Il suffit de parcourir une station de tram pour que Prague change de face. En quelques centaines de mètres, la capitale tchèque se retourne comme un gant. Elle abandonne les vitrines étincelantes de modernité de ses centres commerciaux pour dévoiler le visage moins glorieux de la ghettoïsation des Roms. Smichov est ce quartier de contrastes saisissants, de flux sans rencontres, d'îlots de richesse et de pauvreté. A l'image de la ville tout entière.
"Andel", annonce la voix pré-enregistrée du tramway de la ligne 10. Les passagers se ruent en masse vers les portes de sortie; une nouvelle foule compacte les remplace aussitôt. L'heure de pointe s'éternise dans ce nœud de circulation. Correspondance entre neuf lignes de tram et une ligne de métro qui traverse la ville d'ouest en nord-est, la plate-forme brasse une population affairée dans un cadre qui n'en finit pas de muer. Partout, des immeubles d'affaires flambant neufs élèvent leur architecture novatrice. Une sonnerie, le tramway s'ébranle et repart déjà. Il prend de la vitesse alors que les centres commerciaux laissent place à d'immenses chantiers. Des terrains mis à nu, labourés par des grues qui préparent de nouvelles constructions. Une autoroute aérienne, empruntée par un flot incessant de véhicules, surplombe cet enchevêtrement. La voix annonce bientô t: "Prochain arrêt, Bertramka". Le tramway passe sous l'autoroute et continue dans une longue avenue bordée d'immeubles gris et délabrés. Accoudés aux fenêtres, appuyés à la porte du bar au coin de la rue, des Roms discutent et s'interpellent.
Le tram s'arrête. Il a parcouru 800 mètres mais semble être passé dans un autre monde. D'un côté de l'autoroute, la frénésie des investissements et de la consommation; de l'autre, la pauvreté et l'exclusion d'une communauté qui investit un quartier délaissé par les autres Pragois.
Anciennes usines Tatra
Il y a 20 ans, ce quartier offrait pourtant une certaine cohérence. Les usines de véhicules Tatra y étaient installées, avec les logements de ses ouvriers à proximité. Les habitants de cette partie de Smichov, n'ont en effet jamais été très riches. Au milieu des années 1990, les usines Tatra ont déménagé à l'extérieur de la ville. Ce projet était déjà à l'ordre du jour dans les années 1980 : le manque de place rendait nécessaire une délocalisation.
Le patrimoine industriel abandonné ne pouvant pas faire l'objet d'une réhabilitation, les terrains furent rasés et soumis à un remodelage complet. Le projet initial de réutilisation de l'espace prévoyait la construction de logements. Mais la politique libérale menée par la municipalité a finalement favorisé l'implantation de centres commerciaux, plus rentables. C'est la construction de l'hôtel Mövenpick par des investisseurs autrichiens qui a initié la refonte du quartier et la ruée des investisseurs étrangers. De l'ancien site industriel ne subsistent plus que deux bâtiments: une maison classée, perdue au milieu d'un chantier, et un corps de bâtiments réhabilité qui abrite depuis peu le centre commercial Italsky Dum. Car le nouveau quartier est placé sous le signe du commerce et des affaires. Novy Smichov, avec son hypermarché Carrefour et ses magasins français, attire une clientèle hétéroclite: des Pragois encore fascinés par l'abondance qu'offrent les grandes surfaces côtoient des expatriés, des personnes au niveau de vie élevé. Ici, la consommation a un prix plus fort qu'ailleurs et seuls les ménages aux revenus confortables peuvent s'y approvisionner quotidiennement. Presque en face, l'immeuble Zlaty Andel de l'architecte Jean Nouvel, abrite des magasins, mais aussi les bureaux de la firme américaine ING (assurance, banque, gestion de capital).
Andel est l'un des gros quartiers d'affaires de Prague. Le marché de location de bureaux dans la ville est florissant: nombre de sociétés internationales y établissent des filiales. En 2003, plus de 20 000 m2 de bureaux ont été loués dans Andel Park. Le projet Andel City, du promoteur autrichien UBM, abrite déjà le multiplex de cinémas Village Andel, des bureaux, hôtels et restaurants destinés à une clientèle internationale. Une ville dans la ville, à l'usage des hommes d'affaires.
Site de revitalisation
Cette mue spectaculaire n'a rien d'étonnant quand on sait que Smichov fait partie des trois quartiers du XIXe siècle que la municipalité a décidé de réhabiliter : avec Karlin et Holešovice, ce quartier est en passe de devenir un nouveau centre. Avec pour objectif de relayer le centre historique de Prague et de participer à sa décentralisation spatiale. L'autoroute qui borde Smichov concrétise le projet de contournement du centre-ville par l'Ouest, l'Est étant déjà pourvu d'une grande artère qui traverse la ville. Objectif : fluidifier le trafic automobile et désengorger les grandes avenues qui quadrillent la ville en modifiant l'organisation radiale de la circulation, héritière de l'époque communiste. Deux tunnels ont donc été percés sous la colline de Hradcany pour ce périphérique intérieur, dans le but de laisser respirer le centre et d'enterrer les nuisances sonores. C'est Metrostav, le principal constructeur de Prague, qui a été chargé de la réalisation de ce projet. A la sortie, les véhicules débouchent dans Smichov, pour se diriger très souvent vers le parking gratuit de Carrefour. Ce dernier intensifie la densité de circulation en attirant quelques 40 000 voitures par jour…
Pourtant, aucun schéma directeur n'est bien déterminé par la municipalité pour définir précisément l'aménagement du quartier. La priorité semble être donnée aux infrastructures et équipements publics: le plan d'urbanisme mise sur la décentralisation de Prague. Le parti libéral ODS (parti de l'actuel Président Vaclav Klaus), aujourd'hui à la tête de la ville, laisse les lois du marché réguler les aménagements. Résulta t: les promoteurs les plus offrants obtiennent les terrains. Toutefois, urbanistes et architectes exercent une forte pression sur la municipalité pour favoriser une réflexion de fonds sur l'équilibrage de l'aménagement de Prague. Sous leur impulsion, des logements vont être construits à Andel. En 2004-2006, Smichov bénéficiera en outre du fonds structurel européen au titre du rééquilibrage régional.
Frontières de la modernisation
De l'autre côté de l'autoroute, sorte de frontière entre riches et pauvres, le paysage est différent. La rue Plzenska semble abandonnée: immeubles délabrés, lourds rideaux de fer rouillés qui scellent des commerces fermés, enseignes défraîchies, vestiges d'une grande épicerie ou d'un bistro… Le quartier offre une image en décomposition. Comme déserté. Pourtant, il vit et palpite: les Roms, auparavant dispersés sur la rive gauche de la Vltava, ont quitté ce quartier et occupent maintenant les habitations que les anciens ouvriers des usines Tatra ont délaissées pour se rapprocher de leur nouveau lieu de travail.
Après la révolution de velours de 1989, la vague de privatisation et de restitution des habitations à leurs anciens propriétaires a entraîné de larges mouvements dans l'habitat. En échange d'une compensation financière, nombre de Tziganes ont quitté leur logement. Faute de véritable politique publique en matière de logement et d'intégration des minorités au début des années 1990, ils se sont regroupés autour d'axes peu occupés dont la rue Plzenska faisait partie. Parfois avec l'accord de la municipalité à qui appartenaient beaucoup d'immeubles.
Smichov, nouveau ghetto tzigane ? Le terme paraît un peu fort, mais il permet d'embrasser la réalité d'une communauté qui reste en marge de la société tchèque en général et pragoise en particulier. Malgré les programmes mis en place par l'Union européenne pour réduire les discriminations à leur égard et favoriser leur intégration, les Roms sont encore concentrés dans des espaces urbains d'où la mixité est absente. Et l'on ne peut que s'interroger sur la politique menée par la municipalité actuelle dont le projet est de revendre les logements problématiques dont elle est propriétaire, à des prix certes modestes mais encore inaccessibles à la population tzigane.