Bélarus : préparer l’après-Loukachenka?

Depuis le début de l’invasion massive de l’Ukraine par la Russie, la capacité du Bélarus à opérer ses propres choix a été maintes fois interrogée : le Bélarus va-t-il entrer en guerre au côté de la Russie ? Face à V. Poutine, de quelle marge de manœuvre dispose le président en exercice Aliaksandr Loukachenka ? Que souhaite ce dernier ? Aujourd’hui, alors que les spéculations concernant son état de santé vont bon train, une nouvelle question apparaît : quel chemin prendra le Bélarus « post-Loukachenka » ?


Défilé du 9 Mai, Moscou.En poste depuis 29 ans, âgé de 68 ans, le Président en exercice du Bélarus a toujours soufflé le chaud et le froid dans ses relations avec l’Occident et avec la Russie. En position de faiblesse vis-à-vis de Moscou depuis l’élection frauduleuse d’août 2020, ses choix au regard de la guerre massive lancée par Vladimir Poutine le 24 février 2022, sans être centraux dans les réflexions stratégiques, sont toutefois observés avec attention : Minsk a autorisé les troupes russes à utiliser son territoire et ses infrastructures pour procéder à l’invasion de l’Ukraine, fournit vraisemblablement des armes et munitions aux forces armées russes et contribue à la formation des soldats russes sur les bases militaires bélarusses. Simultanément, force est de reconnaître qu’Aliaksandr Loukachenka n’a pas permis la participation active des Forces armées bélarusses à la guerre lancée par Moscou contre l’Ukraine.

Cette relative retenue entre en contradiction avec l’accélération, au cours des derniers mois, du processus de création de l’État de l’Union russo-bélarusse qui semble, elle, confirmer la perte de souveraineté du Bélarus : sans effusion de sang, étape par étape et avec une relative discrétion pendant que l’attention internationale est focalisée ailleurs, Vladimir Poutine ne serait-il pas en train de réussir ce qu’il échoue à faire depuis près de dix-huit mois en Ukraine, à savoir absorber purement et simplement un État et le rayer de la carte de l’Europe ?

L’état de santé d’A. Loukachenka : rumeurs et spéculations

C’est dans un tel contexte que se multiplient, en particulier depuis un mois, les rumeurs autour de l’état de santé du Président bélarusse en exercice. Elles ne sont pas nouvelles mais les images du leader affaibli lors des cérémonies du 9 Mai à Moscou ont suscité moult commentaires. Aussi peu en forme qu’il ait pu apparaître à cette occasion, A. Loukachenka ne pouvait pas ne pas se rendre à Moscou à cette occasion. Alors que seuls les présidents des pays d’Asie centrale et le Premier ministre arménien avaient fait le déplacement, l’absence du leader du Bélarus, pays de la région politiquement le plus proche de la Russie, serait apparue comme une anomalie, soulignant l’isolement de Moscou et traduisant une difficulté pour le Président russe. A. Loukachenka est donc venu, mais il lui en a visiblement coûté physiquement. Peinant à masquer sa main bandée et incapable de parcourir sans véhicule la centaine de mètres séparant la Place Rouge de la tombe du Soldat inconnu, le Bélarusse a faussé compagnie à son hôte, renonçant au déjeuner offert par le Président russe ; or, de retour à Minsk, il n’a pas non plus prononcé son traditionnel discours du Jour de la Victoire, se faisant remplacer par son ministre de la Défense. Il n’est ensuite plus apparu en public durant quelques jours. Son absence, le 14 mai, lors de la cérémonie d’allégeance des jeunes recrues au drapeau bélarusse a également été soulignée (il s’est fait remplacer par son Premier ministre). Alors que certains médias locaux évoquaient une hospitalisation dans un établissement de Minsk, il a finalement été filmé le 15 mai visitant un centre de commandement de l’Armée de l’air, voix rauque et main de nouveau bandée.

Puis, le 26 mai lors du Sommet de l’Union économique eurasiatique, A. Loukachenka a annoncé depuis Moscou le déploiement d’ogives nucléaires dans son pays, conformément au message délivré en mars par son ministre des Affaires étrangères justifiant alors ce geste par des « pressions » occidentales sans précédent et affirmant que ce déploiement ne contredisait en rien le traité de non-prolifération nucléaire. Selon l’ancien diplomate de Loukachenka Valery Tsepkalo, candidat invalidé à l’élection présidentielle de 2020, depuis en exil et qui contribue largement à la diffusion de ces suspicions de défaillance du Président en exercice, après sa réunion en tête-à-tête avec son homologue russe, A. Loukachenka aurait été pris de vomissements et d’hémorragie et aurait été admis à l’hôpital central de Moscou. De quoi alimenter des rumeurs d’empoisonnement… mais pas seulement. Le 3 juin, V. Tsepkalo a de nouveau diffusé des informations concernant l’état de santé de son rival : selon lui, les meilleurs médecins réunis à son chevet auraient diagnostiqué un syndrome de coagulation intravasculaire disséminée (CIVD) dont l’issue pourrait être fatale.

Quels scénarios envisager ?

Divers scénarios d’évolution du pouvoir bélarusse circulent, qui révèlent la complexité de la situation mais ne semblent pas prêts à se confronter à une disparition subite du Président en exercice. S’il était dans l’incapacité de diriger, et si cela se savait, A. Loukachenka pourrait se heurter à un nouvel éveil de la société bélarusse : actuellement empêchée par la forte répression (aujourd’hui, on estime à 1 496 le nombre de prisonniers politiques au Bélarus), elle pourrait profiter du vide provoqué par la défaillance de l’autocrate. C’est du moins ce que souhaite l’opposition bélarusse en exil, faisant le pari d’un abandon de la loyauté des forces armées et de sécurité qui accompagnent actuellement A. Loukachenka. Même si elle le souhaitait, la Russie serait-elle alors en capacité d’intervenir au Bélarus pour « maintenir » l’ordre (comme l’a récemment suggéré le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov), placer au pouvoir une marionnette du Kremlin et achever le processus d’intégration/absorption ? A. Loukachenka ne cache pas son inquiétude, même si ses alarmes n’ont rien de nouveau : le 1er juin, lors de la réunion du Conseil des responsables des agences de sécurité et des services spéciaux de la Communauté des États indépendants (CEI) qui s’est déroulée à Minsk, il a accusé l’Occident de fomenter un scénario violent en vue de renverser le gouvernement bélarusse. Il n’en reste pas moins que, selon Mikhailo Podoliak, conseiller du Président ukrainien, la plupart des organes de force bélarusses sont orientés vers Moscou, laissant peu de place à l’hypothèse de leur retournement : qu’il s’agisse d’Aliaksandr Valfovitch, le chef du Conseil de sécurité bélarusse, ou de Natallia Katchanava, la présidente de la Chambre haute du Parlement censée prendre temporairement les rênes du pouvoir en cas d’incapacité ou de décès du Président, leur fidélité au leader (et donc à Moscou ?) semble de mise. A. Loukachenka envisagerait d’ailleurs de renoncer à la présidence pour être nommé responsable permanent de l’Assemblée du peuple, dotée de pouvoirs extraordinaires depuis le référendum constitutionnel de 2022 : anciennement simple organe consultatif, l’Assemblée devrait être apte bientôt à nommer les magistrats, approuver les résultats de l’élection présidentielle, engager une procédure de destitution du Président…

Selon V. Tsepkalo, le Président en exercice du Bélarus aurait déjà élaboré un plan de transition du pouvoir, engageant plusieurs factions au pouvoir dans le pays. Attestant la fébrilité ambiante, le fils aîné d’A. Loukachenka, Viktor (47 ans), se serait rendu en Chine le 31 mai, tandis que deux avions du FSB russe auraient atterri à Minsk le même jour, avec à leur bord le chef du Conseil de sécurité russe Nikolaï Patrouchev, le directeur du FSB Alexandre Bortnikov et celui du Renseignement extérieur Sergueï Narychkine.

Le Bélarus, une des clés de résolution de la guerre d’Ukraine ?

On se souvient de la mobilisation massive et impressionnante de la population bélarusse, à la suite de la réélection frauduleuse d’A. Loukachenka en août 2020, qui avait révélé la vitalité de cette société dont les aspirations sont clairement autres que celles actées par le duo Loukachenka/Poutine : « C’est pour cette vision que nous nous sommes battus en 2020, au péril de nos vies et de nos libertés. C’est la cause pour laquelle nos héros ont fait des sacrifices ultimes. C’est l’avenir pour lequel des milliers de nos compatriotes détenus dans les prisons bélarusses poursuivent leur combat sans relâche », martèle V. Tsepkalo.

Pour l’opposant, même si A. Loukachenka devait se maintenir au pouvoir encore quelques mois (voire années), le sujet est crucial et urgent : le moment est peut-être proche pour le Bélarus de prendre un nouveau départ. Dès lors, l’Occident doit être prêt à adopter des mesures décisives pour accompagner le retour de la démocratie dans le pays. Un tel changement serait bénéfique à la fois au Bélarus (et à son peuple), à l’Europe (qui pourrait envisager différemment l’évolution de la guerre d’Ukraine) et au monde (notamment au regard du déploiement d’armes nucléaires sur le territoire bélarusse). D’après Natalia Radina, rédactrice en chef du site Charter97, un Bélarus libre et démocratique est le garant de la sécurité de l’Ukraine. En cas de disparition inopinée d’A. Loukachenka et/ou de contre-offensive réussie des Forces armées ukrainiennes , les 2 ou 3 000 Bélarusses qui se battent aujourd’hui au côté des Ukrainiens pourraient être rapidement dirigés vers le Bélarus afin d’assurer sa transition démocratique et d’empêcher les interférences du Kremlin. Pour le général Waldemar Skrzypczak, ancien commandant des Forces terrestres polonaises, ces combattants pourraient générer un soulèvement au Bélarus : « Nous devons être prêts à les soutenir ! » Propos analysés avec distance par le politologue ukrainien Maxime Plechko qui rappelle que le Général parle plus en politicien polonais qu’en ancien miliaire d’une part, et que l’avenir du Bélarus appartient aux Bélarusses d’autre part.

Estimant que le temps presse si l’on ne veut pas manquer une fenêtre d’opportunité, V. Tsepkalo invite Bruxelles et Washington à saisir l’opportunité de l’affaiblissement d’A. Loukachenka en organisant des consultations consacrées au pays afin de définir dès aujourd’hui les critères permettant l’implication de toutes les parties souhaitant œuvrer à la reconstruction d’un Bélarus démocratique : le 29 mai, l’opposant a directement interpellé la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et le président du Conseil européen Charles Michel pour qu’ils organisent d’urgence un sommet consacré au Bélarus, et demandé le soutien en ce sens du Chancelier allemand et des Présidents français et polonais.

L’opposante en exil Sviatlana Tsihanouskaya ne dit pas autre chose, qui rappelle régulièrement qu’un Bélarus libre ne serait pas bénéfique qu’aux seuls habitants du pays mais aussi à la sécurité régionale : pour elle, le Bélarus est, de fait, partie à la guerre qui ravage l’Ukraine, mais pourrait aussi être une clé de la solution. Pour cela, il faut pouvoir compter avec l’opposition mais aussi avec la société civile bélarusse.

Vignette : Le président en exercice du Bélarus Aliaksandr Loukachenka lors du défilé du 9 Mai 2023, Moscou (source : kremlin.ru).

Lien vers la version anglaise de l’article.

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