Regard sur l'Est : Aujourd'hui lorsque nous évoquons les enjeux liés à l'Europe, une question ressurgit régulièrement : celle de l'identité européenne. Sur le plan "intérieur", la problématique liée à cette identité semble relativement bien cadrée entre le choix d'une Europe sociale et les moyens à y consacrer. En revanche, sur le plan " extérieur ", dans ce monde multipolaire, la question de l'identité européenne reste floue. Sur la scène internationale, peut-on espérer voir un jour une identité européenne claire se dessiner, sachant qu'elle ne peut réellement naître que d'une position et d'une action commune sur les grands sujets internationaux ?
Jean-Noël Jeanneney : Il est non seulement souhaitable mais possible de voir émerger, à terme, une position européenne commune. Les chances sont réelles et reposent sur deux ressorts essentiels, l'efficacité des institutions et l'affirmation de la différence.
Sur le premier point, Jean Monnet et de Gaulle se rejoignent paradoxalement dans la conviction qu'au service de grands desseins, les institutions, par l'habitude d'un travail partagé, sont propres à cristalliser progressivement une volonté commune (pour le Général, à l'époque, cette idée concernait au premier chef la politique intérieure, mais l'Europe aussi, sous un autre éclairage).
C'est pour cela qu'il est si important que la Constitution soit adoptée. Et même si le ministre des Affaires étrangères européen est voué à être, au début, souvent paralysé par de trop grandes dissensions internes, peu à peu cette politique commune se mettra en marche avec des actions politiques et des fonctionnaires qui s'accoutumeront à représenter l'entièreté de l'Europe. "Il y aura quelqu'un au bout du téléphone", comme disait Kissinger.
L'autre ressort rejoint le vieux slogan de Radio France : "Ecoutez ma différence". On l'a toujours dit, la construction européenne, dans ses premières années, avait été favorisée par la menace soviétique, la nécessité de se défendre contre l'arrivée du bolchevisme en Europe occidentale. Aujourd'hui, il est possible de se définir non pas contre un adversaire mais en différence par rapport à un ami. Il faut affirmer clairement que les Etats-Unis, si proches soient-ils à bien des égards, incarnent une civilisation autre que la nôtre quant à leur vision de la société, du "tout-au-marché", de l'écologie, mais aussi des relations entre les religions et l'Etat. Tout cela doit nous conduire à nous affirmer de plus en plus, non pas contre les Etats-Unis mais à côté d'eux, et en différence.
Dans la configuration politique européenne actuelle, ne pensez-vous pas que l'action européenne ne peut se limiter qu'à modérer les options politiques affirmées avec force par d'autres pôles mondiaux comme les Etats-Unis le font en Irak ? Cela ne revient-il pas à créer une identité uniquement par opposition à la politique d'autres blocs ?
Il faut rappeler sans relâche que l'Europe possède sa propre identité. La question des relations entre la liberté et les solidarités, l'attachement à une société de la protection sociale et de la fraternité sont des données fondamentalement européennes. Autre exemple : l'équilibre entre l'Etat et le marché, les domaines tels que la Culture ou encore l'audiovisuel nous démontrent la distance qui nous sépare des Etats-Unis. Il y a des domaines où la loi de la marchandise ne doit pas l'emporter. La somme des égoïsmes des individus et des firmes ne fait pas le meilleur des mondes possibles. L'Etat doit surplomber obstinément le marché. Voilà l'Europe.
La réflexion sur l'identité européenne peut se construire selon une analyse familière aux historiens. L'Histoire ne se déroule pas selon une sorte de fil unique mais elle se définit à chaque moment selon des rythmes divers qui s'entremêlent. L'immédiateté des événements occulte souvent le regard sur les profondeurs. Or comptent autant bien des mouvements plus lents, pluridécennaux, générationnels et même séculaires. En somme, si l'on souhaite tout tout de suite, on va à l'échec et l'utopie se fane. En revanche si nous travaillons du côté des institutions, de l'expression et de la mise en œuvre d'une politique originale, d'un modelage démocratique des esprits et des cœurs, par l'école et par la presse, alors le sentiment d'unité dans la diversité s'affirmera progressivement, au service à la fois de la réflexion et de l'action.
L'Europe est composée de membres ayant eu des approches politiques souvent différentes dans de nombreuses régions du monde, parfois conflictuelles, nourrissant des intérêts nationaux propres. L'Histoire ne sera-t-elle pas un frein insurmontable à une position commune européenne ?
Sur le plan historique et géographique, les grandes fédérations se sont toutes constituées de morceaux souvent divers et parfois, précédemment, violemment antagonistes. N'oublions pas que pour fonder vraiment les Etats-Unis, il a fallu la guerre de Sécession qui a assuré l'unité entre le Nord et le Sud. Voyez aussi le cas de l'Inde et la diversité des régions qui constituent le Brésil.
Attendre patiemment une espèce d'unité molle, cela nous renverrait aux calendes grecques ! L'unité doit se construire par volontarisme. La culture autant que l'économie peuvent illustrer ce propos.
Il faut que d'une part la solidarité dans l'ordre économique fonctionne - le développement étonnant de l'Irlande en est un parfait exemple - et qu'elle se combine à un effort de compréhension culturelle qui passe par la formation des jeunes, l'action universitaire pour les échanges, pour la recherche. Tout cela est indispensable pour bousculer les nombreuses réticences des politiques et notamment construire une détermination vraiment européenne en matière de politique étrangère et de Défense.
Mais ce processus est long. Doit-on au préalable, rester pragmatique et définir quelques grands thèmes sur lesquels pourrait briller l'Europe par une position commune?
Dans le passé les acteurs de la construction européenne ont eu à réfléchir constamment au choix suivant : avancer uniquement dans certains secteurs ou bien pousser de façon homogène l'ensemble des politiques. L'expérience montre qu'il faut avancer dans un premier temps avec les membres les plus "allants" sur certains secteurs, dans le cadre de coopérations renforcées, comme nous l'avons fait pour Schengen, la zone Euro ou encore, selon l'esprit de Saint-Malo, pour la Défense. Il faut savoir affirmer très tranquillement que nous ne nous laisserons pas retarder par ceux qui ne veulent pas en être, tout en restant toujours ouverts à ceux qui souhaiteront nous rejoindre ensuite. Les choses ne peuvent avancer que de cette manière. Ce que certains humoristes appelaient au début du XXe siècle le "tout-ou-riennisme" n'est pas une bonne école de pensée. Aujourd'hui les seules solutions sont les coopérations renforcées. Tout vouloir pour tous tout de suite, c'est la certitude de l'échec.
Je regrette ainsi vivement que l'Europe n'ait pas créé, vers 1990, cette confédération que Mitterrand avait préconisée, autour d'une communauté centrale. Cela aurait permis de répondre beaucoup plus tôt au désir des nouveaux entrants de nous rejoindre tout en leur laissant le temps d'intégrer, en s'y préparant mieux, le cercle intérieur comme ils l'ont fait en mai dernier.
Ne doit-on pas passer finalement par une gouvernance européenne pour espérer voir l'Europe intervenir en son nom propre ?
Je n'aime pas ce mot anglo-saxon, qui est un vocable mou. Parlons franchement de gouvernement. Avançons avec ce drôle de système tripartite, sui generis, composé du Parlement, de la Commission, et du Conseil des ministres. On peut discuter à l'infini des vertus et des vices de cet équilibre avec ses avantages et ses inconvénients mais enfin il existe.
Ensuite on entre dans le grand débat de cette subsidiarité qui est organisée par les institutions mêmes. Elle doit être lisible pour tous. Lisibilité : voilà un mot clé. Bien que le système décisionnel européen soit compliqué, nous devons progresser vers une meilleure clarté de son fonctionnement institutionnel. Les Européens se sentiront alors plus impliqués. Par exemple, il faut qu'il y ait une majorité et une opposition au Parlement européen. Cela répondra à la fois au désir de clarté et -comment dire ?- au plaisir du commentaire politique pour les citoyens (surtout en France). Les gens veulent savoir qui gagne, qui perd, qui est responsable de la manière dont les choses évoluent. Plus la délégation des pouvoirs à Bruxelles sera importante, moins les peuples accepteront que le système décisionnel reste obscur à la fois pour les médias et pour les électeurs.
Pensez-vous réellement que le poids d'une future gouvernance sera suffisant par rapport aux positions nationales des Etats constituant l'Europe ?
Les Etats resteront sûrement réticents pendant une génération ou deux. Nous aurons probablement des points de vue exprimés de façon forte à la fois par le système de la diplomatie européenne et par les diplomaties des grands Etats qui continueront à jouer leur jeu. Voilà bien un domaine où il ne faut pas être trop cartésien, et accepter un certain pragmatisme. Si les Anglais, encore si incertains quant à leur engagement européen -et j'espère qu'ils choisiront enfin un jour entre le continent et le grand large-, nous apprennent ce pragmatisme-là, alors ils nous auront apporté quelque chose de précieux. On leur saura gré au moins pour cela !