Le ghetto de Varsovie se réinvente

On dit ghetto ? On pense immédiatement, inévitablement : Varsovie. Le ghetto de Varsovie: symbole d'un drame, image de l'absurde. L'histoire a tristement associé ces deux noms, devenus inséparables.


Mais on ignore qu'il est bien d'autres raisons d'associer Varsovie et son ghetto. Ce quartier était dynamique, avant guerre. Il revit, aujourd'hui, au cœur de Varsovie, au cœur des changements les plus marquants de la ville. Il a vécu et vit encore au rythme de ce qui fait l'identité de Varsovie, sa nature profonde aussi bien que l'image qu'elle donne au monde. L'ancien ghetto résume l'histoire de Varsovie, il en exprime également les transformations économiques et sociales majeures. C'est un quartier en transition, un microcosme, un concentré d'histoire, une anticipation de l'avenir.

Un résumé de l'histoire

Situé à l'ouest de la vieille ville, l'ancien ghetto juif de Varsovie, bien qu'il ne représente qu'une infime partie de la ville (2,4 % de sa surface de 1939), est l'un des quartiers les plus emblématiques, tant par ce dont il témoigne sur le martyre des Juifs polonais pendant la Seconde Guerre mondiale que par la marque des traumatismes provoqués par le conflit. Varsovie fut en effet détruite méthodiquement : sur les 780 bâtiments historiques recensés avant-guerre, seuls 35 étaient encore debout en 1945[1]. Le ghetto fut détruit en quasi-totalité pendant les combats qui opposèrent les insurgés à l'armée allemande et ils s'achevèrent avec la mise à feu du quartier par les nazis.

Le quartier renaît au cours des années 50 et 60. Aujourd'hui, au sein de ce secteur subsistent des bâtiments en briques datant de la période d'avant-guerre, criblés d'impacts de balles et d'obus. Ils cohabitent avec des bâtiments de l'ère stalinienne et avec les plus récents gratte-ciels de Varsovie. Ils côtoient de rutilants commerces d'enseignes étrangères. Rares sont les lieux à Varsovie où le regard parcourt une si large palette de genres et de périodes de construction. Il semble que le quartier de l'ancien ghetto soit un de ceux qui représentent le mieux l'histoire de la ville au cours de la seconde moitié du XXe siècle, et qui en même temps reflète les mutations en cours. Depuis le début des années 1990, l'évolution urbanistique du quartier témoigne des profonds changements, en termes de structure sociale, de gestion urbaine et de fonctions économiques, de cette capitale.

Le creuset d'un renouveau social

Au début des années 1990, l'ancien ghetto, quartier résidentiel des programmes de reconstruction d'après-guerre, concentrait une population à faibles revenus (jeunes chômeurs, retraités de la fonction publique et petits fonctionnaires). Il se transforme de jour en jour sous l'influence d'un environnement où prospèrent les affaires et le commerce. Volodimir, installé depuis 1998 dans le quartier, raconte : "Autrefois je vivais dans un quartier dortoir, aujourd'hui dans un quartier d'affaires, mon cadre de vie s'en est vu amélioré, mais je dois dire que ma vie se passe plutôt en dehors". Les changements socio-démographiques furent parmi les premiers perceptibles: une population majoritairement âgée et à revenus plutôt modestes laisse peu à peu la place à une population rajeunie et plus aisée. L'ancien quartier et ses ruines disparaissent dans un chaos de grues et d'échafaudages. Un nouveau paysage urbain est en gestation, avec ses constructions de verre et d'acier, au pied desquelles des commerces et services de luxe répondent à la demande d'une population aisée. Le long de la rue Zelezna, la trentaine de bâtiments construits depuis le début des années 1990, pour l'essentiel peuplés de jeunes cadres, a fait surgir des établissements récréatifs tels que des bars et restaurants qui modifient de façon tangible l'atmosphère du quartier, et notamment son rythme de vie quotidien.

La rénovation: la part du visuel

Dès lors, l'ancien ghetto a-t-il encore une identité propre, vécue par ses habitants ? Agnieszka, qui jouit grâce aux chemins de fer polonais d'un appartement de fonction, estime que l'élément constitutif de l'identité du quartier tient essentiellement aux signes visuels hérités de la Seconde Guerre mondiale. Si les façades donnant sur la rue ont parfois été rénovées, celles qu'on peut entrevoir en pénétrant dans les cours sont le plus souvent en l'état depuis le conflit. Ce décalage entre façades "du dedans" et façades "du dehors" est perceptible dans une grande partie de la ville. Le phénomène fut stimulé par la rénovation des vitrines de commerces.

Un quartier au cœur des affaires

A cette rénovation se combine l'émergence d'un centre des affaires au cœur de Varsovie[2]. La construction de gratte-ciels dans cette partie de la capitale est le reflet des modifications fonctionnelles que connaît le centre de la ville. Ainsi cette zone, située en partie sur Srodmiescie et principalement sur Wola, devient un lieu de localisation des activités de bureau remplissant des fonctions économiques stratégiques de création, de décision et de contrôle (telles que la finance et la recherche-développement). C'est parce que l'ancien ghetto allie plusieurs atouts qu'il connaît une telle évolution. Il bénéficie d'une position géographique très favorable, étant en plein cœur de la ville. De plus, sur une partie de son territoire, il est permis de construire des immeubles hauts de plus de 100 mètres. Cette possibilité n'est accordée que dans une zone très restreinte du centre-ville par la réglementation sur la hauteur des bâtiments. Le quartier devient le lieu privilégié de localisation des activités supérieures par nature centrale qui sont également grandes utilisatrices des nouvelles technologies de l'information et de la communication. Ces activités peuvent se développer dans des immeubles neufs qui répondent à leurs besoins en infrastructure dans cette zone de la ville.

Les transformations qui se sont déroulées dans ce quartier sont le fruit de spécificités historiques, géographiques et institutionnelles. Au cours des soixante dernières années, ce qui fut le ghetto de Varsovie a vécu intensément les changements les plus décisifs et les événements les plus dramatiques, et en garde des marques indélébiles. Il était avant la guerre un quartier vivant, lieu privilégié de rencontres, d'affaires et de commerce. Il fut réduit en cendres. Après une "pause" de 40 ans, il retrouve aujourd'hui vie et couleur. Son parc immobilier est en pleine mutation, mais ce n'est que l'image externe de changements plus profonds et plus radicaux. Les affaires y prospèrent à nouveau, mais elles sont maintenant le reflet de l'ouverture de la ville à l'économie mondiale. Elles font du quartier l'expression du processus de métropolisation de Varsovie. Ainsi l'ancien ghetto, résumé d'histoire, reflète une transition vers la globalisation.

 

* Lise Bourdeau-Lepage est docteur et ingénieur d'études au Laboratoire d'Economie et de Gestion (Université de Bourgogne)
Antoine Kunth est doctorant au Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés, ENPC

Vignette : carte du Ghetto de Varsovie (CC BY-SA 3.0)

 

[1] Niemczyk, M. (1998), City Profile, Warsaw (Warszawa), Cities, 15, 4, pp. 301-311.
[2] Voir l'article de L. Bourdeau-Lepage et J. M. Huriot dans ce même numéro.