Arménie: la ‘vraie fausse’ démission de Nikol Pachinian

Le 28 mars 2021, le Premier ministre Nikol Pachinian a annoncé son intention de donner sa démission dans le courant du mois d’avril. Réclamée par la rue depuis des mois sous l’impulsion du Mouvement pour le Salut de la Patrie, coalition hétéroclite de 17 partis faiblement représentés à l’Assemblée nationale et dont le leader Vazkene Manoukian(1) peine à imposer sa candidature au poste de Premier ministre intérimaire, cette démission, si elle est avérée, ne signifie pas l’intention de N. Pachinian de quitter le pouvoir prochainement. Tout au contraire.


Nikol PachinianDans le contexte de crise morale qui a suivi la cuisante défaite arménienne à l’issue de la Guerre de 44 jours (octobre-novembre 2020), l’ancien journaliste de Haygagan Jamanag, héros de la « Révolution de velours » d’avril 2018, ne se sent aucunement responsable de la défaite de son pays contraint de signer l’accord de cessez-le-feu du 9 novembre 2020 négocié sous le patronage de Vladimir Poutine. Il refuse de prendre la mesure de la plus grave crise que l’État arménien contemporain aura endurée en un peu plus d’un siècle d’existence.

Nikol Pachinian ou le syndrome du bernard-l’hermite

Doté d’un aplomb déconcertant, Nikol Pachinian a appris l’imparable rhétorique du « j’assume ». Une partie de l’opinion publique lui demeure apparemment fidèle, rejetant les responsabilités profondes de la défaite sur « l’ancien régime ». Dans ce contexte de chaos politique, le Premier ministre, candidat à sa propre succession, semble avoir d’ores et déjà entamé sa campagne électorale en mobilisant la ressource administrative. Aux habitants de la région d’Armavir, dans la plaine de l’Ararat, il a fait cette déclaration : « Je démissionnerai en avril, non pas pour démissionner, mais pour que des élections législatives anticipées aient lieu. Je continuerai à exercer les fonctions de Premier ministre par interim » en promettant de servir le pays « encore mieux qu’auparavant, si les électeurs m’accordent leur confiance ».

Rappelons qu’en trois années d’exercice du pouvoir, c’est la deuxième fois que N. Pachinian démissionne(2). Ainsi, l’événement n’a pas la signification politique ou morale espérée par ses détracteurs. Il s’agit d’une simple démission « technique », prévue dans le dispositif constitutionnel de l’Arménie, afin d’organiser des élections législatives anticipées. En quête d’une nouvelle légitimité, il s’avère que Nikol Pachinian habite parfaitement, à la manière d’un bernard-l’hermite, un système constitutionnel reformé en 2015 pour les besoins de son prédécesseur et rival, Serge Sarkissian.

Comment la IIIème République d’Arménie est-elle devenue un régime parlementaire ?

Si la Première république d’Arménie (1918-1920) fut un régime parlementaire conçu sur le modèle des démocraties libérales de l’époque, la Troisième république(3), celle de l’Arménie post-soviétique, avait adopté depuis 1995, et sur le modèle français, un régime semi-présidentialiste. Cependant, une série d’amendements constitutionnels approuvés par référendum en 2015 ont instauré un régime parlementaire. Système fondé sur des coalitions de partis solides et représentatifs, le régime parlementaire s’avère singulièrement inadapté à l’instabilité du paysage politique arménien actuel. De plus, dans un environnement géopolitique volatile et tendu, il contribue dangereusement à fragiliser la structure de l’État. Dans le contexte caucasien, cette réforme démocratique a donc sans doute été perçue comme un indice de fragilité supplémentaire, contribuant au calcul de l’attaque du 27 septembre par l’Azerbaïdjan. Fort de son pouvoir présidentiel dynastique, Ilham Aliev a la réputation de ne pas traiter avec les premiers ministres…

Pour comprendre la portée des amendements constitutionnels, il convient de se souvenir que des amendements précédents avaient transformé, en 2005(4), l’Arménie en régime « ultra-présidentialiste ». En 2015, l’évolution brutale en un régime parlementaire était surprenante pour « l’esprit français » qui avait inspiré les institutions de la IIIème république d’Arménie depuis 1995 instaurant, à des fins de stabilité des institutions et d’équilibre des pouvoirs, un pouvoir présidentiel fort. Elle était également discordante dans l’environnement régional de l’Arménie à l’heure où le Premier ministre Erdogan accédait à la fonction présidentielle en Turquie et renforçait le régime présidentiel par la voie d’une réforme constitutionnelle, approuvée par référendum en avril 2017. Sans parler de l’exemple russe, où la pérennité du pouvoir poutinien s’est exercée alternativement depuis les années 2000 au poste de président et de premier ministre sans pour autant altérer l’esprit des institutions. Pourquoi donc l’Arménie a-t-elle éprouvé le besoin de transformer ses institutions et de devenir un régime parlementaire, dans un tel environnement régional ?

Pour le comprendre, il convient de dresser sans ambiguïté un constat implacable : la IIIème république d’Arménie peut être décrite comme un régime de « démocratie illibérale » combinant des institutions plus ou moins démocratiquement élues avec un pouvoir oligarchique aux pratiques non démocratiques voire autoritaires(5). Il semble qu’en 2015, les artisans de la réforme constitutionnelle ont jugé habile de tirer argument de la nécessité d’un changement démocratique des institutions. C’était l’angle d’attaque de cette réforme, telle que l’a conçue une commission officielle de neuf membres, formée le 4 septembre 2013 sous la houlette de Gagik Haroutounian, président du Conseil Constitutionnel (1996-2018). Ainsi, le juriste Vartan Boghossian, alors membre de cette commission et expert travaillant au sein de l’ONG allemande GIZ-De affirmait qu’un « régime parlementaire constituerait une avancée démocratique »(6).

Quels étaient donc les arguments de cette réforme ? En premier lieu, il s’agissait de remédier à l’hyperprésidentialisme du régime induit par les fameux amendements de 2005 qui avaient transformé le régime semi-présidentiel en régime présidentialiste. Brouillant tous les signaux, tel un céphalopode expulsant son nuage d’encre dans une manœuvre de fuite, le président Sarkissian avait publiquement fait état de la sobriété de ses intentions, déclarant notamment qu’il ne présenterait sa candidature ni à un nouveau mandat présidentiel, ni au poste de premier ministre, ni même à la présidence de l’Assemblée nationale. Pourtant, le but de cette réforme soumise au test du 5ème référendum de l’histoire de la IIIème république d’Arménie et dont s’est désintéressée la moitié de l’électorat (66,2 % de oui pour une participation de 50,7 %), était bien la pérennisation du pouvoir en place. Sous couvert de « bonne gouvernance », les amendements de 2015 exprimaient en somme l’aménagement institutionnel(7) de la « démocratie administrée ». Mais de quelle manière précisément ? Voilà qui continue d’interroger car l’adoption par l’Arménie d’un système parlementaire à l’italienne – ou, mieux encore, à l’allemande ! – avait de quoi interpeller dans l’opacité même de ses buts politiques. Un changement de système n’était pas vraiment utile à un « scenario poutinien »(8) si le président Sarkissian avait eu l’intention d’occuper le poste de premier ministre, pas plus que l’établissement d’un système parlementaire n’était utile à l’époque au renforcement de la position déjà hégémonique du Parti Républicain du chef de l’État.

Vartan Boghossian, juriste constitutionnaliste pétri de la lecture de Maurice Duverger et des ouvrages de droit constitutionnel allemand, expliquait(9) à l’époque que la réforme constitutionnelle cherchait à remédier à deux problèmes majeurs : l’ultra-présidentialisme (créé par les amendements de 2005, dont il était pourtant également l’un des artisans) et l’éventualité d’une « cohabitation » jugée fatale à la survie même du pays. Dans les faits, la réforme constitutionnelle restreint considérablement le pouvoir du président : élu au suffrage indirect, neutre politiquement, membre d’aucun parti, son rôle de chef d’État est réduit à une fonction purement protocolaire. Le sacrifice de la fonction présidentielle traduisait sans doute, d’une part, le fait que l’Arménie n’avait pas à l’époque – et n’a d’ailleurs toujours pas – de personnalité apte à habiter la fonction. D’autre part, sans aptitude présidentielle, il n’est pas si facile de gouverner dans un système présidentialiste ou semi-présidentialiste.

Aussi la réforme de 2015 cherchait-elle à prémunir l’Arménie de la venue au pouvoir d’un outsider, par exemple un oligarque dénué de toute expérience politique. C’est évidemment une ironie du destin si, en 2018, l’outsider s’est avéré être Nikol Pachinian, ancien journaliste et représentant d’une fraction alors ultra-minoritaire à l’Assemblée nationale.

Et maintenant ?

Depuis les amendements de 2015, l’Assemblée nationale et le gouvernement sont au centre du pouvoir. Détenteur du pouvoir exécutif, le gouvernement est néanmoins responsable devant l’Assemblée, et c’est ici le modèle allemand qui a servi de référence. Afin de parer au danger d’instabilité gouvernementale, la commission d’experts a introduit la « motion de censure constructive », selon laquelle l’opposition parlementaire, en cas de vote de défiance à l’encontre du gouvernement, doit proposer un autre premier ministre. Ce qui apparaissait à l’époque comme une habileté suprême était de soumettre à l’approbation de la Commission de Venise du Conseil de l’Europe un système d’institutions qui tienne compte de l’ensemble de ses recommandations. Instituant une réforme démocratique en trompe l’œil, le pouvoir avait pris soin d’atténuer ses effets par un projet de loi électorale visant à empêcher toute formation de coalitions improvisées entre les deux tours, verrouillant ainsi la position du parti hégémonique. C’est donc par un détour ironique de l’histoire que N. Pachinian peut, maintenant, utiliser ce système à son profit. Rappelons qu’en effet, l’Assemblée nationale ne peut être dissoute que deux manières : soit par un vote de défiance de l’Assemblée contre le gouvernement, soit par suite de la démission du Premier ministre. L’Assemblée peut alors présenter par deux fois un autre candidat. C’est pourquoi Nikol Pachinian a pris soin de s’entendre avec Gagik Tsarukyan (Arménie prospère, 27 sièges) et Edmon Marukian(10) (Arménie Lumineuse, 18 sièges) afin qu’ils ne se présentent pas dans l’interlude. L’absence programmée de candidat d’opposition conduira ainsi mécaniquement à la dissolution de l’Assemblée et à la tenue d’élections législatives anticipées le 20 juin prochain. Dans cette perspective, il n’est évidemment pas anodin que de nouveaux amendements à la loi électorale, instituant le passage à la proportionnelle intégrale, aient été adoptés en seconde lecture le 1er avril. Il est ainsi probable que le parti de N. Pachinian, Mon Pas, remporte ces élections et nomme le Premier ministre intérimaire – N. Pachinian – au poste de Premier ministre... À moins d’une faute de calcul ou de retournement imprévu, ce scenario constitutionnel conçu – ironie suprême ! – par les adversaires de Pachinian, ne laisse donc pas présager de grands changements à l’issue du scrutin.

L’outsider habite bel et bien le système.

 

Notes :

(1) Ministre de la Défense de septembre 1992 à août 1993, candidat malheureux à l’élection présidentielle contestée de 1996.

(2) « Le Premier ministre arménien Nikol Pachinian annonce sa démission », Le Monde, 16 octobre 2018.

(3) La plupart des historiens admettent désormais de désigner la république non souveraine de la RSS d’Arménie (1921-1991) comme IIème République. Depuis 1991, l’Arménie post-soviétique est la IIIème République.

(4) Voir Vartan Boghossian, Heraïr Tovmassian, Hayastani Hanrabedutian sahmanatrutian popoghutiunneri naghakidze, Hamarod bardzpanumner (Principes des amendements constitutionnels de la République d'Arménie), Erevan, 2005.

(5) Jean-Robert Raviot, Démocratie à la russe : pouvoir et contre-pouvoir en Russie, Paris, Ellipses, 2008.

(6) Voir son interview par Vahé Ter Minassian, « Un régime parlementaire constituerait une avancée démocratique », France-Arménie, juillet-août 2014, pp. 26-28.

(7) Voir la publication officielle « Hayastani Hanrabedutian sahmanatragan parepoghumneri hayetsagark » (Conception des amendements constitutionnels de la république d'Arménie), Erevan, 2014.

(8) Le fait que, dans un objectif de pérennisation du pouvoir, le dirigeant occupe en alternance le poste de premier ministre et de président sans altération des institutions.

(9) Entretien à Erevan, 28 octobre 2015.

(10) « Armenian Opposition Leader Insists on Holding Snap Elections by June », Azatutyun radiogayan, 15 mars 2021.

 

Vignette : Nikol Pachinian, janvier 2021 (source : primeminiser.am)

 

* Taline Ter Minassian est Professeure à l’INALCO (Paris), Directrice de l’Observatoire des États post-soviétiques (CREE – INALCO).

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