Asie Centrale, le lourd héritage de l’intégration régionale

Les cinq républiques d’Asie Centrale, riches en ressources énergétiques complémentaires, ont hérité d’infrastructures de production et de transport de l’électricité, construites dans une logique soviétique d’intégration régionale et qui se sont progressivement dégradées après l’indépendance. A quel stade se trouve la libéralisation du secteur, exigée par les bailleurs de fonds en contrepartie du financement de la restauration et de la modernisation de ces équipements ? Comme l’illustre la comparaison entre la situation kazakhstanaise et ouzbèke l’état d’avancement de ce grand chantier n’est pas uniforme à travers l’Asie Centrale.


Production et transport électrique : le poids du passé soviétique

Fin 2005, les autorités ouzbèkes ont annoncé aux Kirghizes leur intention de procéder à partir du 1er janvier 2006 à une augmentation unilatérale du prix du gaz transitant par le gazoduc Boukhara-Almaty. En guise d’avertissement, les livraisons ont été sensiblement réduites, ce qui a contraint la centrale de chauffage urbain à Bichkek, alimentée par ce gaz, à fonctionner en sous-régime le temps d’âpres négociations avec Tachkent - aux dépens des habitants de la capitale kirghize. Ces démêlés, qui ne sont pas sans rappeler le bras de fer auquel l’Ukraine et la Russie allaient se livrer peu après, sont passés presque inaperçus dans une région riche en ressources énergétiques, mais dont les États sont coutumiers.

Héritées de l’époque soviétique, les infrastructures de production et de transport électrique avaient été construites dans une logique d’intégration régionale élargie dont la Russie bénéficiait évidemment. La configuration régionale des réseaux de transport électrique s’était traduite par la mise en place d’un axe nord-sud de grande capacité, entraînant l’interdépendance des républiques centrasiatiques, les infrastructures nationales, de moindre importance d’un point de vue régional, ne parvenant pas à couvrir la demande locale. Aujourd’hui encore, Ekibastouz, la principale centrale thermique kazakhstanaise, produit de l’électricité pour le marché russe[1], le Tadjikistan exporte de l’énergie hydroélectrique vers l’Ouzbékistan, l’alimentation du sud kazakhstanais dépend en grande partie de livraisons du Kirghizstan… Ces exportations croisées entre pays théoriquement autosuffisants sont sources de litiges et chantages.

Ressources abondantes et désintérêt pour les énergies alternatives

En revanche, les ressources énergétiques utilisées pour la production électrique sont disponibles localement. Leur abondance explique en partie le désintérêt marqué pour les énergies alternatives. En matière de nucléaire, les autorités kazakhstanaises[2] ont mis fin au service actif du surgénérateur de Mangyshlak, unique centrale d’une région pourtant riche en uranium. Le PNUD encourage celles-ci, depuis plusieurs années, à mettre en œuvre un projet d’énergie éolienne dans le sud-est du pays (Portes de Djungar). Mais ce dernier peine à sortir des cartons. Ainsi, les centrales kazakhstanaises et ouzbèkes sont principalement alimentées en charbon pour les premières et en gaz pour les secondes, le pétrole et l’énergie hydroélectrique ne jouant qu’un rôle de second plan. Le Kirghizstan, tout comme le Tadjikistan, parents pauvres de la région, s’appuient presque exclusivement sur leurs considérables ressources en eau pour produire du courant. L’un comme l’autre connaissent de grandes difficultés à gérer les excédents printaniers en énergie qu’engendre la fonte des neiges, mais prévoient de développer leurs capacités de génération hydroélectrique. Au Turkménistan, l’électricité est produite grâce aux abondants gisements gaziers dont dispose le pays.

Trop peu d’investissements dans un secteur à moderniser

Pourtant, grâce à leurs ressources énergétiques considérables, ces pays seraient non seulement capables de couvrir leurs propres besoins en électricité, mais aussi d’exporter vers le sud (Afghanistan, Pakistan) et l’est (Xinjiang chinois), dont les besoins vont croissant. L’architecture des réseaux de transport ne le permet cependant pas encore. Parallèlement, les besoins internes ont fortement augmenté depuis une dizaine d’années. Portées par le retour à la croissance en grande partie basée sur les revenus des hydrocarbures pour le Kazakhstan, le Turkménistan et, dans une moindre mesure pour l’Ouzbékistan, ces économies sont caractérisées par une forte intensité énergétique[3]. Par ailleurs, les pertes dans le transport et la distribution restent parmi les plus élevées au monde. Il est vrai que les infrastructures n’ont cessé de se dégrader depuis l’indépendance, en raison de l’absence d’investissements dans un contexte de contraction des finances publiques, de mauvaise gestion et de corruption, ainsi que du démontage clandestin des lignes électriques par des ferrailleurs… Dans ce contexte, les grands travaux de modernisation suggérés par les bailleurs de fonds, en particulier par la Banque Mondiale et la BERD, ont connu, dans l’ensemble, un accueil favorable.

Mais pour mettre en place les financements préférentiels proposés, les institutions financières internationales ont insisté sur la libéralisation du secteur. Elle a été entreprise au pas de charge par les autorités kazakhstanaises dès 1996. Poids lourd énergétique régional, avec un peu plus de 60 000 GWh produits en 2003 selon l’Agence Internationale de l’Energie (soit presque 10 000 GWh de plus que l’Ouzbékistan, et 4 à 5 fois plus que les autres pays), le Kazakhstan a séparé les infrastructures de transport et de distribution de la production, entièrement privatisée. Le bilan de la libéralisation est en demi-teinte : s’il y a eu privatisation, l’influence des pouvoirs publics reste forte, notamment par le biais de l’autorité de régulation. En outre, la gestion n’est généralement pas devenue plus transparente et les investisseurs étrangers ont été rares à s’aventurer dans ce secteur – parfois à leurs dépens (Tractebel[4], 2000). A contrario, les réformes entreprises par Tachkent, en partie sous la pression démographique interne (plus de 44 % de la population centrasiatique), se signalent d’abord par leur lenteur, au rythme de l’indécise transition ouzbèke vers l’économie de marché. Si la compagnie nationale UzbekEnergo a ouvert ses portes aux investisseurs étrangers en 1998, la participation de ces derniers est limitée à 49 % par projet industriel. De fait, il n’y a pas eu à ce jour d’investissement extérieur significatif, ce qui pourrait à terme remettre en question l’efficacité de la politique énergétique ouzbèke.

Vers une réduction de l’interdépendance énergétique ?

La réduction des interdépendances régionales constitue pourtant une motivation forte pour les républiques d’Asie Centrale. Le Kazakhstan a ainsi récemment lancé la construction d’une ligne à haute tension pour alimenter le sud du pays (500 kV), avec le concours de la Banque Mondiale. Le contexte politique autant que le dynamisme économique de ces pays conditionnent la vitesse et le succès des réformes. Pragmatiques, les institutions financières internationales encouragent les États à collaborer pour produire et transporter l’électricité. Dernière initiative en date: la création d’un forum des régulateurs en novembre 2005[5]. Mais cette nouvelle enceinte partagera sans doute le sort commun aux autres organisations régionales, qui servent de plate-forme à des discours creux de coopération et sont impuissantes à transcender les intérêts nationaux de leurs membres contre leur volonté.

* MArtin LABBE est consultant au Centre du Commerce International, Genève.

Vignette : cernenviro.web.cern.ch

[1] Ekibastouz appartient au conglomérat russe RAO-UES, présent dans toute l’Asie Centrale.
[2] Astana étudie depuis plusieurs années la possibilité de construire une nouvelle centrale nucléaire sur les rives du lac Balkhach.
[3] L’intensité énergétique : quantité d'énergie nécessaire à la création d'une unité monétaire de valeur ajoutée dans l'économie (E/PIB; elle peut s'exprimer en kWh/PIB, tep/PIB, BTU/PIB). Ce ratio, comme celui de la consommation énergétique par habitant, est l'un des plus couramment utilisés, aussi bien pour effectuer des comparaisons internationales que pour mesurer l'évolution de la productivité énergétique d'un pays (source : OQLF).
[4] La société belge Tractebel avait fait l’acquisition d’Almaty Power Consolidated en 1996, parallèlement à un investissement prometteur dans une partie du réseau de gazoducs kazakhstanais. Les performances d’APC ont été sensiblement améliorées, notamment dans le domaine du paiement des factures, mais une série de disputes avec les autorités kazakhstanaises ont amené l’entreprise belge à quitter le pays en 2000, en contrepartie du remboursement des investissements réalisés.
[5] A l’occasion de la 4e conférence ministérielle sur la coopération économique régionale en Asie Centrale (CAREC), qui réunit l’Azerbaïdjan, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizstan, la Mongolie, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan.

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