d’information géographique, ce dispositif vise à limiter les falsifications et à documenter en temps réel les mouvements de bois. Le gouvernement a également durci les sanctions pénales afin de dissuader les opérateurs illégaux.

L’Union européenne a renforcé ces efforts en adoptant en 2022 un règlement interdisant l’importation de produits issus de la déforestation illégale. Cette mesure devrait avoir un impact notable sur les filières roumaines, en incitant les entreprises à garantir la traçabilité de leur approvisionnement et à recourir plus systématiquement à des certifications telles que le label FSC. L’UE soutient également la Roumanie par une aide financière et technique destinée à améliorer la gouvernance forestière et la capacité de contrôle des institutions nationales.

La société civile joue, elle aussi, un rôle essentiel dans la lutte contre ce fléau. Des ONG comme Greenpeace documentent les coupes illégales, publient des enquêtes, apportent un soutien juridique aux communautés locales et contribuent à maintenir le sujet dans l’espace public. Ces actions participent d’une vigilance indispensable, alors que les violences à l’encontre des défenseurs de l’environnement demeurent préoccupantes.

Sur le terrain de la recherche et de la formulation de politiques publiques, plusieurs travaux récents soulignent les pistes d’amélioration. Une étude récente(1) évalue par exemple la contribution potentielle de produits forestiers mieux gérés à la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre. D’autres analyses insistent sur la nécessité de renforcer la coordination institutionnelle, d’accroître la transparence dans l’attribution des droits d’exploitation et d’impliquer davantage les communautés locales dans les décisions relatives à la gestion des forêts.

Ces avancées témoignent d’une prise de conscience croissante, mais elles peinent encore à enrayer l’ampleur du phénomène. Le succès des réformes dépendra de leur application effective, de la lutte contre la corruption et de la capacité des institutions roumaines à imposer des règles strictes dans un secteur où les intérêts économiques demeurent puissants.

Un combat encore loin d’être gagné

La Roumanie se trouve aujourd’hui confrontée à l’un des défis environnementaux les plus graves de l’Union européenne : préserver un patrimoine forestier exceptionnel tout en luttant contre un système illégal bien établi. Malgré les efforts engagés ces dernières années – renforcement des contrôles, traçabilité numérique, appui européen, mobilisation croissante des ONG —, l’exploitation illégale continue de prospérer, portée par la corruption, les réseaux criminels et les failles de la gouvernance forestière.

Les initiatives nationales et européennes marquent une évolution nécessaire, mais demeurent insuffisantes face à l’ampleur du phénomène. La protection durable des forêts roumaines suppose non seulement des instruments juridiques robustes, mais aussi une volonté politique forte, une application rigoureuse des sanctions et une participation accrue des communautés locales. Garantir la transparence, renforcer les contrôles et lutter sans relâche contre l’impunité seront des conditions essentielles pour protéger l’un des derniers grands massifs forestiers d’Europe et préserver les écosystèmes qui en dépendent.

Note :

(1) C. I. Braga & alii, « Assessing the greenhouse gas mitigation potential of harvested wood products in Romania and their contribution to achieving climate neutrality », Sustainability, 17(2), 640, 15 janvier 2025.

 

Vignette : Abattage clandestin dans les Carpates (Copyright Pixabay).

 

* Hélène Debuisschert est étudiante en master de Management durable et Impact social à l’ESSCA Paris.