Conséquences de la r-EVA-lution bélarusse : de la contestation politique à la formation d’une nation?

La très forte mobilisation politique apparue au Bélarus à l’issue d’un scrutin présidentiel marqué par des falsifications sans précédent s’est transformée en une contestation civique qui s’annonce durable. Pour le moment dénuée de nom, cette révolution peut s’incarner notamment dans le tableau Eva du peintre Chaïm Soutine, né sur le territoire de l’actuel Bélarus.


Détournements du tableau Eva, de C. Soutine.Ce tableau, confisqué dans le cadre d’une enquête « politique » réalisée lors de la campagne électorale et visant à empêcher de se présenter le candidat qui l’avait acquis pour le rendre au patrimoine national, est désormais associé à l’ampleur des répressions menées depuis le début de l’été et aux manifestations qui ont suivi le scrutin. Sur le tableau – un personnage féminin dont le visage peut évoquer celui de Sviatlana Tsihanouskaya, dont la victoire a été « volée » par les autorités, selon la plateforme en ligne de compte parallèle « Golas » (Voix)(1). Or, S. Tsihanouskaya est devenue l’un des symboles de la contestation, après avoir formé une union emblématique avec deux autres femmes. Le personnage d’Eva symbolise également l’humanisation de la contestation et sa transformation, par des biais évitant toute confrontation directe avec la police. Ainsi, depuis le 12 août, à plusieurs reprises des milliers de femmes vêtues de blanc et portant des fleurs sont sorties dans les rues pour protester contre les crimes commis par la police anti-émeute au lendemain du scrutin. Le 29 août s’est déroulée à Minsk la plus importante marche des femmes.

Détournements du tableau Eva, de C. Soutine.

« Eva » de Chaïm Soutine, avec des ajouts de Nikolaï Khalezine, Svetlana Petouchkova, Pavel Dorohine et Youlia Chevtchouk (avec l’aimable autorisation des artistes).

Les mauvais calculs des autorités

La large insatisfaction populaire qui s’exprime actuellement à l’égard du président Aliaksandr Loukachenka est due au ras-le-bol qu’éprouvent les Bélarusses de voir la même personnalité au pouvoir depuis 26 ans et de vivre dans un régime autoritaire très répressif. Elle s’explique également par la dégradation de la situation économique liée au refus du Président de procéder à des réformes économiques pourtant nécessaires, mais aussi à la récente réduction par la Russie des subsides énergétiques octroyés au Bélarus.

La chute de la popularité d’A. Loukachenka est tout autant liée à une série de mauvais calculs de la part des autorités : en 2019, la participation volontaire de Minsk aux pourparlers autour de l’approfondissement de l’intégration dans le cadre de l’État d’Union Russie-Bélarus s’est avérée extrêmement impopulaire auprès des citoyens bélarusses(2), qui ont alors douté de l’appétit réel de leur Président à défendre la souveraineté du pays. Le second faux pas communicationnel d’A. Loukachenka a eu pour contexte la pandémie de Covid-19, le Président refusant de prendre au sérieux ses dangers et faisant peser la faute sur les victimes. Ce refus de prendre en charge la gestion de la pandémie a stimulé le développement d’initiatives citoyennes solidaires, afin d’aider d’abord le corps médical. Aujourd’hui, ces mêmes initiatives citoyennes sont focalisées sur l’aide octroyée aux victimes de la répression. Un mécanisme a été enclenché.

Au cours de la campagne électorale, les nombreuses limitations imposées aux candidats alternatifs ont eu pour effet de renforcer le potentiel protestataire. On aurait pu s’attendre à ce que les autorités enregistrent au contraire un grand nombre de candidats qui auraient pu se partager un électorat mécontent mais éparpillé. Cette stratégie s’était d’ailleurs avérée efficace lors du scrutin de 2010. Cette fois, Minsk a opté pour des répressions dès le lancement de la campagne, touchant les potentiels candidats d’opposition, leur camps électoraux, les journalistes des médias non-gouvernementaux et les observateurs indépendants.

L’usage de la force, erreur fatale

L’erreur ultime commise par les autorités a été de donner le feu vert aux brigades spéciales de police, les fameux OMON, pour un usage excessif de la force. Ainsi, du 9 au 11 août dans de nombreuses villes, les OMON ont dispersé violemment les manifestations avec canons à eau, grenades assourdissantes, gaz lacrymogène et balles en caoutchouc, occasionnant au moins quatre décès. Par ailleurs, parmi les 7 000 détenus recensés, nombreux sont ceux qui ont fait l’objet de maltraitance et de torture.

Alors que l’Internet global avait été coupé du 9 au 11 août, dès que la population a pris connaissance de la gravité de crimes, le 12 août, des femmes avec des messages poignants tels que « Je vais encore accoucher d’enfants pour que tu les frappes et les tues » sont sorties manifester contre ces violences policières. Le mécontentement s’est encore accru quand la population a eu accès aux témoignages des détenus libérés des centres de détention temporaires, comme celui d’Akrestino à Minsk, décrit comme particulièrement terrifiant. Les manifestations se sont alors rapidement élargies aux médecins, à la Philharmonie, au théâtre Yanka Kupala, à certaines grandes entreprises d’État…

Faire nation

Le 16 août, environ 500 000 personnes – un nombre impressionnant pour un pays de 9,5 millions d’habitants – ont pris d’assaut les rues de nombreuses villes bélarusses : Hrodna, Homiel, Brest, Viciebsk, Pinsk, Baranavitchy, Salihorsk, Mazyr, Barysau, Mahileu, Babrouisk, Lida, Vorcha… Dans la capitale, il s’agit du plus grand rassemblement de l’histoire du Bélarus – entre 250 et 300 000 personnes. Lors de cette « Marche de la liberté » qui s’est terminée près du monument consacré à la Seconde Guerre mondiale, le retour du drapeau historique blanc-rouge-blanc banni par A. Loukachenka a été confirmé : ce drapeau, jusque-là surtout chéri par l’opposition nationaliste incarnée par des partis de centre-droit, a alors acquis un nouveau sens pour certains, incarnant le sang versé par les manifestants pacifiques du 9 au 11 août, en raison de la violence d’une répression disproportionnée et impunie.

Surprises par l’ampleur de la contestation, les autorités bélarusses ont tenté d’organiser des rassemblements en faveur d’A. Loukachenka, afin à la fois de démontrer que celui-ci dispose encore du soutien populaire et de rassurer les élites au pouvoir. Des blagues sont alors apparues sur les réseaux sociaux, notant que Loukachenka avait décidé de faire campagne alors que l’élection était finie. Plus drôle encore, on a constaté que la mobilisation organisée en faveur du président sortant prenait pour modèle celle du mouvement protestataire : ont ainsi été organisés une course automobile accompagnée d’une chanson censée devenir emblématique, « Sacha ostanetsya s nami » (Sacha – diminutif d’Alexandre – reste avec nous), des courses de vélo arborant le drapeau national officiel, des marches, des rassemblements, des vols d’hélicoptères (toujours avec le drapeau national) et jusqu’à l’affichage d’un drapeau national géant sur des bâtiments publics. Similaires donc dans la forme, ces manifestations se sont révélées nettement moins convaincantes sur le fond : à part les interventions pleines d’émotion de quelques fervents supporteurs d’A. Loukachenka, l’ambiance est restée plutôt morose, ce qui n’est pas étonnant compte tenu du fait que de nombreux fonctionnaires ont été conduits à ces rassemblements dans des bus touristiques, sous menace de licenciement. Lors de ces rassemblements, on a par ailleurs pu identifier de nombreux policiers en civil. Enfin, ces manifestations n’ont pas fait preuve de beaucoup de créativité : drapeaux de fabrication industrielle, affiches imprimées en vrac avec des messages officiels identiques comme « Za bat’kou » (batka désigne le père en bélarusse) et « Lioubimoiou stranou ne otdadim » (Nous ne donnerons pas notre pays adoré), slogans éculés du traditionnel discours officiel pro-Loukachenka.

Les défenseurs des droits de l’Homme du centre « Viasna » (Printemps) Ales Bialiatski, Valiantsin Stefanovitch et Oulazdimir Labkovitch participent au rassemblement à Minsk le 23 août 2020 (avec l’aimable autorisation de Viasna).

Les défenseurs des droits de l’Homme du centre « Viasna » (Printemps) Ales Bialiatski, Valiantsin Stefanovitch et Oulazdimir Labkovitch participent au rassemblement à Minsk le 23 août 2020 (avec l’aimable autorisation de Viasna).

Le rassemblement du 23 août qui a mobilisé de nombreux Bélarusses dans différentes villes, dont plus de 200 000 à Minsk, a révélé l’extrême nervosité d’A. Loukachenka. Médiatisant son survol de la capitale depuis son hélicoptère, il a pu constater l’ampleur de la contestation. Mais l’épisode se révèle grotesque : après avoir qualifié les manifestants de rats, il est apparu dans son palais situé à proximité du point d’arrivée de la manifestation en dictateur muni d’un gilet pare-balles et d’une kalachnikov, entouré de siloviki (organes de force) et accompagné de son fils mineur également armé. La foule est déjà partie par peur des provocations, lorsque les OMON assurent à A. Loukachenko qu’ils seront avec lui « jusqu’à la fin ».

Il convient de souligner que ce qui est aujourd’hui qualifié d’opposition ne rassemble pas seulement, loin s’en faut, des représentants des petits partis classiques de l’opposition mais consiste en un large mouvement protestataire qui comprend des personnes de tous âges, métiers et convictions politiques, unis autour de trois demandes principales d’ordre politique : libérer les détenus et prisonniers politiques, investiguer les crimes commis par les forces de l’ordre et organiser une nouvelle élections présidentielle, cette fois-ci démocratique.

Une contestation sans revendication géopolitique

À la différence du Maïdan ukrainien de l’hiver 2014, la révolution bélarusse n’est porteuse d’aucune revendication géopolitique. En Ukraine, la révolte avait été déclenchée autour de la question de la signature de l’Accord d’association proposé par l’Union européenne. Aujourd’hui, le niveau de coopération entre le Bélarus et l’UE est l’un des plus faibles parmi les pays membres du Partenariat oriental (PO). Au cours des manifestations, aucun drapeau de l’UE n’a été mis en avant, pas plus que déclarations critiques vis-à-vis des autorités russes. Rappelons que les candidats les plus populaires non enregistrés, Viktar Babaryka et Valer Tsapkala, se sont positionnés comme partisans de la « multivectorialité » et d’un Bélarus indépendant situé hors des unions géopolitiques ; Sviatlana Tsihanouskaya, elle, n’avait pas de programme précis puisqu’elle n’a jamais eu l’intention de devenir présidente (son objectif reste d’organiser un nouveau scrutin, dans des conditions démocratiques).

Cette caractéristique n’a pas empêché les autorités bélarusses de tenter de créer une association artificielle entre protestataires et forces occidentales, ces dernières étant accusées de vouloir l’instabilité du pays. Les manifestants ont dès lors été stigmatisés par le Président et les médias publics : des « maïdanoutye » – désireux d’organiser un nouveau Maïdan – auraient pour objectif de mettre fin à la relation privilégiée entre le Bélarus et la Russie. De même, on a pu voir, le 23 août et de nouveau le 30 août, les forces de l’ordre installer du fil de fer barbelé autour de divers monuments soviétiques, dont celui consacré à la Seconde Guerre mondiale à Minsk, au prétexte que les manifestants auraient eu l’intention de les endommager. Force est pourtant de constater que cette révolution se caractérise précisément par l’absence de tout acte de vandalisme. Pour de nombreux analystes politiques, l’idée du barbelé serait à mettre au crédit des journalistes russes de Russia Today qu’A. Loukachenka a fait venir en lieu et place des journalistes bélarusses démissionnaires des chaînes publiques.

L’auto-proclamation d’A. Loukachenka comme défenseur de l’Union avec la Russie contre une contestation populaire qui serait manipulée par l’Occident résulte d’une volte-face radicale ; en effet, Moscou avait d’abord été implicitement désigné comme la force extérieure située derrière la campagne électorale de S. Tsihanouskaya. Alors que l’arrestation fin juillet des 33 combattant russes de l’unité privée Wagner, connue notamment pour son engagement du côté des séparatistes dans le Donbass, n’a pas produit l’effet escompté – positionner A. Loukachenka en garant de l’indépendance du pays auprès des pays occidentaux ; au lieu de quoi ces derniers ont exprimé leur intention d’introduire des sanctions – le régime n’a pas eu d’autre choix que de changer de menace extérieure.

Les autorités s’obstinant à nier l’ampleur de la contestation civique, refusant tout dialogue et optant pour des répressions ciblées, le conflit semble devoir s’installer dans la durée. La scission au sein des élites est en cours sans doute, mais elle est très lente et ne touche pas encore les échelons hauts des services de force. Un retour en arrière semble tout à fait improbable à la lumière notamment de la crise économique qui s’esquisse : le contrat social qui prévalait jusque-là – travail faiblement rémunéré mais stable, en échange de l’absence de droits politiques – est plus qu’ébranlé. Il n’est pas possible de « remettre le dentifrice dans le tube », note avec humour l’observateur politique Aliaksandr Klaskouski(3). De plus, ayant vécu des moments d’unité, comme lors des rassemblements des 16, 23 ou 29-30 août, les Bélarusses ont une nouvelle image d’eux-mêmes : pour le philosophe Ouladzimir Matskevitch, ils ne se considèrent désormais plus comme « une nation déprimée, passive, impuissante et dépendante, après de longues années d’humiliation, d’apathie, de frustration et de défaite »(4). Une vraie nation serait en train de naître.

Notes :

(1) Conclusions sur l’élection présidentielle par la plateforme en ligne de décompte parallèle des voix Golas (La voix) et initiatives d’observation électorale Zoubr et « Les gens honnêtes ».

(2) « Belarusian analytical workroom », sous la direction d’Andrei Vardamatsky, a enregistré une diminution du nombre de partisans de l’union avec la Russie : ils sont passés de 60,4 % en janvier 2019 à 40,4 % en décembre 2019. « Obval’noe padenie : tchislo storonnikov soïouza s Rossieï snizilos’ na tret’ » (Une chute drastique : le nombre de partisans de l’union avec la Russie a diminué d’un tiers), BelSAT, 5 février 2020.

(3) Aliaksandr Klaskouski, « Stavka na silou. Loukachenko deïjstvouiet po printsipou : poust’ ne lioubiat, lich’ by boïalis’ » (Pari sur la force. Loukachenko agit selon le principe : s’ils ne m’aiment pas, qu’ils aient peur), Naviny.by, 19 août 2020.

(4) Ouladzimir Matskevitch, Post du 24 août 2020, Telegram-canal « Dumats Belarus ».

 

* Ekaterina Pierson-Lyzhina est doctorante en sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles (ULB).

 

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