La capitale du Kazakhstan, transférée à Akmola en 1997, à 1.300 kilomètres au nord d’Almaty a été rebaptisée Astana. C'est la capitale la plus récente au monde, Pyinmana mise à part[1]. Déplacer la capitale d’un Etat est une décision majeure. Des exemples historiques (Madrid, Saint-Pétersbourg, Brasilia) témoignent de la volonté de réforme qui caractérise ces projets. L’initiative apparaît comme un cas unique dans l’espace post-soviétique. Dix ans se sont écoulés depuis, c’est l’occasion d’en dresser un bilan politique, économique et social.
Le site d’Astana a changé de nom à plusieurs reprises au cours du 20e siècle. D’abord fondée sous le nom d’Akmolinsk en 1830, la localité acquiert en 1862 le statut de ville pour devenir en 1961 « la cité des terres vierges » – en russe Tselinograd – en conséquence de la politique volontariste de mise en valeur agricole, menée sous l’impulsion de N. Khrouchtchev. Tselinograd est donc ainsi devenue une ville à l’activité agro-industrielle. Après l’indépendance, au russe Tselinograd, on préféra le kazakh Akmola. Enfin, on choisit le nom d’Astana (1998), pour se départir du passé russo-soviétique et confirmer la vocation centralisatrice de la ville[2].
Le nom d’Akmola est polysémique. « Tombe blanche », le terme peut aussi avoir le sens de « colline blanche ». Il signifie également « tumulus » ou « forteresse », et enfin « abondance blanche ». L’expression traduirait la quantité de produits laitiers présents sur le site, en raison des très nombreux troupeaux transhumant dans les steppes alentour. La version finalement retenue fut «lieu blanc sacré». Elle met en avant le caractère symbolique du site.
Akmolinsk, Tselinograd, Akmola, Astana. Cette pluralité de noms est comme le reflet de tournants historiques: conquête, colonisation et russification mises en œuvre par la Russie tsariste, prolongées par le pouvoir soviétique. La période qui s’ouvre avec la chute de l’Union soviétique puis avec le déplacement de la capitale semble également recouvrir une rupture socio-politique. Mais les réformes qui ont rendu aux localités leur nom kazakh, prétendu « d'origine », sont aussi le reflet des processus de réaffirmation identitaire. Ces modifications entrent dans le cadre d’une « kazakhisation » qui se traduit par une politique de promotion de la langue kazakhe, l’exaltation d’un passé légitimant la préséance des Kazakhs dans l’appareil d’Etat ou la résurgence de mythes fondateurs évoquant une sorte d’âge d’or dans l’histoire de la nation.
« Un nouvel Etat, une nouvelle capitale », à l’espace urbain hétéroclite
Astana est située au croisement de deux grands axes ferroviaires[3]. Ce qui la relie aux bassins industriels de l’Oural et de Sibérie occidentale. La ville présente en outre un espace urbain hétéroclite. On y trouve de l’habitat russe traditionnel (izba), des complexes d’habitation de type soviétique (barres de cinq étages) dont certains sont rénovés, et des bâtiments neufs, au profil presque post-moderne, associant verre, marbre, acier et béton. Ces matériaux souvent onéreux (mais de résistance et de qualité très moyennes) sont utilisés pour les façades et les pignons, mais les arrière-cours réservent parfois des surprises. La mauvaise qualité de certaines réalisations et la concentration des moyens en façade sur rue ne sont pas sans rappeler les fameux villages « Potemkine », conçus pour présenter au souverain russe les provinces rurales sous leur meilleur jour.
Le paysage d’Astana est également celui d’une ville de pouvoir: bâtiments officiels neufs, confinant parfois au gigantisme et à la démesure, mise en scène d’une idéologie nationale, plan caractéristique d’une symbolique politique, tout concorde pour faire d’Astana la vitrine d’un nouveau Kazakhstan. « Un nouvel Etat, une nouvelle capitale », ainsi s’incarne l’ambition de renouveau.
Volonté de ré-appropriation politique et identitaire
Mais si le déplacement de la capitale est voulu comme le symbole d’un nouveau départ pour le Kazakhstan indépendant, cet épisode –en dépit des apparences– révèle aussi un héritage pétrovien et soviétique.
Projet pharaonique, défi à la nature que constitue l’érection d’une capitale sur des marais et sous un climat hostile, ordonnancement rationnel, volonté de réforme et de rupture historique, administration réorganisée et « modernisée », choix fondé sur la géostratégie, critique et raillerie des contemporains : les termes incitant à filer l’analogie entre Noursoultan Nazarbaev et Pierre le Grand, Astana et Saint-Pétersbourg ne manquent pas.
Le transfert relève d’autre part d’une politique de grands projets, censés moderniser les infrastructures du pays et alimenter l’économie nationale. Il mobilise les forces vives dans le cadre d’une campagne promotionnelle optimiste et enthousiaste.
Autre élément: Astana, était autrefois le centre de la région dite des Terres vierges. Le choix d’y localiser le nouveau centre névralgique du pays relève en un sens d’une volonté de ré-appropriation : le peuplement de cette partie du territoire national présentait jusqu’alors une majorité de populations « européennes » ou « slaves » (Russes, Ukrainiens etc.). Les velléités sécessionnistes qui ont agité ces provinces, au lendemain de l’éclatement de l’URSS, apparaissent comme une menace pour l’intégrité territoriale du pays. Dans cette perspective, il y a rupture dans la continuité. Les nouveaux colons d’aujourd’hui ne sont en effet plus les agriculteurs des années 1950 et 1960, venus des provinces « européennes » de l’Union soviétique ou du Caucase, mais bien des fonctionnaires, kazakhs pour la plupart.
Centralité, eurasisme et développement
Le cœur de la version officielle se résume à trois idées maîtresses : la centralité, l’eurasisme et la stratégie de développement « Kazakhstan 2030 ».
En effet, selon la rhétorique du pouvoir, la centralité du site et la particularité de sa situation seraient en parfaite concordance avec la vocation eurasiatique de la nation prônée par le pouvoir. Astana est également censée jouer un rôle primordial dans la stratégie de développement du pays, en particulier pour son insertion dans le marché mondial.
La ville se trouve à peu près au centre du pays, mais sa centralité (au sens des flux migratoires ou de capitaux par exemple) est relativement réduite, tant la ville d’Almaty demeure le poumon économique du pays.
Cette situation prétendument centrale serait la clé de voûte de l’émergence économique du pays et l’affirmation d’une position privilégiée du Kazakhstan sur le continent eurasiatique. Le Kazakhstan serait alors un pont entre Orient et Occident, par lequel transiteraient tous les échanges, une plate-forme de circulation, faisant renaître l’imagerie séculaire de la route de la soie.
Bien que ces éléments aient été mis en avant dans un souci de souligner un tournant historique, on peut y voir la prégnance d’un héritage de la période soviétique: diffusion de discours enthousiastes, mobilisation de l’économie autour de grands projets, idéologie presque messianique, cristallisation de l’épisode autour de la figure du Président, architecte de l’indépendance et instigateur du projet.
Un investissement de plus de 1,5 milliard de dollars à l'horizon 2030
Sur le plan économique, si la nouvelle capitale du Kazakhstan a été en partie érigée à l’aide de capitaux étrangers (Saud Ben Laden Group, organisation japonaise de coopération) et grâce aux revenus pétroliers, elle est aussi prise en charge par le budget national. Une zone économique spéciale (ZES, sorte de zone franche) y attire les investisseurs étrangers et accélère le développement des nouveaux quartiers d’affaires. Mais la flambée des prix, due à l’arrivée croissante d’une population active dans ce nouveau bassin d’emploi, en particulier dans le secteur du bâtiment et des services (publics ou privés), est à l’origine de problèmes sociaux, de logement en particulier. Alors que les bâtiments construits sont de moyen ou de haut standing et que la main-d’œuvre afflue des provinces et des pays limitrophes (Ouzbékistan, Kirghizistan), les autorités ne savent comment évaluer et contrôler la population présente sur place (environ 600 000 habitants).
Edifier la capitale à Tselinograd-Akmola (et non ex-nihilo) a permis de réduire les dépenses, dans une période de difficultés financières. Mais le sol de la steppe y est plutôt instable et les constructions nécessitent des fondations très spécifiques. En raison de la rudesse de l’hiver, la construction doit se jouer de températures très basses par un système d’isolation, notamment pour le séchage du béton. Ce qui coûte cher. Au total, les autorités prévoient qu’Astana représentera en 2030 un investissement de 1,62 milliard de dollars.
Notons que le développement d’Astana permet celui de sa région, en crise depuis l’indépendance. Cependant, cette politique d’aménagement est biaisée car Astana est un pôle de consommation plutôt que de production: elle reçoit une aide étatique considérable et disproportionnée au regard de l’ensemble du pays. Le problème de la redistribution spatiale des richesses nationales se pose donc. Or, un des arguments du transfert était celui d’une politique d’aménagement utile pour tous. Le titre du programme « L’essor d’Astana, c’est l’essor du Kazakhstan » le rappelle. Mais Astana ne produit pas autant de richesses que sa rivale Almaty où se trouve encore la population la plus qualifiée, en particulier dans le secteur tertiaire. Ce qui invite à considérer Astana comme une capitale pour l’instant incomplète, au rayonnement régional, alors qu’Almaty peut être perçue comme un pôle structurant, jouissant d’une influence internationale, notamment à l’échelle de l’Asie centrale post-soviétique.
Présenté comme « l’incarnation de la conception eurasiatique du Président », le déplacement du centre administratif de la République est un temps fort de l’histoire récente du pays. Cet épisode apparaît comme le point d’orgue du processus d’affirmation de souveraineté et d’indépendance politique du Kazakhstan, mais ne saurait occulter tout héritage datant des périodes impériale et soviétique, ces «anciens régimes». Il s’inscrit donc entre le mythe de la de rupture et une réalité faite de continuités.
[1] Nouvelle capitale de la Birmanie depuis 2005.
[2] Astana signifie en effet « capitale » en langue kazakhe.
[3] La ville se situe à l’intersection de la ligne Petropavlovsk – Almaty viaKaraganda qui contourne à l’Ouest le lac Balkhach et de celle qui relie Barnaoul à Oufa, deux villes russes situées sur la ligne du Transsibérien.
* Adrien FAUVE est allocataire de recherche au CERI (CNRS – Sciences Po)
Vignette : Astana, source : advantour.com
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