Fondée en 1881 autour d’une place fortifiée par les troupes impériales russes après la victoire de Gökdepe, Achgabat est à l’origine une ville nouvelle de l’époque tsariste. Mais c’est finalement moins la fondation de la ville que sa transformation qui fait d’elle une ville hors du commun et permet d’envisager ses mutations comme des réinventions. Il s’agit ici de revenir sur l’histoire d’une ville « plusieurs fois nouvelle », plurielle, au moment même où son avenir est encore une fois remis en question.
Capitale du Turkménistan, Achgabat est à l’origine une ville nouvelle de l’époque tsariste. Mais c’est moins la fondation de la ville que sa transformation qui fait d’elle une ville hors du commun et permet d’envisager ses mutations comme des réinventions. La mort récente, le 21 décembre 2006, du despote Saparmourat Niazov, dit Turkmenbachy (le chef des Turkmènes), laisse envisager une nouvelle ère, car Achgabat était avant tout SA ville.
Une ville nouvelle rapidement reconstruite
Fondée en 1881 autour d’une place fortifiée par les troupes impériales russes après la victoire de Gökdepe, Achgabat, alors appelée Achkhabad -à la russe- était une ville de garnison. Sa situation à la limite méridionale de l’empire russe lui confère alors une place stratégique. Son essor rapide, accéléré par l’arrivée du chemin de fer en 1885, fixe deux centres principaux autour de la gare au nord, et de la place des parades militaires au sud. La Révolution de 1917 et ses conséquences politiques ne troublèrent pas réellement cette logique d’urbanisation et de polarisation régionale.
Dans la nuit du 5 au 6 octobre 1948, la ville fut presque totalement détruite par un tremblement de terre d’une ampleur exceptionnelle. Malgré les récits de propagande de l’époque, on peut affirmer que Achgabat a été détruite à 90 %. Sa reconstruction selon les standards du « programme de restauration d’Achkhabad » lança une planification proprement soviétique. Les micro-raïons, que l’on peut définir comme des complexes de 5 à 8 modules d’habitation, intégrant des services publics (école, services de santé et équipement sportif) et regroupant entre 5 000 et 12 000 personnes, furent le principal élément de structuration urbaine.
Après la Seconde Guerre mondiale, les plans généraux se sont succédé pour permettre la renaissance de la ville. Dès 1957, un plan général fut adopté pour la création des bâtiments officiels, modifié en 1967 par un nouveau projet de l’Institut turkmène de planification urbaine. Le développement spatial de la ville, pensé jusqu’à l’an 2000, se fit vers le Sud, dans une zone jusque-là non urbanisée. En 1974, le principe du zonage, structuration de l’espace urbain en zones distinctes (résidentielles, industrielles, commerciales ou de loisirs), est adopté. La construction de grands ensembles d’habitations, appelés Mir, devient la priorité du développement urbain, transformant ainsi la partie sud-est de la ville. À la veille de l’indépendance, Achgabat était devenue une véritable ville soviétique, même si les finances publiques n’avaient pas permis de suivre le rythme effréné, prévu par les plans de développement.
Une ville réinventée à la gloire de Turkmenbachy : la « nouvelle Achgabat »
L’indépendance du Turkménistan a été officialisée le 27 octobre 1991. Les années 1990 ont suffi au nouveau régime pour faire disparaître la quasi-totalité de l’héritage urbain et architectural de l’époque soviétique. Après un « ravalement de luxe » consistant à recouvrir l’ensemble des anciens bâtiments officiels d’une couche de marbre, S. Niazov, le nouveau Président, élu chef d'Etat la première fois le 27 octobre 1991, a détruit puis reconstruit une grande partie de la ville.
À partir du milieu des années 1990 s’amorce un véritable tournant urbanistique. Le Président est alors devenu le grand architecte et l’urbaniste en chef de la ville. C’est à cette période que sont inaugurés les premiers monuments: l’Arche de la Neutralité et le Palais présidentiel. Ces réalisations correspondent en réalité à des commandes faites à des sociétés étrangères, ce secteur étant quasiment inexistant au Turkménistan après 1991. Pour le Président, il s’agit avant tout de rebâtir et de remplacer le centre-ville soviétique par un ensemble monumental dans lequel aucune mention n’est faite des périodes précédentes. Seule l’ancienne bibliothèque Karl Marx reste en place, tout en étant débaptisée.
Le plan général de la ville est adopté en 1997, son échéance est alors prévue pour 2020. Le principal objectif consiste à étendre la ville vers le sud pour mieux tourner le dos au centre soviétique, historiquement situé à proximité de la gare.
La « ville idéologique » formée par le centre-ville monumental s’est progressivement étendue bien au-delà de la place centrale entourée par les ministères. Les projets ont été multipliés, selon le bon vouloir du Président et avec la coopération des entreprises de BTP étrangères (telles que Bouygues, spécialisée dans les chantiers de luxe) ou les sociétés turques en charge des immeubles (Gap Insaat ou Polimeks).
L’autocratie turkmène s’est appuyée sur des formes architecturales propres à de nombreux régimes totalitaires, notamment soviétique: monumentalité des bâtiments, axialité du plan urbain, affirmation de la centralité. Ces seules manifestations architecturales ne pouvaient suffire à marquer la rupture avec la période soviétique et à asseoir le nouveau pouvoir de S. Niazov. La surenchère s’est d’abord traduite par une amplification des codes de l’architecture totalitaire. Les monuments, les routes, le décor urbain se devaient d’apparaître, dans cette logique, toujours plus grands, plus beaux, plus chers et plus modernes. À la démesure s’est ajoutée la caricature. L’exemple de l’Arche de la Neutralité est à ce titre révélateur: commande du Président visant à symboliser la reconnaissance de la neutralité du pays par l’ONU en 1995, l’Arche est le monument le plus emblématique du culte de la personnalité instauré par Turkmenbachy. Haute de 75 m, cette tour est surmontée par une statue dorée de S. Niazov qui tourne sur elle-même en suivant le mouvement du soleil.
l’Arche de la Neutralité
Par ailleurs, les mutations d’Achgabat doivent répondre aux exigences d’un nouveau nationalisme et de l’affirmation de la fierté de tout un peuple. « Nous devons faire revivre les meilleures traditions nationales et ne pas les oublier lors des édifications de monuments, des fontaines ou des théâtres », n’hésitait pas à souligner le Guide spirituel du pays : il fallait rompre nettement avec le style architectural soviétique. Or, le peuple turkmène est constitué à l’origine de plusieurs tribus nomades. Il n’y a donc pas de référence architecturale pré-soviétique ou pré-tsariste, ce qui a conduit à la création ex nihilo d’un style turkmène qui est, de fait, plus le fruit d’une conception présidentielle de la grandeur nationale qu’une retranscription des traditions locales. Selon les mots du président Niazov, Achgabat devait devenir « le symbole architectural de la renaissance de la patrie turkmène » (Anonyme, 2001). Concrètement, cela aboutit à un syncrétisme esthétique supposé recréer un style turkmène qui n’a pourtant jamais existé. Les entreprises étrangères telles que Bouygues, ainsi que les architectes, ont largement permis l’émergence de ce style clé en main, le « style persico-palladien ».
La nouvelle Achgabat est en grande partie devenue la matérialisation physique des délires d’un seul homme, matérialisation rendue possible par l’intervention de compagnies étrangères très contrôlées. De plus, Niazov n’a pas hésité à créer sa propre ville nouvelle. En effet, il a décidé de faire apparaître ex nihilo, au nord-ouest d’Achgabat, la ville de Ruhabat, le long de la route menant à la mosquée monumentale de Kiptchak. Cette ville gagnée sur le désert devait illustrer un modèle de ville résidentielle. Pour autant, son développement n’a pas été clairement planifié et l’on retrouve à Ruhabat les mêmes modalités urbanistiques que dans la capitale: les projets se superposent plus qu’ils ne se complètent. Ainsi, un complexe administratif de prestige dont l’utilité reste à déterminer a été réalisé par la société Gap Insaat.
Cet urbanisme sans planification aboutie, propre à l’ère Turkmenbachy, semblait donc devoir s’étendre à l’ensemble du territoire turkmène. Combien de villes nouvelles auraient pu naître sur le modèle de Ruhabat ?
Appropriation et postérité de la « nouvelle Achgabat »
Le décès de S. Niazov a brutalement interrompu l’extension de la nouvelle Achgabat. Au-delà des destructions et reconstructions, de nombreux quartiers de l’époque soviétique ont été laissés pour compte depuis 1991. Ainsi, après quinze années de mutation, Achgabat présente une double identité: d’un côté la ville vitrine, accaparant les espaces publics, et de l’autre une ville à l’abandon, dont les habitants tentent de survivre en s’appuyant sur l’héritage soviétique.
Si la plupart des Achgabatis ne peuvent que constater la dégradation de leurs conditions de vie, et de logement en particulier, leur perception de la ville vitrine se limite à une admiration de façade. On constate par ailleurs l’émergence d’une forme de fierté, notamment de la part des habitants des provinces qui découvrent la capitale avec émerveillement. Ce phénomène est renforcé par la promotion d’un tourisme urbain, organisé dans la capitale pour ce public spécifique. C’est ainsi que dans le parc de l’Indépendance, où un nouveau monument était inauguré chaque année pour le 27 octobre, des cars sont affrétés pour faire visiter ce lieu désormais « incontournable » de la nation turkmène.
La nouvelle Achgabat laissée en héritage au nouveau président du Turkménistan n’a pas été prise pour cible à la mort de S. Niazov, laissant penser que G. Berdymouhamedov souhaite à son tour s’approprier la capitale. Les travaux continuent à un rythme soutenu: selon la presse turkmène, un nouveau contrat a été remporté cet été par Bouygues-Turkmen. Il s’élève à 85 millions de dollars (62 millions d’euros) et prévoit la réalisation d’un immeuble d’habitations de 20 000 m2, d’une « maison des officiers » de 9 000 m2 et d’un complexe sportif de 23 hectares. Reste à savoir quand les statues du Turkmenbachy seront déboulonnées…
*Anne Fénot, assistante chargée d’opération à la SEMAEST (Société d’économie mixte d’aménagement de l’Est parisien),
** Cécile Gintrac, agrégée de géographie,
Auteurs de l’ouvrage Achgabat une capitale ostentatoire. Urbanisme et autocratie au Turkménistan, L’Harmattan, Paris, 2006.
Consultez les articles du dossier :
- Dossier #47 : "Les Villes nouvelles à l'Est"
Au cours du 20e siècle, de nombreuses villes ont été créées à l’Est de l’Europe. Que ce soit pour répondre à l’industrialisation au début du siècle, pour traduire les ambitions…