Arménie : le désenchantement face à l’OTSC

Après l’attaque perpétrée le 12 septembre 2022 par l’Azerbaïdjan sur des localités arméniennes situées en territoire non contesté, Erevan a demandé, dès le 13 septembre, l'activation de l'article 4 de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) à laquelle appartient l’Arménie. En vain, le colonel russe Anatoly Sidorov, chef d’État-major de l’OTSC, ayant immédiatement écarté l’idée d’une intervention militaire et préféré appeler « l’Arménie et l’Azerbaïdjan à résoudre la situation par des moyens politiques et diplomatiques ».


Réunion de l'OTSC, Minsk, 25 mai 2023.État enclavé au milieu de puissants voisins ne dissimulant pas leurs intentions hostiles à son égard, l’Arménie vit en permanence, depuis son indépendance en 1991, dans un état de guerre non-déclarée avec l’Azerbaïdjan, son voisin soutenu par la Turquie, pour le contrôle du Haut-Karabagh. En 2020, la guerre désastreuse entre les deux pays s’est conclue par la cuisante défaite de l’Arménie et la perte d’une partie de l’enclave et du glacis qui l’entourait, territoires sous contrôle arménien depuis les années 1990 et repassés aux mains de l’Azerbaïdjan. Depuis, et plus spécifiquement à partir de mai 2021, les incursions azéries dans les villages frontaliers du Siunik et du Ghergakunik ne cessent de se multiplier(1). En septembre 2022, le régime d’Ilham Aliyev a de nouveau violé le territoire souverain de l’Arménie, en lançant une vaste offensive militaire sur plusieurs localités situées en territoire non contesté (Goris, Sotk, Djermouk, Kapan, Vardenis, Artanich et Ichkhanassar). Avec ces incursions militaires, l’Azerbaïdjan cherche à pousser l’Arménie à signer un traité de paix reconnaissant son intégrité territoriale sans pour autant prendre en considération les contre-propositions arméniennes. Par ailleurs, à partir du 12 décembre 2022, de prétendus militants écologistes azerbaïdjanais ont bloqué le corridor de Latchine, unique route reliant les 120 000 Arméniens du Haut-Karabagh à l’Arménie, mettant ainsi des milliers de vies en péril. En entravant cette voie d’accès vitale pour l’enclave du Haut-Karabagh, Bakou souhaitait visblement que l’Arménie lui concède un corridor extra-territorial(2) lui permettant de relier l’Azerbaïdjan à son exclave du Nakhitchevan, située au sud-ouest de l’Arménie, et, au-delà, à la Turquie son plus proche allié. Or, le point 9 de l’accord de cessez-le-feu signé par l’Arménie et l’Azerbaïdjan sous l’égide de la Russie le 9 novembre 2020 ne mentionne aucun corridor souverain, mais uniquement une voie de communication ouverte aux biens et aux marchandises.

L’appartenance à l’OTSC conçue comme une garantie de la sécurité du pays

D’abord signataire du traité de sécurité collective (TSC) à Tachkent en 1992 puis du traité de coopération militaire le 16 mars 1995, l’Arménie a ensuite adhéré à l’OTSC, une organisation de défense multilatérale chapeautée par Moscou. Cette appartenance a jusque récemment été perçue par Erevan comme l’une des principales composantes du système de sécurité du pays. Conçue par Moscou en 2002 comme un équivalent eurasiatique de l’OTAN, l’OTSC réunit six pays ex-soviétiques, à savoir la Russie, le Bélarus, l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan. L’Organisation a notamment pour mission de garantir la sécurité collective des États membres de la Communauté des États indépendants (CEI) dont l’Arménie fait partie, ainsi que de maintenir la paix, la sécurité et la stabilité dans la région. L’article 4 du Traité (sorte d’équivalent de l’article 5 de l’OTAN) prévoit qu’en cas d’agression contre un des États membres, les autres devront lui porter assistance, y compris par des moyens militaires(3).

En dépit de son statut d’État membre de l'OTSC, la République d’Arménie n’a jamais bénéficié d’une solidarité militaire. Lors de la guerre des 44 jours (27 septembre – 10 novembre 2020), la non-reconnaissance du Haut-Karabagh (y compris par Erevan) comme relevant du territoire arménien a justifié pour le Kremlin l’exclusion de toute intervention militaire. Plus étonnant en revanche, lors des violations répétées de l’intégrité territoriale de l’Arménie par l’Azerbaïdjan, aucune clause de défense mutuelle n’a été activée dans le cadre de l’OTSC. Cette absence de solidarité de la part des partenaires de l’organisation de défense collective a suscité un flot de critiques en Arménie, d’autant plus que Erevan n’avait pas hésité à envoyer 100 soldats au Kazakhstan, le 7 janvier 2022, au titre de l’article 4.

Un dilemme diplomatique pour le Kremlin

L’appel à l’aide de l’Arménie suite aux affrontements déclenchés par l’armée azerbaïdjanaise dans la nuit du 12 au 13 septembre a placé Moscou devant un redoutable dilemme. D’un côté, alors que l’Arménie se perçoit comme un partenaire stratégique de la Russie dans le Caucase du Sud, le refus d’appliquer les engagements de l’OTSC, et donc de porter secours à Erevan, a contribué à décrédibiliser une Russie déjà rudement affectée par les revers qu’elle accumule en Ukraine. D’un autre côté, intervenir signifierait pour Moscou s’opposer militairement à l’Azerbaïdjan (membre de l’OTSC de 1992 à 1999). Or, contrairement à Tbilissi, qui maintient bon an mal an une posture pro-occidentale, Bakou n'a jamais exprimé de velléités d’intégration euro-atlantique ; les deux pays sont en outre liés par de nombreux accords de coopération qui concernent tant la sécurité transfrontalière que l’énergie, l’exploitation des ressources de la mer Caspienne ou les transports. Enfin, le fait que la Turquie, pays « frère » de l’Azerbaïdjan et membre de l’OTAN, tente de jouer depuis dix-huit mois le rôle de médiateur dans la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine invite Moscou à une certaine retenue. Dès lors, on comprend que la Russie n’ait aucune volonté de s’aliéner l’Azerbaïdjan, sachant que s’impliquer davantage l’exposerait au risque de faire face à un flanc turco-azerbaïdjanais hostile. Certes, les ambitions des deux États s’entrechoquent au sein d’un arc de crises allant de l’Afrique du Nord à la mer Caspienne en passant par le Levant et la mer Noire, mais Moscou et Ankara ne dépassent pas le seuil d’un affrontement par procuration, comme cela a été observé à l’automne 2020 dans le Haut-Karabagh. Occupée par la guerre en Ukraine et soucieuse de ne pas s’aliéner Bakou et Ankara, la Russie maintient donc une position très prudente dans le conflit, bien consciente par ailleurs qu’elle n’a pas actuellement les moyens en hommes et matériels pour se lancer dans un nouveau conflit.

Les autres États membres de l’OTSC seraient également réticents à envisager une intervention militaire en Arménie, chaque pays ayant ses propres priorités en matière de sécurité(4). Appartenant à la sphère turcophone (à l’exception du Tadjikistan) et à l’islam majoritairement sunnite, les pays d’Asie centrale sont plutôt favorables à l’influence grandissante de la Turquie dans la région, alors que leur sentiment anti-russe et leur méfiance vis-à-vis de la Chine ne cessent de croître. La mise en place de partenariats stratégiques bilatéraux et l’intensification des investissements turcs sont d’ailleurs révélatrices de l’ancrage de l’influence d’Ankara dans le paysage centre-asiatique. Dans ce sens, l’Organisation des États turciques (OET) créée en 2009 compte parmi ses membres l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizstan et l’Ouzbékistan. Dans ce contexte de rapprochement avec la Turquie et, dans une moindre mesure, avec l’Azerbaïdjan, la réticence des pays centre-asiatiques membres de l’OTSC à activer la clause de défense mutuelle est évidente, d’autant plus qu’ils font eux-mêmes face à plusieurs défis sur leurs territoires. Quant au Bélarus, en voie d’absorption par la Russie, sa marge de manœuvre pour faire valoir un avis qui lui soit propre est désormais plus que réduite.

Une Arménie sans alternative réelle ?

Dans ce contexte, un sentiment anti-russe commence à se diffuser en Arménie, la population doutant de plus en plus de la Russie comme garante de la sécurité du pays. Ainsi, le 18 septembre 2022, lors de la visite de la présidente de la Chambre des représentants des États-Unis Nancy Pelosi, plusieurs centaines d’habitants de Erevan ont organisé une manifestation sur la place de la Liberté afin de demander à ce que l’Arménie quitte l’OTSC et se rapproche de l’OTAN. De même, lors du sommet regroupant les membres de l’OTSC qui s’est déroulé le 23 novembre à Erevan, des habitants de la capitale se sont réunis sur cette même la place, arborant des drapeaux de l’Ukraine, des États-Unis et de la France, ainsi que des pancartes anti-russes(5). Ce sommet aurait dû fournir à Vladimir Poutine l’occasion de réaffirmer son rôle d’arbitre et de montrer qu’il conservait son influence dans le Caucase du Sud. Or, accusant la structure régionale pilotée par Moscou d’inefficacité dans la gestion du conflit arméno-azerbaïdjanais, l’Arménie a refusé de signer la déclaration finale du sommet. Dans son discours d'ouverture, le Premier ministre arménien Nikol Pachinian avait d’ailleurs noté que « l'adhésion de l'Arménie à l'OTSC n'a pas dissuadé l'Azerbaïdjan de mener des actions agressives, et l'inaction de l'Organisation sur cette question cause un grand préjudice à son image ».

Fortement déçue par l’incapacité du Kremlin à garantir sa sécurité sur son territoire, le long de ses frontières et auprès des populations arméniennes du Haut-Karabagh, l’Arménie se tourne désormais de plus en plus vers l’Occident afin de préserver sa souveraineté et son intégrité territoriale : s’arrimer à l’Ouest pour assurer la sécurité du pays offrirait à l’Arménie « d’autres possibilités » que le patronage russe, estime ainsi le site d’information pro-occidental Lragir(6). L’Arménie et l’Azerbaïdjan ont d’ailleurs tenu des discussions en novembre 2022 à Washington, sous l’égide des États-Unis. Si, durant la guerre de l’automne 2020 dans le Haut-Karabagh, les puissances occidentales se contentant de condamnations minimes ont été écartées par la Russie et la Turquie, elles ont acquis un nouveau rôle suite aux incursions militaires de l’Azerbaïdjan sur le territoire incontesté de l’Arménie. Après la réunion quadrilatérale du 6 octobre 2022 entre le président I. Aliyev, le Premier ministre N. Pachinian, le président Emmanuel Macron et le président du Conseil européen Charles Michel, l’Union européenne a déployé une mission d’observation à la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan pour deux mois. Depuis le 20 février 2023, à la demande du gouvernement arménien, une seconde mission civile composée d’une centaine d’agents a été lancée par l’UE. Cependant, la prudence prévaut dans les relations qui lient l’Arménie à ces acteurs, alors que l’Union a signé en juillet 2022 un accord exceptionnel avec l’Azerbaïdjan sur les livraisons de gaz, afin de se défaire de sa dépendance vis-à-vis de la Russie en la matière ; cet accord contribue sans doute à diminuer les marges de manœuvre de l’UE.

Par ailleurs, le basculement dans le camp occidental ne serait pas sans risque pour l’Arménie. La Russie, qui souhaite le maintien de son influence dans son « étranger proche », n’hésite pas à activer des leviers économiques, mais surtout politiques et sécuritaires, afin de « punir » les États manifestant des aspirations euro-atlantiques. Ainsi, face à l’affirmation de la Géorgie de vouloir adhérer à l’UE mais surtout à l’OTAN, l’armée russe a aussitôt envahi l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie et reconnu leur « indépendance ». De même, la signature d’un accord d’association, puis d’un accord de libre-échange complet et approfondi par l’Ukraine avec l’UE s’est soldée par l’annexion de la Crimée et la guerre du Donbass, avec les conséquences dramatiques que l’on connait aujourd’hui(7). Bien consciente des risques, l’Arménie n’a d’autre choix que d’adopter une véritable position d’équilibriste géopolitique.

Sans doute les dernières crises (Révolte populaire au Bélarus, reprise du conflit au Haut-Karabagh, incursions militaires azerbaïdjanaises en Arménie, tensions au Kirghizstan…) laissées sans réponse par l’OTSC ont-elles révélé la capacité d’action limitée de l’organisation. Toutefois, la sortie de l’OTSC semble pour l’instant difficilement envisageable pour les autorités arméniennes. Pour autant, les violations répétées de son intégrité territoriale l’invitent à réfléchir urgemment à une nouvelle doctrine de défense, qui nécessite une politique étrangère multidimensionnelle.

 

Notes :

(1) Tigrane Yégavian, Géopolitique de l’Arménie, Paris, BiblioMonde, 2022.

(2) Il s’agit du corridor du Zanguezour, nom par lequel les Azerbaïdjanais désignent la région du Siounik.

(3) Site officiel de l’Organisation du traité de sécurité collective.

(4) « Chest odinotchestv » (Six solitudes), Golos Armenii, 24 novembre 2022.

(5) « Outchastniki mitinga v Erevane potrebovali vykhoda Armenii iz ODKB » (Les participants au rassemblement à Erevan demandent le retrait de l'Arménie de l’OTSC), Kavkazskii Ouzel, 23 novembre 2022.

(6) « Vmechatelstvo SChA stalo whansom vybratsia iz plana 9 noiabria i vernout protsessy na pravovye relsy » (L'intervention américaine est devenue une chance de sortir du plan du 9 novembre et de remettre le processus sur une base légale), Lragir, 20 octobre 2022.

(7) Laure Delcour, « Les réponses de la Russie aux politiques de l’UE, sources d’insécurité dans leur voisinage commun ? », Revue de Défense nationale, vol. 802, n° 7, 2017, pp. 130-134.

 

Vignette : Réunion des ministres de la Défense de l’OTSC, Minsk, 25 mai 2023. Source : odkb-csto.org.

 

* Manik Tadevosian est étudiante en Master 2 de Relations internationales à l’INALCO, spécialisée dans l’étude de l’espace postsoviétique.

Lien vers la version anglaise de l’article.

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