« Budapest versus Hongrie », à l’aube de l’intégration européenne

La structure spatiale de la Hongrie traduit les spécificités et les contradictions de la macrocéphalie : Budapest concentre un cinquième de la population hongroise, un tiers du PIB ainsi que plus de la moitié des investissements étrangers et des services de qualité qui font d'elle une sorte d'incarnation de la nouvelle économie. Seule métropole internationale du pays avec 1,8 million d'habitants et 2,5 millions pour l'agglomération, Budapest s'intègre dans le réseau des grandes villes européennes.


L'hypertrophie de la capitale hongroise déséquilibre l'ensemble du système urbain. Avec 210 000 habitants, la deuxième ville, Debrecen, ne compte qu'un dixième de la population de la première. Ces caractéristiques font de Budapest une "tête de pont" dans le pays. C'est à partir d'elle que s'organisent, dans une large mesure, les flux internationaux dans les domaines économique, politique et culturel.

Cet article traitera d'abord les éléments socio-économiques de cette centralité structurelle. En deuxième lieu, il examinera comment celle-ci se reflète dans le système administratif de la Hongrie. Une troisième partie est consacrée à l'analyse de la position spécifique de Budapest en tant que ville macrocéphale dans le contexte des politiques régionales et de l'intégration européenne.

La centralité structurelle de Budapest

Au cours de l'histoire moderne de la Hongrie, les gouvernements centraux de tous les régimes ont essayé de lancer des programmes de décentralisation territoriale. Ce fut le cas du programme destiné à industrialiser les villes secondaires dans les années 1930 ou de celui des métropoles d'équilibre pendant les années 1960 et 70. Les mesures adoptées ont réduit l'écart entre la province et la capitale, mais elles n'ont jamais véritablement affaibli la domination de Budapest. Ce n'était d'ailleurs pas leur objectif, la position spécifique de Budapest étant un fait structurel, produit des caractéristiques géographiques et historiques de la Hongrie. Comme dans les pays monocentriques de petite taille (le Danemark par exemple), la concentration du pouvoir et de l'économie n'a pu faire émerger qu'une seule métropole, à l'inverse des pays polycentriques comme les Pays-Bas ou la Suisse. Au cours de son histoire récente, le poids économique et politique de Budapest l'a souvent opposée à la province. Les années 1990 n'en font pas exception. Voici quelques données qui font état de la centralité extrême de la capitale.

La part de Budapest dans le pays en %, 2002
PIB : 35,1
Entreprise à capitaux étrangers : 52,3
Nombre d'entreprises: 28,4
Chômage : 12,1
Nombre d'employés : 28,5
Population : 17
Surface : 0,6

Cette caractéristique se confirme encore par la distribution des activités de haut prestige. Budapest concentre la majorité des institutions publiques et politiques, la Cour constitutionnelle étant la seule à avoir été délocalisée (vers la ville d'Esztergom). D'ailleurs, en dépit de cette démarche, elle continue en réalité à se réunir exclusivement à Budapest.

La même tendance s'observe dans les domaines de l'enseignement supérieur, de la recherche et du développement. Parmi les trente-cinq institutions académiques, six seulement sont localisées en province, dont trois d'une importance nationale: le Centre de Recherches Régionales (à Pécs), le Centre de Recherches Nucléaires (à Debrecen) et le Centre de Recherches Biologiques (à Szeged). La répartition des ressources financières reflète également le poids de la capitale: 14.000 des 23.000 emplois du secteur R+D se concentraient en 2001 dans la capitale, tandis que 87 milliards de HUF (335 millions d'euros), sur un total de 135 milliards de HUF (519 millions d'euros) alloué à ce secteur, ont été dépensés à Budapest, soit 60% environ.

Par ailleurs, le poids économique et démographique de la capitale renforce son pouvoir politique: en 2002, lors des élections législatives, les suffrages de la capitale suffisaient pour éconduire le gouvernement sortant et instaurer l'alternance.

La centralité comme fait structurel dans les transports en commun

Budapest a donc un double visage. D'un côté, en raison de la centralité structurelle, elle est le moteur du développement du pays. Mais de l'autre, cette position peut également la mettre en opposition avec le reste du pays, transformant la représentation de son image en "obstacle" ou "ennemi" du développement national. Cette contradiction se reflète non seulement dans les conflits de la vie politique quotidienne, mais également dans les structures administratives du pays, ainsi qu'à partir de 1990 dans la mise en oeuvre des politiques publiques décidées par les autorités centrales dans la capitale.

Le système administratif après 1990

La loi sur les collectivités locales adoptée en 1990 a été une réforme clé de la transition politique. Elle a rétabli l'autonomie locale, supprimée par le régime socialiste, créant un système administratif très décentralisé, avec les communes comme base de l'administration. Celles-ci bénéficient de droits et de compétences étendus au détriment des départements ayant joué un rôle central en tant qu'organes décentralisés de l'Etat sous le système socialiste. Toutefois, la décentralisation de 1990 est ambiguë, car elle crée un système à "un niveau et demi", dans lequel l'échelon intermédiaire, celui des départements, n'a que des compétences restreintes. La réforme a donc comme conséquence le maintien du contrôle du gouvernement central.

En 1991, la loi portant sur le système administratif de la ville de Budapest a été adoptée, précisant celle de 1990 pour le cas de la capitale et explicitant le statut particulier accordé à cette ville dont la gestion passe à un système à deux niveaux. Les arrondissements ont obtenu le statut et les compétences de collectivités locales, tandis que la Mairie de Budapest est devenue une collectivité territoriale, statut qui, en termes juridiques, ressemble à celui des départements. En réalité, les arrondissements et la capitale avaient obtenu des droits et des compétences équivalents dès 1990. Somme toute, les textes législatifs créent un système administratif parmi les plus complexes en Europe.

En théorie, les compétences de la Mairie de Budapest touchent aux "tâches qui sont dans l'intérêt de l'ensemble du territoire de la capitale, ou qui concernent les territoires de plus d'un arrondissement". Cependant, surtout au cours des premières années de la décentralisation, la grande autonomie des arrondissements a, plusieurs fois, mis en question l'intégralité territoriale et juridique de Budapest, avec des arrondissements revendiquant le statut de commune indépendante. Cette évolution a conduit à une réglementation incohérente; par exemple, il est du ressort de chaque arrondissement de définir les normes de construction. Mais elle a également provoqué une confrontation permanente entre les intérêts des arrondissements centraux, riches et plus urbanisés d'une part, et, d'autre part, les arrondissements périphériques, plus pauvres et moins bien dotés en infrastructures.

Le maillage administratif de Budapest, de son agglomération et du département de Pest (depuis 1999: Région Centrale)

La répartition de la population de Budapest

La réforme de la loi sur les collectivités locales adoptée en 1994 a très peu transformé la situation sur le terrain. A l'échelle nationale, elle a renforcé les compétences des départements en leur accordant certaines ressources propres, à l'exception des taxes locales. Mais elle a surtout changé le statut de Budapest en réunissant en un seul texte législatif la loi sur la capitale (1991) et celle portant sur les collectivités locales (1990): désormais, et contrairement à la période allant de 1990 à 1994, les changements administratifs concernant la capitale nécessitent une majorité des deux-tiers au Parlement national. Les compétences de la Mairie de Budapest (comparables désormais à celles des Länder allemands et dépassant les attributions des départements), concernent des domaines de portée générale comme la répartition de certaines ressources financières. Mais concrètement, la réforme n'a réduit ni l'autonomie des arrondissements, ni leurs compétences. Ainsi, au lieu d'introduire un système plus centralisé, cette loi a-t-elle stabilisé le système à "deux niveaux", tout en maintenant la complexité de la gestion de Budapest.

En dépit des désaccords entre les différents acteurs, la complexité du système administratif de la capitale assure un équilibre politique en Hongrie et à Budapest. Les conflits d'intérêt au sein de la capitale notamment, excluent un renforcement déséquilibré du pouvoir du Maire de Budapest au détriment du gouvernement central. Toute modification majeure de l'actuel système mettrait en cause cet équilibre.

Les effets de la régionalisation et de l'intégration européenne sur la position de Budapest

La position spécifique de Budapest se fait sentir au-delà des limites administratives de la capitale, la transition politique ayant accéléré le processus de périurbanisation de la capitale. Pendant les années 1990, la diminution importante de la population de la capitale intra-muros (passant de 2 millions en 1990 à 1,8 million en 2001, soit une baisse de 10%), est contrebalancée par l'extension des villes et communes limitrophes (passées de 570.000 habitants en 1990 à 650.000 en 2001, soit une augmentation de 9%). Ce phénomène s'accompagne d'un développement économique spectaculaire dans certaines zones de l'agglomération de Budapest, en particulier grâce aux investissements industriels et commerciaux (création de parcs logistiques, de dépôts mais aussi d'hypermarchés et de discounts). Ce processus de périurbanisation est propre à la capitale, alors qu'il débute seulement dans les villes secondaires. S'il révèle des relations sociales et économiques fortes entre Budapest et ses périphéries, tout reste pourtant à faire en matière de gestion commune, et notamment de projets d'infrastructures régionales, comme les transports en commun reliant la "banlieue" à la ville.

La relation entre la capitale et son agglomération joue un rôle important dans la vie politique hongroise; mais elle est également devenue, avec le lancement de la régionalisation, dont la mise en œuvre a commencé au milieu des années 1990, une source de conflits. En 1996, la première loi sur l'aménagement du territoire a introduit deux niveaux de gestion supplémentaires (en plus des communes et des départements): les régions et les "petites régions", correspondant à des actions de coopération intercommunales. Selon le texte, la mise en place des régions statistiques était optionnelle, mais elle s'est avérée indispensable, dès lors qu'on été créées deux régions spécifiques: celle du Balaton et celle de l'agglomération de Budapest. En 1997, un décret gouvernemental a défini les soixante-dix-huit villes et communes que l'agglomération comprend, et la même année le Conseil de l'agglomération de Budapest a été créé.

Ses compétences portaient sur la gestion et la coordination des projets d'aménagement ainsi que sur la répartition des ressources en matière de développement régional. Il a coordonné les intérêts territoriaux (des communes, de la capitale, des arrondissements, du département et du gouvernement central) ainsi que ceux de la sphère privée (chambres de commerce). En 1999, la réforme de la loi de 1996 a instauré l'accélération de l'harmonisation du système régional de la Hongrie avec les normes européennes (les niveaux NUTS 2), rendant obligatoire la création des régions statistiques et de leurs Conseils Régionaux. La capitale et son agglomération sont ainsi intégrées à la Région Centrale, composée de Budapest et du Département de Pest. Dans ce nouveau contexte, les activités du Conseil de l'agglomération de Budapest sont devenues incompatibles avec le fonctionnement d'une institution semblable en charge d'un territoire un peu plus large. Il a donc été supprimé. Mais, dans le cadre de la Région Centrale et de sa stratégie de développement, les problèmes spécifiques de la région urbaine de Budapest avec son caractère métropolitain ne sont pas pris en compte.

Le gouvernement avait prévu la mise en place des régions administratives pour 2004, mais ce projet ne se concrétisera pas avant les élections législatives de 2006. En effet, la majorité gouvernementale actuelle ne suffit pas pour procéder à la modification de la loi sur les collectivités locales de 1990, qu'une telle réforme nécessite. A l'heure actuelle, deux projets portant sur la réforme administrative sont discutés. Le premier vise à conserver le maillage actuel des régions; le second propose de diviser la Région Centrale en deux, créant la région du Département de Pest et la région de la capitale. Ce dernier pose en fait un nouveau dilemme lié au statut spécifique de la capitale: dans quelle mesure la Région Centrale pourra-t-elle représenter les particularités d'une région métropolitaine, sans la capitale? Comment les problèmes spécifiques liés à la gestion des trois "cercles" de la région (la capitale, la zone agglomérée et la zone périphérique) pourront-ils être coordonnés après l'adhésion à l'Union européenne?

Indépendamment des décisions concernant le maillage administratif, l'intégration européenne changera les conditions économiques et politiques de la position de Budapest au sein du pays. Alors qu'au cours des années 1990 la position centrale de Budapest s'est renforcée, cette tendance pourrait changer avec l'adhésion européenne. La mise en place des régions administratives consolidera la position des centres régionaux, donc des villes secondaires (pôles d'équilibres) du pays. Budapest, en raison des indicateurs économiques relativement favorables par rapport aux autres régions de la Hongrie, bénéficiera moins des aides en provenance des fonds structurels européens. En même temps, avec l'adhésion, le développement de Budapest pourrait acquérir une dimension internationale nouvelle, et ce nouveau contexte lui donner la possibilité de devenir la capitale d'une macro-région européenne, celle de l'Europe du Sud-Est.

* Krisztina KERESZTELY et Róbert KOVACS sont en poste au Centre de Recherches Régionales de l'Académie des Sciences Hongroise