A. Loukachenka : «Nous ne permettrons pas de Maïdan dans notre pays»

Depuis la révolution en Ukraine, l’autoritaire président bélarusse Aliaksandr Loukachenka ne cesse de répéter qu’il ne permettra pas un ‘Maïdan’ chez lui. S’il reconnaît le nouveau régime ukrainien, il veille du même coup à ce que l’élection présidentielle de 2015 ne mène pas à de quelconques troubles au Bélarus.


Au début du mouvement de l’Euromaïdan, A.Loukachenka ne s’exprima pas sur le sujet, laissant le soin aux médias gouvernementaux de discréditer les manifestants à Kiev[1]. Ainsi, le 22 décembre 2013, la télévision bélarusse décrivit Maïdan comme un dépotoir où régnait une puanteur de toilettes et de déchets attirant des clochards agressifs à la recherche de nourriture gratuite.

Un long silence

Le reporter n’oublia pas de souligner la présence de «clochards politiques» du Bélarus. Et d’affirmer que ces opposants bélarusses seraient venus à Kiev pour y acquérir de l’expérience. «Ils veulent transformer la capitale propre et confortable du Bélarus en un tel dépotoir», ajouta-t-il.

La situation en Ukraine s’est durcie en janvier 2014. Les lois draconiennes du 16 janvier ont mené à une escalade de la violence entre manifestants et forces de l’ordre, engendrant les premiers morts du conflit, le 22 janvier 2014 – dont un Bélarusse en exil depuis 2005, Mikhaïl Jyzneùski. C’est à l’occasion d’une conférence de presse, le 21 janvier, que A.Loukachenka rendit publique sa prise de position sur les événements à Kiev. Il décrivit la situation comme un cauchemar et une catastrophe, précisant tout de même que ce n’était pas ses affaires et que les Ukrainiens se débrouilleraient bien sans lui. Magnanime, le Président déclara néanmoins que, s’ils lui demandaient de l’aide, «il verrait bien».

Viktor Ianoukovitch responsable de son propre malheur

L’hostilité de l’autocrate envers les révolutions de couleur et autres mouvements populaires n’a jamais fait l’ombre d’un doute. À l’occasion de cette même conférence de presse, il affirma que si les protestataires anti-Ianoukovitch, qu’il décrivait comme «ceux qui sont en train de saccager», prenaient le pouvoir, alors l’instabilité s’installerait pour longtemps. Si l’avis d’A.Loukachenka sur le mouvement Euromaïdan était bien entendu négatif, ses déclarations laissaient néanmoins comprendre qu’il avait peu de sympathie pour le régime du Président ukrainien V.Ianoukovitch. Dans son langage coloré, A.Loukachenka n’hésita pas à jeter le blâme sur son homologue: «Un magnifique pays avec un peuple magnifique, et voilà ce bordel avec ce soi-disant marché [capitaliste] sur lequel des clans ont divisé le pays –voilà à quoi cela mène. Dès que les enfants du Président se lancent dans les affaires, attends-toi au malheur. Dès que des couronnes apparaissent sur la tête des femmes et des maîtresses, attends-toi au malheur»[2]. Plus tard, il dira même au sujet du Président ukrainien en fuite que «s’il n’y a personne qui peut combattre pour toi, alors prends un fusil, vas-y seul. Ils te tueront… Nous y arriverons tous tôt ou tard. Mais ni tes amis, ni tes proches, ni tes fils n’auront honte de toi. Voilà mon approche»[3].

Pas de Maïdan au Bélarus

Cette série de déclarations permit de cerner assez bien l’opinion que le dirigeant bélarusse s’était faite des événements en Ukraine. Tout en condamnant le désordre et l’instabilité de l’opposition, il n’eut jamais de mots tendres envers le régime de V.Ianoukovitch. Par la suite, ses interventions suivirent la même logique: il fallait tirer des leçons de la crise ukrainienne. À l’occasion de la fête soviétique du Jour des défenseurs de la Patrie et après les plus sanglantes journées sur Maïdan, le 22 février dernier, il déclara aux troupes qu’il passait en revue: «Il n’y aura pas de Maïdan au Bélarus. C’est notre plus sainte obligation et devoir à nous comme à vous, les gradés: préserver la paix et la stabilité sur notre terre.»[4] Il rappela que c’est bien «l’affaiblissement de l’autorité de l’État, la corruption, l’impunité, le désordre, l’incohérence, l’irresponsabilité des autorités (…) qui entraînent les troubles et l’anarchie».

Tout en prévenant régulièrement ses subordonnés de ne pas répéter les mêmes erreurs que les bureaucrates ukrainiens, A.Loukachenka ne se lassa pas de dire que la situation au Bélarus n’avait rien en commun avec celle de l’Ukraine. En mars, lors d’une réunion avec les directeurs des institutions d’enseignement supérieur, il lança l’avertissement suivant: «Dieu nous garde de découvrir de la corruption dans vos établissements. Seul un idiot parmi ceux assis à cette table ne tirera pas les conclusions appropriées après les événements en Ukraine.»[5] Peu après, répondant à des journalistes, il proclama qu’il n’avait peur de rien et qu’il n’y avait pas de raisons pour qu’une révolution semblable à celle de Maïdan se déroule au Bélarus: ni écroulement de l’économie, ni corruption menant à la chute du gouvernement. «Nous n’avons pas permis une telle chose. Et c’est une grande victoire pour nous.»[6]

S’il est vrai que la corruption au Bélarus n’a jamais atteint le niveau endémique vu en Ukraine sous V.Ianoukovitch, le pays est loin d’être épargné par ce fléau. Selon l’Index de perception de la corruption publié en 2013 par Transparency International, le Bélarus est classé bien bas, au 123e rang, seulement une vingtaine de places devant son voisin ukrainien. Si le Président et sa famille n’étalent pas leurs richesses comme l’a fait le clan Ianoukovitch, des rumeurs courent sur les activités des fils Loukachenka. Selon la télévision russe NTV en 2010, ils seraient impliqués dans des trafics de contrebande. Aucune preuve n’est venue étayer cette allégation mais il n’en reste pas moins que le fils aîné du chef de l’État, Viktar Loukachenka, est aujourd’hui à la tête des forces de sécurité et des services secrets, et qu’il est pressenti comme l’éventuel successeur de son père.

L’inébranlable amitié bélarusso-ukrainienne

Le 23 février, lors d’une rencontre avec des citoyens à Minsk, A.Loukachenka se déclara en faveur de l’intégrité territoriale ukrainienne, pressentant peut-être le conflit en Crimée et les troubles séparatistes dans l’Est. Alors que le régime de V.Ianoukovitch s’écroulait à grande vitesse, il rassura ses interlocuteurs en disant que ce n’était pas la première fois. Après tout, il s’était toujours bien entendu avec les premiers «Maïdanistes», tels que Viktor Iouchtchenko. «Ils ont leurs problèmes et nous avons les nôtres, c’est là-dessus que nous construirons notre politique.»[7]

À la suite du référendum du 16 mars 2014 en Crimée, la position officielle de Minsk resta floue, navigant entre une reconnaissance de l’annexion de facto et un refus de prendre ouvertement parti. Étant donné l’importance des relations du pays avec la Russie, mais aussi avec l’Ukraine, troisième partenaire commercial, A.Loukachenka voulait sans doute ménager la chèvre et le chou. Dans une déclaration publiée le 19 mars, le ministère des Affaires étrangères rejeta la thèse de la manipulation et la «théorisation» du cas criméen et insista plutôt sur les liens historiques entre les trois pays slaves, ainsi que sur la volonté bélarusse de rétablir les bonnes relations russo-ukrainiennes.

En plus de cette position ambiguë qui ne pouvait plaire à Moscou, A.Loukachenka se déclara prêt à collaborer avec le gouvernement intérimaire de Kiev, alors que celui-ci n’était toujours pas reconnu comme légitime par le Kremlin. Cette reconnaissance fut confirmée lors d’une entrevue fin mars. Le Président bélarusse affirma alors avoir une bonne opinion du Président par intérim Oleksandr Tourtchynov et ajouta qu’il avait l’intention de le rencontrer sous peu afin de voir comment se bâtiraient les relations futures. Il ajouta néanmoins qu’il «faut même discuter avec le diable afin que le pire ne se produise pas».

Le lendemain de la diffusion de l’entrevue, les deux Présidents se rencontraient déjà. Après trois heures de discussion, un A.Loukachenka de fort bonne humeur salua les résultats de la rencontre et porta aux nues les relations bélarusso-ukrainiennes, parlant de «nos frères», des «nôtres», de «la frontière de l’amitié», etc. L’attitude favorable envers le nouveau gouvernement ukrainien constitua une preuve de plus que le régime bélarussien entendait mener sa propre politique extérieure, indépendamment de Moscou.

Après l’élection du nouveau président ukrainien Petro Porochenko le 25 mai, A.Loukachenka fut parmi les premiers chefs d’État à le féliciter. Il réitéra que le Bélarus restait un voisin fiable et souhaita à son homologue plein succès dans le renforcement de l’unité et de la prospérité en Ukraine. Cela lui valut en retour une invitation à l’inauguration de P.Porochenko à Kiev, le 7 juin.

Vers 2015?

Depuis le renversement de V.Ianoukovitch, certains signes laissent croire qu’A.Loukachenka veut renforcer son image de dirigeant fort et responsable. Ce serait même le début de sa campagne pour la prochaine élection présidentielle, prévue pour se tenir avant novembre 2015, mais dont le bruit court qu’elle pourrait être avancée de six mois. Pour faire remonter sa cote de popularité, il a remis sur la table le thème qui l’avait propulsé à la tête de l’État en 1994: la lutte contre la corruption. Lors des deux dernières semaines de mars 2014, pas moins de 15 enquêtes pour corruption ont ainsi été ouvertes par la justice. De plus, le Président fait preuve d’un regain d’activisme pour «mettre de l’ordre», comme il l’a montré le 11 avril dernier lors d’une visite surprise dans des usines de Sloutsk, où il a tempêté contre les responsables locaux. Relayées par les médias gouvernementaux, ces actions symboliques sont censées renforcer une image d’homme de terrain qui sait lutter contre les fraudes et faire tourner le pays –tout l’inverse de l’incurie ukrainienne.

S’il est impossible de savoir à quel point A.Loukachenka a peur d’un Maïdan à Minsk, ce qui est sûr c’est qu’il ne prendra aucun risque. Il tentera peut-être de faire quelques concessions à l’Occident et de collaborer avec le nouveau gouvernement à Kiev pour mieux résister aux récentes poussées impérialistes russes, mais il n’ira pas jusqu’à donner assez de liberté à l’opposition pour ébranler son régime. Les manifestations de 2010 à Minsk avaient déjà surpris A.Loukachenka, et le Maïdan ukrainien ne devrait que renforcer sa détermination à écraser tout mouvement citoyen potentiellement hostile. De plus, il pourrait utiliser la violence de Maïdan et l’instabilité qui dure en Ukraine pour décourager la population de se mobiliser. Il s’afficherait alors comme le gardien de la stabilité et de l’intégrité territoriale du pays face à une opposition n’ayant à promettre que d’incertains lendemains.

Notes :
[1] «Belorousskoe televidenie – ob antisanitarii na Maïdane i banderovtsakh» [La télévision bélarusse – à propos de l’état antihygiénique sur Maïdan et des banderistes], Euroradio, 23 décembre 2013.
[2] Artem Shraïbman, «Loukachenko nazval kochmarom i katastrofoï polititcheskii krizis v Oukraine» [Loukachenka a qualifié la crise politique en Ukraine de cauchemar et de catastrophe], portail d’information en ligne TUT.BY, 21 janvier 2014.
[3] «Loukachenka: Kali b ou Belarousi sprabavali zabrats terytoryiou, ia perchy païchow by vaiavats» [Loukachenka: Si on essayait de prendre du territoire au Bélarus, j’irais combattre en premier], Nacha Niva, 29 mars 2014.
[4] «Loukachenko: Maïdana v Belarousi ne boudet» [Loukachenka: il n’y aura pas de Maïdan au Bélarus], TUT.BY, 23 février 2014.
[5] «Loukachenko: Idiot ne sdelaet vyvodov iz Maïdana» [Loukachenka: un idiot ne tirera pas de conclusions de Maïdan], Charter’97, 11 mars 2014.
[6] «Loukachenka pra Maïdan: My nitchoga ne baimsia. Absalioutna. Tym bolch ia» [Loukachenka à propos de Maïdan: Nous n’avons peur de rien. Absolument. Moi encore moins que les autres], Nacha Niva, 12 mars 2014.
[7] Vladimir Matveev, «Loukachenko o sobytiah v Oukraine: ‘Eto tolko natchalo’» [Loukachenka sur les événements en Ukraine: «Ce n’est qu’un début»], TUT.BY, 23 février 2014.

Vignette : Les tentes sur Maïdan, Kiev, décembre 2013 (photo: Marie Vincent).

* Etudiant en études européennes interdisciplinaires au Collège d’Europe à Varsovie.