Assiste-t-on aujourd’hui à une renaissance juive en Lituanie?

La Lituanie demeure, pour le reste de l’Europe, un pays largement méconnu. En matière de vie juive, on évoque surtout à son propos le récit d'événements négatifs (antisémitisme, xénophobie, négationnisme...). Même si cela correspond hélas à une réalité, il ne s'agit pas là, et de loin, de la seule réalité.


Remise de diplômes à l’Institut yiddish de VilniusUn bref rappel des développements intervenus en la matière depuis le retour à l’indépendance donne la mesure des évolutions récentes et de la complexité du sujet.

Reconstitution d’une vie juive après 1991

Après l’élimination de la quasi-totalité de la population juive (200 000 personnes) par les nazis au cours de la Seconde Guerre mondiale durant l’occupation soviétique, le pays, qui était jusqu’à la fin des années 1930 l’un des principaux foyers de culture juive en Europe médiane, fut pratiquement privé de toute vie juive[1]. La petite communauté (environ 15 000 âmes après-guerre) n’avait plus ni visibilité, ni possibilité d’expression[2].

Durant la « révolution chantante » (1987-1990), un certain nombre d’intellectuels juifs s’engagèrent activement auprès des partisans du Front populaire lituanien, Sąjūdis, en faveur de la renaissance d’une vie juive dans le pays[3]. C’est dans ces conditions que fut entrepris le processus de restructuration d’une vie juive lituanienne. Eu égard à l’immense rayonnement de celle d’avant guerre, le défi était de taille !

Depuis 1991, de nombreuses marques de renouveau d’une forme de vie juive se sont accumulées. Parmi les éléments saillants de cette renaissance, on peut notamment mentionner :
- La création, à Vilnius, d'un musée juif d'État et d'un musée juif des Beaux-Arts (dans les locaux de l’ancien théâtre juif), qui ont été ensuite regroupés sous la dénomination commune de musée d’État juif du Gaon (de Vilna) ;
- La création d'un centre culturel consacré à la Shoah et à l’art juif, le Centre de tolérance ;
- La création d'un Institut yiddish au sein de l'Université de Vilnius ;
- La re-création d’une structure communautaire représentative, Lietuvos žydų Bendruomenė, rassemblant ceux des membres de la communauté qui revendiquent leur appartenance à celle-ci ;
- Le repérage et le marquage des lieux de massacre de la Seconde Guerre mondiale, notamment du plus connu d’entre-eux, celui de Ponar (Paneriai) ;
- La publication de nombreux livres sur la vie juive en Lituanie[4] ;
- La mise en place d'une Commission présidentielle sur les crimes liés à la Shoah et la commémoration annuelle d'un jour de la Shoah (23 septembre) ;
- La création d'un centre Habad Loubavitch à Vilnius, dont le rabbin, Sholom Ber Krinsky, est originaire de Boston.

Cette énumération partielle montre bien l'importance de ce phénomène. Nombre de ces initiatives sont –il faut le noter– le fait de non-Juifs. C'est le cas notamment de la Maison de la mémoire (Atminties Namai), créée en 2000, qui joue aujourd’hui un rôle important en matière d’information sur la Shoah, ainsi que d’initiatives comme la création d’un concours scolaire sur le thème « Les voisins juifs de mes grands-parents ». Certaines autres réalisations sont en revanche d’origine étrangère, comme le centre Habad Loubavitch mentionné ci-dessus.

Ces diverses créations se sont accompagnées d'un travail de recherche et de prise de conscience historique de la part du public éclairé, notamment en ce qui concerne le rôle de certains Lituaniens dans le contexte de la Shoah. De nombreux articles de presse (Lietuvos Aidas, Vakaro žinios), certains plus ou moins fortement teintés d’antisémitisme, d’autres, au contraire, en réaction contre celui-ci, ont contribué à attirer l'attention des lecteurs sur l'importance de l'histoire juive du pays, notamment sur les événements de l’occupation nazie.

Plusieurs historiens lituaniens de renom, dont Liuda Truska ou Arūnas Bubnys, pour ne citer que ces deux universitaires éminents, ont choisi comme spécialité l’étude de la Shoah en Lituanie et ont considérablement fait avancer les recherches en la matière, modifiant sensiblement la vision qui prédominait encore il y a une dizaine d'années. Malheureusement, ceci reste encore trop peu connu du grand public qui demeure toujours imprégné des vieux stéréotypes.

La persistance de tendances xénophobes

Parmi ceux-ci, la thèse du « double génocide » est particulièrement répandue : nombre de Lituaniens, surtout issus des milieux populaires, considèrent encore que, si un certain nombre de leurs compatriotes ont participé au massacre de Juifs, c'était en réalité parce que ces derniers avaient, au cours d’une période précédente, eux-mêmes commis des crimes de guerre contre les Lituaniens en tant que collaborateurs des Soviétiques. Face à cet héritage, les deux parties seraient donc quittes et il n'y aurait plus lieu de revenir sur la question. C'est d’ailleurs cette conception de l’histoire que refléterait, selon certains, la présentation du musée du génocide de Vilnius, qui consacre une part dominante à l’occupation et aux exactions soviétiques. Toutefois, ce musée se consacre au « génocide » lituanien perpétré par les Soviétiques et non au génocide juif ! Cette perception a paru trouver une confirmation judiciaire dans le fait qu’au cours des dernières années, un certain nombre de partisans soviétiques ont été accusés de crimes de guerre contre des Lituaniens.

Par ailleurs, dans la foulée d’une tendance malheureusement assez générale en Europe, on note actuellement la réapparition d'un antisémitisme virulent et particulièrement visible au sein d’une frange jeune de la population, atteinte par un ultra-nationalisme primaire (notamment dans les milieux marginaux et skinheads). Cet antisémitisme s’inscrit dans un mouvement plus large de radicalisation de la société et de croissance de la xénophobie et des préjugés (notamment de l'homophobie).

Cette évolution peut s'expliquer, comme ailleurs en Europe centrale, par la recherche de boucs émissaires et par le fait que la découverte du passé difficile du pays n'a pas encore été pleinement acceptée par la population.

La vie juive aujourd’hui

La communauté juive lituanienne compte à l'heure actuelle environ 5 000 personnes identifiées (dont environ 3 000 à Vilnius). L’immense majorité d’entre eux sont venus de Russie après 1945 et ne sont pas des Litvaks. En vérité, le chiffre réel est sans doute plus important eu égard au fait que nombre de personnes d'ascendance juive ne se sont pas fait connaître et ne sont pas identifiées comme juives.

Dans la communauté active, on note la présence massive de personnes âgées qui ont conservé une mentalité assez soviétique La part des jeunes actifs au sein de la communauté est a contrario faible, dans la mesure où nombreux sont ceux qui, du fait de la situation économique et du climat social, ont choisi d'émigrer en Israël ou de partir en Occident.

Cette vie communautaire embryonnaire est essentiellement concentrée dans la capitale et dans la seconde ville du pays, Kaunas. Elle est organisée autour d’activités de bienfaisance et de solidarité vis-à-vis des personnes âgées nécessiteuses. À cet égard, le rôle d'associations américaines, notamment de l’American Jewish Joint Distribution Committee, est tout à fait déterminant.

Une vie spécifiquement culturelle se développe faiblement, centrée notamment autour de l'école juive Sholom Aleichem, du jardin d’enfants Salvia et des clubs de jeunes Dubi, Ilan et Knafaim (danse, chant, etc.). La communauté organise également des conférences, tant nationales qu’internationales (rencontres mondiales périodiques des Litvaks par exemple), en collaboration avec les musées juifs de la ville. Il faut admirer l’activisme de cette communauté, eu égard à la sa taille et au faible engagement de la majorité de ses membres.

Le yiddish a pratiquement disparu de l’usage quotidien et de l’enseignement –c’est le lituanien et, davantage encore, le russe qui l’ont remplacé comme langues vernaculaires. D’ailleurs, l’Institut yiddish (qui associe à ses activités plusieurs yiddishophones locaux) attire en majorité des étudiants étrangers.

En ce qui concerne la vie religieuse, il faut noter qu’il existe aujourd’hui deux synagogues à Vilnius : la synagogue chorale traditionnelle de tradition midnaged (Choralinė sinagoga) et une autre, « concurrente », ouverte récemment à l’initiative des orthodoxes Loubavitchs. Dans les deux cas, le nombre de fidèles reste encore modeste.

En marge de la communauté institutionnelle, opèrent également un certain nombre d'intellectuels juifs de grande notoriété (le philosophe et député européen Leonidas Donskis, la critique théâtrale et publiciste Irena Veisaitė, le peintre Adomas Jacovskis, le romancier Markas Zingeris…), qui donnent à la vie juive lituanienne un rayonnement significatif[6]. Ces intellectuels se revendiquent tout autant lituaniens et européens que juifs.

Le tourisme culturel juif centré autour de la mémoire est important en Lituanie, tandis que les contacts avec le monde extérieur se sont multipliés au cours des dernières années. Ces visiteurs, qu’ils viennent d’Europe, d'Israël ou des États-Unis, ont généralement une opinion très défavorable des États baltiques, largement inspirée par des agences privées israéliennes comme l’association Crime and Punishment et la fondation Wiesenthal (Ephraim Zuroff). Ils contribuent à installer, au sein de la communauté, une posture très critique vis-à-vis de la société lituanienne, ce qui ne facilite pas l'intégration de la population juive.

Une situation post-mortem ?

Certes, depuis la renaissance du pays, l'État lituanien s’est montré favorable à la vie juive, mais ses initiatives répondent surtout à des sollicitations extérieures et pourraient être plus concrètes. Les principales carences sont les suivantes :
- Le manque de zèle des autorités pour traduire en justice les individus identifiés (notamment par le Centre Wiesenthal) comme de vraisemblables criminels de la Seconde Guerre mondiale ;
- La laborieuse restitution des propriétés juives aux ayant droits des anciens propriétaires (suite à la demande pressante du Jewish Restitution Organization et de l’American Jewish Committee, deux organisations militantes américaines) ;
- La faiblesse de la répression policière des manifestations publiques d'antisémitisme (articles de presse, parades néo-nazies, graffitis antisémites, profanations de cimetières juifs) et le caractère très incomplet de l'arsenal législatif en la matière.

Néanmoins, en ce qui concerne la reconnaissance publique de la culpabilité de nombreux Lituaniens dans la Shoah, de grand pas ont été faits, notamment depuis le discours du président Algirdas Brazauskas devant la Knesset, le Parlement israélien, le 23 septembre 2003. Le monde politique et l’intelligentsia commencent à réagir à la montée indécente de la xénophobie et de l’antisémitisme. Une opinion publique attentive et réactive semble en voie d’émerger. Il en va de même de la formation des enseignants des écoles publiques lituaniennes concernant la Shoah. Des cours, donnés soit sur place, soit en Israël, sont suivis avec grande attention et pris très au sérieux par les personnes concernées.

Finalement, en dépit d’un certain nombre d’avancées remarquables[7], il demeure difficile aujourd’hui de parler d’une réelle renaissance juive en Lituanie et l’on pourrait plutôt évoquer une situation « post-mortem ». La vie culturelle juive demeure orientée vers le passé et, plus particulièrement, la Seconde Guerre mondiale. A la différence de la Pologne, la Lituanie génère peu d’activités tournées vers l’avenir. Selon la formule du député conservateur (et président honoraire de la Communauté juive de Lituanie) Emanuelis Zingeris, les Juifs lituaniens sont aujourd'hui encore surtout les gardiens des tombes de leurs ancêtres.

Mais peut-être ne faut-il pas se fier aux apparences, peut-être n’est-ce pas la fin de l’histoire : les Juifs de Lituanie ont si souvent fait preuve de remschech (persévérance, en hébreu), qu’ils n’ont peut-être pas dit leur dernier mot !

Notes :
[1] Henri Minczeles, Yves Plasseraud et Suzanne Pourchier, Les Litvaks. L’héritage universel d’un monde juif disparu, La Découverte, Paris, 2008.
[2] Levin Dov, Baltic Jews Under the Soviets 1940-1946, Université hébraïque de Jérusalem, 1994.
[3] Yves Plasseraud, « Les Juifs des pays baltes depuis 1980 », in Juifs d'Europe centrale et orientale 1945-1996, n°3, Yod, 1996-1997.
[4] Dont celui co-signé par l’auteur du présent article avec H. Minczeles : Lietuvos žydai 1918-1940, ALK/Baltos Lankos, Vilnius, 2000.
[5] Courant religieux partisan du Gaon de Vilna, opposé aux Hassidim.
[6] Pour une vision exhaustive de ces personnalités, voir Virgilijus Liauska, XX a. Lietuvos žydų enciklopedinis žininias (Encyclopédie biographique de la communauté juive de Lituanie au XXème siècle), Musmirė, Vilnius, 2007.
[7] Voir l’interview d’Avner Shalev, directeur du mémorial de Yad Vashem, 25 mai 2011, BNS.

* Yves PLASSERAUD est Président du GDM (Groupement pour les droits des minorités)

Vignette : Remise de diplômes à l’Institut yiddish de Vilnius (2006). © Yves Plasseraud.