Photographies d'Antonin Kratochvil
Suspicion (Hongrie, 1992)
Les corps de deux hommes sont dans un bassin, leurs regards sont dirigés vers l’objectif, l’un est frontal, l’autre se dissimule derrière un parapet et se devine plus qu’il ne se voit. Ces deux présences se fondent dans un décor aquatique, la moitié de l’image étant occupée par l’eau du bassin et le mur de la station thermale. Les lignes du parapet au premier plan introduisent une rupture, elles déséquilibrent l’organisation générale de l’image avec trois diagonales qui détournent le regard des lignes horizontales et attirent l’attention sur un visage coupé dont seul un œil suspicieux est visible.
Cette photographie de l’artiste tchèque, né en 1947, Antonin Kratochvil intitulée Suspicion date de 1992, elle a été réalisée en Hongrie et fait partie d’un livre qui regroupe des photographies réalisées en Europe de l’Est entre 1976 et 1996, Broken Dream, vingt ans de guerre en Europe de l’Est[1]. Les autres photographies de ce recueil de 64 clichés publié en 1997, présentent les gens dans leur cadre quotidien: on les aperçoit dans la rue, au travail, lors de cérémonies… La guerre évoquée par le titre n’est jamais visible à travers des retranscriptions de combats ou autres actions meurtrières: elle est à chaque fois implicite et dissimulée.
De quelle guerre s’agit-il? Antonin Kratochvil, en traversant l’Albanie, la Bosnie, la Croatie, la Pologne, la Roumanie, la Tchécoslovaquie (actuelles République tchèque et Slovaquie), l’URSS (actuelles Russie, Ukraine et Estonie), avant et après la chute du système socialiste a effectivement orienté son travail autour de la notion de guerre mais quel en est exactement le contexte et comment comprendre ce terme de «guerre» ?
New Cemetery, Satellite City(République Tchèque, 1993)
Photographies de guerre?
Broken Dream, vingt ans de guerre en Europe de l’Est propose une vision de l’Europe de l’Est de 1976 à 1996. Il montre les stigmates de pays marqués par le passage du communisme et offre un document fenêtre sur un monde en pleine transition à propos duquel assez peu d’informations sont diffusées. Exilé par le régime en 1967, A. Kratochvil gagne Amsterdam où il étudie à la Rijksakademie après avoir voyagé en Europe. En 1971, il s’installe aux États-Unis en tant que reporter-photographe indépendant et, en 2001, il est l’un des membres fondateurs de l’Agence Photo VII. Lorsqu’il retourne en Europe de l’Est en 1976, après des années d’absence, il révèle une image engagée du territoire sur lequel il travaille. En effet, il livre un véritable réquisitoire contre le régime et témoigne en faveur des victimes de l’idéologie communisme, ces Homo sovieticus, au moyen d’un recueil puis d’une exposition qui rassemblent et replacent dans leur contexte les clichés d’une guerre silencieuse.
A travers la souffrance, la peur, l’aliénation se lisent les maux d’un conflit que contribue à définir une photographie de guerre. Usant d’une rhétorique de la preuve, le photographe incarne alors peu à peu la figure du reporter de guerre.
Pagan Festival (Hongrie, 1992)
Comment définir ce document?
Cependant, le traitement de l’image en noir et blanc amène à creuser le statut des images. En effet, les clichés de Broken Dream… ne répondent pas exactement aux critères habituels du photojournalisme et révèlent un traitement original des événements. Un retour sur leur origine est nécessaire pour comprendre l’implication d’un homme au sein de son recueil. Cette précaution permet d’aborder le document sous un aspect différent: celui du documentaire. En effet, la mise en forme, l’histoire, l’attitude d’A. Kratochvil ne composent-elles pas les paramètres d’une esthétique de la distanciation? De fait, les conditions de la photographie mettent à jour une éthique à même de dégager, à travers cette Odyssée à l’Est, la figure d’un auteur, la prise en compte d’un public et l’idée d’œuvre.
Thieves (Roumanie, 1993)
Elaboration d’une esthétique ?
Finalement, ces paramètres modernistes permettent d’envisager le traitement de l’histoire de l’Europe de l’Est sous un angle inédit: celui d’une esthétique, car ils confrontent Broken Dream… aux critères de l’art. L’iconographie de guerre est ainsi détournée vers une problématique plus vaste: celle d’une réflexion sur l’histoire (personnelle et collective), susceptible de produire de nouvelles formes plastiques. Elle remet en cause le statut des images en pointant leur potentiel critique et pousse le spectateur à interroger la condition de la photographie et ses paradoxes. Pareil à cet enfant regardant passer une vierge atemporelle, figure de la vie comme de la mort, celui-ci devient le témoin privilégié d’une représentation qui traverse les temps comme les espaces et qui invite, à travers ses contradictions, à sonder les nœuds d’un médium qui repousse sans cesse ses limites.
Procession of the Virgins (Pologne, 1978)
[1] Antonin Kratochvil, Broken Dream, vingt ans de guerre en Europe de l’Est, The Monacelli Press, New York, 1997.
* Camille LENGLOIS est étudiante en Histoire de l’Art, Arts plastiques et tchèque. Article réalisé à partir d’un mémoire de Master 1 pour Paris I, sous la direction de M. Poivert.