Asie centrale : épicentre méconnu de la radicalisation islamiste

Malgré une présence discrète sur la scène internationale, les pays d’Asie centrale se distinguent de plus en plus dans les médias par l’émergence des actes terroristes commis par des natifs de la région. Entre départs massifs pour le djihad et attaques perpétrées dans différents pays, la région illustre la montée de défis sécuritaires d’envergure mondiale.


Carte de l'Asie centraleÀ la croisée de l’histoire post-soviétique et des tensions modernes, l’Asie centrale s’impose comme un terrain fertile pour la radicalisation, dont les répercussions vont bien au-delà de ses frontières. La radicalisation islamiste, processus par lequel un individu ou un groupe adopte une interprétation extrême et violente de l'islam en vue de commettre des actes violents, est en effet un phénomène prégnant dans la région. En quoi cette radicalisation centrasiatique peut-elle devenir un défi pour les États de la zone et une menace sécuritaire d’ordre mondial ?

Une radicalisation aux modalités propres

En 2015(1), 500 Ouzbeks, 500 Kirghizs, 386 Tadjiks, 360 Turkmènes et 300 Kazakhs auraient rejoint les rangs de Daesh. À titre de comparaison, en 2016, on estime à un peu plus de 1 000 le nombre de Français partis renforcer les rangs de l’État islamique. Réunis, les cinq pays d’Asie centrale ont donc vu deux fois plus de leurs citoyens rejoindre les rangs de Daesh en 2015 que la France (voir le graphique ci-dessous). Cela peut s’expliquer par le fait que, malgré un nombre d’attentats perpétrés sur place bien inférieur à celui du Moyen-Orient, les appels à rejoindre Daesh sont légion en Asie centrale, tant pour ériger un califat global qu’un califat au Khorasan(2). L’appel au Djihad est donc lancé dans le but de venir en aide aux combattants de l’État islamique en Syrie et en Irak, mais également afin d’établir une emprise de l’entité terroriste au cœur même de l’Asie centrale. Apparaît ici une caractéristique propre au djihadisme de cette région : combattre aussi bien à l’étranger que dans sa terre d’origine. L’État islamique au Khorasan représente bien cela, lui qui a d’ailleurs élargi son emprise entre 2015 et 2024.

Graphique du nombre de djihadistes centrasiatiques comparés aux français en 2015.

Graphique réalisé par l’auteur.

 

Deux États d’Asie centrale se détachent par leur nombre d’habitants partis faire le Djihad sous les couleurs de Daesh : le Kirghizistan et l’Ouzbékistan.

Nombre d’habitants du Kirghizistan avouent connaître de près ou de loin quelqu’un qui est en lien avec un candidat au Djihad en Syrie ou en Irak. Plus ouvert que ses voisins aux prédications religieuses, ce pays est un cas à part dans le cadre de la radicalisation en Asie centrale. La disparition de l’URSS en 1991 a constitué un tournant inattendu pour le pays. Devenu indépendant, le Kirghizistan n’a plus été soumis aux lois soviétiques en matière économique, sociale et, bien entendu, religieuse. Dès lors, et à la différence remarquable des quatre autres pays centrasiatiques issus de l’URSS, une politique permissive de prédication religieuse a été mise en place, qui est intervenue dans un contexte de perte de sens dans la vie de nombreux Kirghizs – notamment des jeunes – et a laissé le champ libre aux discours les plus extrêmes et à la radicalisation de la population. Dans le même temps, les migrations économiques vers la Russie ont facilité la verbovka – recrutement par Daesh des migrants centrasiatiques en Russie. On peut également souligner le fait que la population kirghize a été pendant longtemps – et reste dans une certaine mesure – une société nomade de confession musulmane mais possédant une connaissance limitée des textes religieux. Cette maîtrise superficielle de la religion a pu faciliter les discours prêchant la radicalisation.

En Ouzbékistan, la radicalisation se manifeste d’une tout autre manière. Malgré la forte attention des autorités locales qui n’ont pas hésité, dès les années 1990, à assurer un contrôle strict de toute pratique religieuse, le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO) a été créé en 1998(3). À l’origine regroupement d’idéologues religieux opposés au gouvernement, le mouvement s’est rapidement radicalisé. Proche d’Al-Qaïda, souhaitant installer un régime théocratique en Ouzbékistan et y imposer la Charia, le MIO a été placé sur la liste des organisations terroristes aux États-Unis le 25 septembre 2000. Le mouvement recrute ses troupes dans toute l’Asie centrale, ainsi qu’en Afghanistan et au Xinjiang, mais a gardé sa base en Ouzbékistan. Il s’est progressivement affaibli à la suite des attentats du 11 Septembre et à l’invasion américaine en Afghanistan. Les Américains s’en sont en effet pris au MIO, lui reprochant ses liens avec Al-Qaïda, ce qui a grandement fragilisé le mouvement. Par ailleurs, il est certes difficile de quantifier ce phénomène, mais de nombreux Talibans sont d’ethnie ouzbèke. Finalement, le Mouvement a prêté allégeance en 2015 à l’État islamique, ce qui en a bel et bien fait un groupe terroriste. Cette allégeance a également mis en avant la volonté de création d’un califat islamique en Asie centrale par l’organisation Daesh. Aujourd’hui, le MIO est réduit à peau de chagrin, grâce notamment au travail des pays de la région pour lutter contre ce groupe. Cependant, cet affaiblissement est à prendre avec prudence, plusieurs membres du mouvement ayant rejoint les rangs de Daesh dans la région.

L’implication de Centrasiatiques dans des attentats, conséquence tragique de la radicalisation dans la région

L’une des conséquences directes de la radicalisation des Centrasiatiques est la multiplication du nombre d'attentats commis par eux à travers le monde : alors qu'elle représentait initialement un risque sécuritaire accru pour les seuls États de la région, cette menace s'est ensuite propagée bien au-delà.

En 2016, la Turquie est attaquée par deux fois par des terroristes ouzbeks. La première attaque est commise dans l’aéroport d’Istanbul le 28 juin. Cette attaque est d’autant plus choquante qu’elle intervient dans une enceinte aéroportuaire, par définition bien protégée. La préparation et le professionnalisme militaire de ces terroristes sont soulignés, mettant autant les pays victimes de ces attaques que les pays d’origine de ces terroristes dans une position inconfortable. En décembre 2016, une boîte de nuit stambouliote est également la cible de terroristes ouzbeks. Puis, le 7 avril 2017, une attaque au camion-bélier fait 5 morts et 14 blessés dans les rues de Stockholm, en Suède. Le terroriste, un Ouzbek de 39 ans membre de la communauté tadjike, était arrivé dans le pays en 2014. Selon les renseignements ouzbeks, il se serait radicalisé au contact d’une cellule djihadiste tadjike implantée localement. Le 3 avril 2017, une bombe est posée dans le métro de Saint-Pétersbourg. L’explosion fait 14 morts et 53 blessés. L’auteur des faits n’est autre qu’un Ouzbek né dans la vallée du Ferghana au Kirghizistan, à la frontière avec l’Ouzbékistan. Encore une fois, l’implication d’un Ouzbek dans cet attentat soulève la problématique de la radicalisation dans cette région.

Plus récemment, l’attentat du Crocus City Hall, au nord de Moscou, le 22 mars 2024 est apparue comme l’une des attaques les plus marquantes commises par des terroristes centrasiatiques. Tout d’abord, elle s’est révélée exceptionnelle de par son ampleur, faisant 144 morts et 360 blessés, en plein cœur de la Russie. Revendiqué par la branche afghane de l’État islamique – État islamique au Khorasan (EIK) –, l'attentat a été perpétré par quatre ressortissants tadjiks(4).

Ces différentes attaques démontrent ainsi que les ressortissants d'Asie centrale sont, d'une part, de plus en plus nombreux dans les effectifs des groupes terroristes et, d'autre part, qu'ils sont déterminés à se sacrifier au nom du Djihad n'importe où dans le monde.

Le cas Goulmourod Khalimov, une humiliation inouïe

Le colonel Goulmourod Khalimov était, jusqu’à sa défection en 2015, le responsable des Forces spéciales au sein du ministère tadjik de l’Intérieur (OMON). Un mois après sa disparition, il est réapparu dans une vidéo diffusée sur YouTube dans laquelle il prête allégeance à l’État islamique. C’est un coup colossal porté au régime du président Emomali Rahmon qui voit là un des cadres importants de ses forces de police rejoindre les rangs du groupe terroriste, malgré la politique de lutte contre la radicalisation mise en œuvre depuis des années par Douchanbé. Dans sa vidéo d’allégeance, l’ancien numéro 1 des forces spéciales tadjikes affirme vouloir instaurer la charia au Tadjikistan et souhaite « porter » le Djihad aux États-Unis et en Russie.

Dès lors, cette défection n’est plus seulement une simple humiliation marquant l’échec de la politique du Tadjikistan. Elle souligne également celui de la politique des États-Unis et de la Russie. En effet, conformément aux accords signés entre le Tadjikistan et ces deux pays, les Forces spéciales tadjikes sont formées par les États-Unis et/ou la Russie. Un Tadjik formé par un de ces deux pays est donc parti renforcer les rangs de l’État islamique. L’affront est tel que Washington décide de mettre la tête de Khalimov à prix, à hauteur de 3 millions de dollars.

Mais G. Khalimov ne s’en tient pas là : en septembre 2016, il prend le titre d’émir ainsi que la qualité de ministre de la Guerre de Daesh, camouflet sans précédent que subissent à la fois le Tadjikistan, les États-Unis et la Russie. L’ancien chef des OMON tadjiks se distingue notamment en dirigeant les défenses de l’État islamique lors de la deuxième bataille de Mossoul. Ainsi, dès le début de leur implication dans le conflit syrien, les Russes se trouvent en position de cibler prioritairement les terroristes d’ex-républiques soviétiques. C’est dans ce cadre que, début septembre 2017 vraisemblablement, la mort de G. Khalimov au cours d’une frappe aérienne aux alentours de Deir Ez-Zor est annoncée et revendiquée par les Russes. L’affront est peut-être lavé, mais l’humiliation reste gravée dans les mémoires tadjikes, américaines et russes.

 

Notes :

(1) Catherine Poujol,  « Etat de la menace de radicalisation dans les sociétés d’Asie centrale », CERI, Science Po, mai 2017.

(2) Le Khorasan est une région historique de la Perse antique située au nord-est de l’Iran et englobant la quasi-totalité de l’Afghanistan. L’État islamique au Khorasan souhaite étendre son territoire sur la majorité de cette région historique, et même au-delà.

(3) Pierre Conesa, « Les modalités de la radicalisation en Asie centrale », IFEAC, novembre 2017.

(4) « Attentat de Crocus City Hall : Moscou reconnaît pour la première fois la responsabilité de l’EI », Ouest France, 24 mai 2024.

 

Vignette : Carte de la région (copyright : istockphoto).

 

* Antoine Dantin est étudiant persanophone en Master 2 de Relations Internationales à l’INALCO.

Pour citer cet article : Antoine DANTIN (2025), « Asie centrale : épicentre méconnu de la radicalisation islamiste », Regard sur l'Est, 6 janvier.

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