Arménie : refuge pour la communauté LGBT+ russe?

Depuis le début de la guerre en Ukraine, près de 70 000 Russes se sont installés en Arménie, parmi lesquels de nombreux hommes LGBT fuyant la mobilisation. Ils se retrouvent désormais dans un pays où la communauté locale a bien du mal à faire progresser ses droits.


Affiche de l'ONG Pink ArmeniaAucune enseigne sur la façade de l’immeuble de l’organisation, ni sur l’interphone, au point de se demander si le lieu de rendez-vous est correct. L’entrée se fait par une lourde porte d’immeuble, comme il en existe tant à Erevan. L’adresse et le code de l’interphone sont transmis quelques heures avant la rencontre par mail ou par messagerie. Pink Armenia est une ONG de défense des droits des personnes LGBT+. Elle se fait volontairement discrète et surtout méfiante. En 2015, son adresse avait été rendue publique après une affaire de propos homophobes de la part de membres du jury de l’Eurovision arménien envers Conchita Wurst. Pink Armenia avait porté l’affaire en justice. La médiatisation du sujet était telle que de nombreux journalistes faisaient le pied de grue devant les bureaux de l’ONG. Face à cette publicité soudaine et ne souhaitant pas être associé à un quartier LGBT, le voisinage est devenu de plus en plus hostile vis-à-vis de l’organisation, la poussant à déménager.

Maxime buvant un café dans une rue d'Erevan.

Pourtant, c’est cette porte que Maxime, un jeune gay russe, a poussée pour demander aides et conseils. Arrivé à Erevan en octobre 2022 pour fuir la mobilisation militaire, ce natif de Saint-Pétersbourg dénote localement par ses longs cheveux, son visage imberbe et son teint pâle. « Lorsque la mobilisation a été annoncée, j'ai réalisé que je n'étais pas psychologiquement apte à rester dans le pays et que c'était physiquement et mentalement difficile. J'ai donc réalisé que je devais aller ailleurs, parce que je ne pouvais pas m'en sortir là-bas : j'avais peur de quitter la maison, je regardais les nouvelles tout le temps et j'avais beaucoup de stress. (…) J’ai quitté le pays en avion. En fait, contrairement à beaucoup de personnes, j'ai eu un vol super facilement, je suis juste monté dans un avion et j'ai pris un vol direct pour l'Arménie. »

Le jeune Russe a choisi l’Arménie car sans aucune formalité de visa, il est plus facile d’entrer dans le pays. Depuis, il a sollicité l’aide du service juridique de Pink Armenia pour obtenir des documents lui permettant de rester au-delà du simple séjour touristique. Malgré ses 32 ans, Maxime ne parle pas anglais. Le fait que les Arméniens parlent aisément russe a pesé sur son choix de destination d’exil. « J’ai une connaissance qui vient d'Arménie, elle vit en Russie maintenant, et elle m'a beaucoup parlé de l'Arménie, elle m'a dit quel genre de pays c'était et j'ai décidé que c'était une bonne option pour moi. »

Pink Armenia a vu les demandes d’aides exploser avec l’arrivée de Russes LGBT. Une centaine d’entre eux a pris contact avec l’association pour des conseils juridiques ou pour trouver un logement dont le propriétaire serait friendly, une manière de contourner les discriminations. Maxime confie : « Je me sens plus en sécurité ici, plus à l'aise, car pas une seule fois je n’ai ressenti une quelconque agressivité envers moi. Je n'ai jamais connu ça. »

Dilemme

Aux manettes de Pink Armenia qu’il a fondée en 2007, Mamikon Hovsepyan est un observateur avisé de la situation des droits des LGBT+ en Arménie. Loin de l’Eldorado caucasien que les LGBT+ russes pensent avoir trouvé, il est là pour leur rappeler la réalité de la situation locale. Il rigole en se remémorant : « Je me souviens des premiers jours, ils disaient : "Nous voulons organiser une Gay Pride à Erevan". J'ai répondu : "Désolé, les gars, mais qui êtes-vous pour organiser une Gay Pride ici, à Erevan ? Est-ce que c'est le bon moment ? En avons-nous vraiment besoin ?" Ils étaient en mode : "On vit ici maintenant, alors on veut montrer nos couleurs." J'ai rétorqué : "Désolé... Vous ne pouvez pas faire ça ici ! Parce qu'il arrive parfois que des personnes viennent faire des trucs et repartent. Ensuite, nous devons répondre des conséquences. On ne veut pas de ça ! »

Mamikon à son poste de travail

Mamikon, look décontracté, la quarantaine grisonnante, est un visage connu dans le pays concernant l’activisme de Pink Armenia.

Le dilemme pour l’ONG est d’arriver à aider les LGBT+ russes fuyant la mobilisation, tout en continuant à soutenir la communauté arménienne. « Les Russes qui fuient la guerre arrivent en Arménie, en Géorgie et dans d'autres pays. Et cela change aussi la situation ici. Il y a beaucoup de Russes homosexuels qui ont besoin de soutien. Certains d'entre eux n'ont pas d'argent. D’autres sont des personnes transgenres qui suivent un traitement hormonal. Et elles ont des difficultés pour le trouver ici. Nous savons que la situation n'est pas la meilleure en Arménie, nos personnes transgenres sont également confrontées à de nombreux problèmes. Nous devons donc trouver un certain équilibre », observe Mamikon.

Haïk, entouré d'un bénévole de Pink Armenia et d'Alice

L’ONG ne reçoit aucun soutien financier de l’État mais seulement des dons, en particulier de fondations soutenant les communautés LGBT+ à l’international.

Depuis la dépénalisation de l’homosexualité en 2003, la situation n’a guère évolué dans le pays. Il n’existe aucune législation de protection contre les discours haineux ou discriminants, aucune reconnaissance de partenariat civil ni de mariage et encore moins, pour les personnes transgenres, la possibilité de faire reconnaître un changement d’état civil.

Alice

 

« La Russie a une influence très néfaste »

En 2018, la Révolution arménienne a suscité beaucoup d’espoir au sein de la communauté LGBT+. Le changement de régime et les promesses avaient laissé espérer des progrès sociétaux rapides, mais cela ne s’est jamais concrétisé.

La religiosité de la société arménienne explique en partie son conservatisme mais l’emprise du grand voisin russe n’est pas négligeable, en particulier dans les zones rurales. Mamikon constate cela à travers son travail pour Pink Armenia : « La Russie a une influence très néfaste sur nous. Que nous le voulions ou non, elle utilise ces manipulations politiques également pour avoir une influence concernant la situation des droits de l'homme dans le pays, ce qui est vraiment une chose négative pour nous en tant qu'organisation. La Russie a des lois discriminatoires envers les LGBT, ce qu'ils appellent la propagande LGBT [Loi russe de 2013, amplifiée en 2022, ndlr]. Plusieurs fois, nos politiques ont également essayé d'adopter des lois similaires, mais heureusement, ils n'y sont pas parvenus. C'est pourquoi la situation est un peu inquiétante. »

Monument "Cascade" à Erevan

Monument "Cascade" à Erevan.

Comparée à celle qui prévaut en Russie, la situation des droits des LGBT peut sembler meilleure en Arménie mais la réalité est à double tranchant. Il n’y a certes pas de propagande d’État anti-LGBT, mais la communauté manque de visibilité et de lieux de socialisation, comme des cafés, bars ou night-clubs. « C’est plus dangereux d’être gay en Russie mais, en même temps, si vous pénétrez un certain milieu, vous découvrez des lieux confidentiels plus ouverts. Ici, tout est très cloisonné ! Par exemple, je ne peux pas envisager d’avoir des relations ici. Parce que je ne peux pas imaginer aller ouvertement quelque part en ville avec un garçon, par exemple dans un café ou me promener… Si je veux rencontrer quelqu'un, cela pourrait même être compliqué pour lui. Ils me disent tous : "Je ne peux pas aller n'importe où avec toi, parce que tout le monde me connaît ici". Cela les empêche de vivre leur vie. Surtout avec mon look, personne ne veut se retrouver en public avec moi », remarque Maxime.

Maxime devant une église arménienne à Erevan

Maxime, Erevan.

Une communauté LGBT invisible en Arménie

Beaucoup des collègues de Mamikon préfèrent travailler dans l’ombre, un activisme qui se déroule en coulisses et avance avec précaution. « Nous ne demandons pas de transformations radicales, parce que notre stratégie est en quelque sorte très douce, et nous voulons des changements en douceur », fait remarquer Mamikon.

Fresque d'un drapeau de l'Arménie et d'ne soldat de 19 ans mort en 2020 dans la reprise du conflit avec l'Azerbaïdjan

Portrait mural d'un jeune soldat arénien mort au combat en 2020

Fresques de jeunes soldats arméniens tués lors des combats de 2020 contre l'Azerbaïdjan, Erevan.

La réalité explosive de la situation géopolitique en Arménie rattrape également les exilés russes. La reprise du conflit armé en 2020 entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan fait planer sur Erevan une ambiance de guerre latente. La menace que la situation dégénère en conflit total attise les peurs. « D'habitude, pendant une guerre, les violences dans la société augmentent et, dans certains cas, ce sont les personnes LGBT qui sont ciblées. La société pense que ces personnes ne protègent pas leur terre, qu'elles ne participent pas à la protection du pays. C'est une des raisons pour lesquelles la société ne les accepte pas. Dans de nombreux cas, les personnes cachent leur homosexualité et n’en parlent pas. C'est aussi un facteur qui rend la situation de la communauté plus vulnérable », analyse Mamikon.

Haik, 26 ans, est un jeune gay d’Erevan, souriant et espiègle. Même s’il a fait son coming out auprès de ses amis et de ses collègues de travail sans rencontrer de problèmes, son visage se crispe quand il évoque sa famille : « Depuis mon coming out, nous n'abordons plus le sujet avec eux. Je n'ai pas rencontré d'homophobie depuis longtemps, en dehors de la famille… »

Haïk, jeune Arménien souriant

Depuis 2013, à une adresse également tenue secrète du grand public, Pink Armenia a créé un lieu communautaire où les personnes peuvent se retrouver, discuter, boire un café, jouer aux cartes… Cela fait partie de la politique des petits pas de l’association : permettre à chacun de sortir de son isolement, de se sentir accepté sans risquer un jugement, un regard accusateur, et enfin se sentir libre même si c’est entre quatre murs. « Pink Armenia m'a tout d'abord donné un espace où je peux rencontrer des personnes de la communauté, et j'y ai aussi vu beaucoup de personnes plus ouvertes, ce qui m'a aidé à m'épanouir. Pink Armenia est comme une seconde famille qui vous permet d'être vous-même », souligne Haik avant d’aller jouer aux cartes avec Alice, une femme transgenre.

Au-delà de l’assistance légale et des conseils, l’ONG vient pallier les missions que, volontairement, l’État arménien ne remplit pas : l’information à la santé, le soutien psychologique, la sensibilisation et la formation des médecins à destination des populations LGBT+…

L’impossible retour

Mamikon estime qu’environ 200 Russes LGBT se sont installés à Erevan sans avoir pris contact avec Pink Armenia. Travaillant la plupart du temps à distance, leur installation s’est faite en douceur, même si la durée de leur exil est liée à celle de la guerre en Ukraine.

L’arrivée massive d’exilés russes dans la capitale arménienne a fait exploser le prix des loyers (+40 % en quelques mois). Souvent, les propriétaires préfèrent louer à des Russes à un prix plus élevé. Cette flambée des prix du logement touche tous les Arméniens, mais plus particulièrement de nombreux LGBT. Certains ont dû trouver un nouvel appartement plus abordable et se confronter de nouveau aux problèmes de discriminations. Cette inflation commence à créer quelques tensions envers les nouveaux arrivants.

De son côté, Maxime considère que les Russes peuvent faire des efforts : « En général, lorsque j'entends parler de russophobie dans certains pays, je dis toujours qu'il n'y a pas de pays plus russophobe que la Russie elle-même. Il me semble que les personnes ne s'aiment pas beaucoup. Et, tout le temps, elles essaient d'accuser les autres. »

Maxime ne sait pas où il posera ses valises plus longuement, en Arménie ou dans un autre pays. Depuis son départ de Russie, il n’arrive tout simplement pas à se projeter au-delà d’une semaine. En revanche, il en est certain, pour lui, il n’y a pas de retour en arrière possible. La Russie, c’est niet ! « Je n'ai aucun espoir pour la communauté LGBT en Russie pour le moment. Et si le régime ne change pas, les choses se compliqueront… »

 

Vignette : Affiche de l'ONG Pink Armenia (Michaël Briffaud).

 

* Michaël Briffaud (texte et photos) est journaliste freelance, actuellement basé à Vienne (Autriche), anciennement à Washington DC ; il travaille régulièrement pour le bureau vidéo de l’AFP.

Lien vers la version anglaise de l’article.

Pour citer cet article : Michaël BRIFFAUD (2024), « Arménie : refuge pour la communauté LGBT+ russe? », Regard sur l'Est, 15 mai.

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