Bulgarie: Bélé-«Né» à l’atome

À l’image de la France, la Bulgarie fait figure de pionnière dans le domaine du nucléaire : son premier projet de construction de centrale date des années 1960, ses premiers réacteurs sont entrés en activité en 1974 et 1975, son savoir-faire indéniable a été mûri par plusieurs générations d’ingénieurs de haut niveau, enfin ses deux réacteurs actuellement en activité lui permettent de couvrir 40 % de sa consommation électrique et d’être le seul exportateur net d’électricité des Balkans.


Le projet de Béléné. © Nuclear Regulatory Agency (Sofia).Comme la France, la Bulgarie n’a pas de pétrole. Mais elle a, en revanche, des idées à foison en matière nucléaire, développant divers plans, pour la modernisation de l’ancienne centrale de Kozlodouï ou pour la construction, en son sein, de réacteurs supplémentaires. Chacun de ces thèmes soulève des oppositions vives à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, mais la palme d’or de la controverse revient au projet de construction d’une nouvelle centrale dotée de deux réacteurs à proximité de la ville de Béléné, située au nord-ouest de la Bulgarie, c’est-à-dire non loin de la frontière avec la Roumanie.

Une histoire ancienne

L’idée de construire une deuxième centrale nucléaire en complément de celle de Kozlodouï ne date pas d’hier puisqu’elle remonte à l’instruction n°9 du 20 mars 1981 du Conseil des ministres de Bulgarie. Quelques mois plus tard (décision n°197 du 31 décembre 1981), un vaste terrain situé à trois kilomètres de la ville de Béléné est cédé au ministère de l’Énergie afin d’y construire la nouvelle centrale, dénommée AEC Béléné.

Les travaux commencent en 1987, en dépit de « l’effetTchernobyl » qui, suite à l’accident survenu en avril 1986 en Ukraine, a entraîné le gel de nombreux projets en Europe, mais sont interrompus en 1990 du fait des changements politiques survenus en Bulgarie. Lors de l’arrêt des travaux, environ 40 % des travaux d’installation du premier réacteur –initialement, la centrale devait être dotée de 4 réacteurs- avaient été réalisés et 80 % des équipements de base livrés. Des travaux de conservation sont alors effectués et le chantier sommeille jusqu’en 1997. Le gouvernement Kostov (1997-2001) décide alors d’abandonner définitivement le projet pour des raisons économiques et environnementales.

Un cheval de Troie russe dans l’UE ?

Le 22 décembre 2002, le projet Béléné est relancé par une décision du Conseil des ministres. En avril 2004, le gouvernement Siméon II (2001-2005) approuve le projet, estimant que cette nouvelle centrale constituera le plus sûr moyen de satisfaire les futurs besoins en électricité du pays, de produire de l’électricité à moindre coût, d’assurer la sécurité des approvisionnements et d’inscrire la Bulgarie dans une démarche de réduction des gaz à effet de serre. C’est finalement le 30 octobre 2006, deux mois avant la fermeture définitive des réacteurs 3 et 4 de la centrale de Kozlodouï (conformément aux dispositions du traité d’adhésion à l’UE ratifié par la Bulgarie), que le conseil d’administration de la compagnie nationale d’électricité bulgare (NEK) choisit Atomstroyexport (ASE), filiale de la compagnie publique russe Rosatom, pour la construction de deux réacteurs d’une puissance de 1 011 MWe chacun. Ces réacteurs de technologie russe sont de type VVER-1000/466 : ils fonctionnent à eau pressurisée et sont de troisième génération, ce qui leur confère un statut d’exception, cette caractéristique n’étant partagée que par les réacteurs de la centrale de Flamanville, en France.

Un accord entre NEK et ASE est signé dans la foulée, prévoyant une livraison du premier réacteur pour la fin 2013 et le second pour la fin 2014, le tout ayant un coût total de 3,997 milliards d’euros. « Vous serez notre cheval de Troie en Europe, mais dans le bon sens », déclare alors un diplomate russe enthousiaste, en marge d’une visite de Vladimir Poutine à Sofia[1].

En novembre 2008, un accord est signé entre la compagnie russe ASE et le consortium européen CARSIB (Areva et Siemens). Ce dernier est chargé des aspects liés à la gestion du projet Béléné ainsi que de la fourniture d’une partie des équipements (systèmes de chauffage, ventilation, climatisation, contrôle-commande de sureté, systèmes et matériels électriques, recombineurs d’hydrogène, etc.). La même année, les travaux préparatoires pour la construction des réacteurs débutent : démolition du bâtiment de l’ancien premier réacteur, construction des locaux administratifs. « Nous apporterons la technologie la plus moderne et la plus sûre qui soit », déclare en 2008 Luc Oursel, Président d’Areva. Pourtant, les assurances et garanties données par les constructeurs n’empêchent pas la montée d’oppositions vives à l’égard du projet Béléné.

« NPP BeleNE! » : un projet nucléaire sous pression

Dès 2004, « NPP BeleNE! », coalition informelle réunissant des associations, des ONG et divers acteurs de la société civile bulgare défavorables au projet Béléné voit le jour[2]. Son but clairement exprimé est d’« empêcher la construction de la centrale nucléaire de Béléné jugée inutile, dangereuse et coûteuse »[3]. S’associant à de nombreuses ONG écologistes roumaines et internationales (Greenpeace, CEE Bankwatch network, Urgewall, EEB), la coalition tente par différents recours d’arrêter le projet Béléné : dénonciation de l’étude d’impact environnemental approuvée par le ministre bulgare de l’Énergie, dépôt de plaintes devant les tribunaux, lobbying auprès des parties prenantes au projet afin qu’elles se retirent, requêtes auprès de la Commission européenne…

Le coût du projet est dénoncé par la coalition anti-Béléné : initialement fixé à 3,997 milliards d’euros, il a été revu à la hausse, passant à 6,29 milliards d’euros en 2009. Toutefois, la pomme de discorde porte principalement sur les aspects environnementaux du projet : les risques d’accidents lourds, d’attentats terroristes ou ceux liés au traitement des déchets auraient été mal évalués par le gouvernement bulgare. Les opposants au projet insistent d’ailleurs sur le fait que la région est une zone sismique bien connue : en 1977, un tremblement de terre y avait fait plus de 120 morts.

Comme pour confirmer ces dires, la région est frappée au début de 2008 par une série de séismes d’intensité supérieure à 4 sur l’échelle de Richter, ce qui amène les maires des grandes municipalités du nord du pays (à l’exception de celui de Béléné) à adresser une lettre aux investisseurs étrangers les exhortant à tenir compte des risques sismiques dans leur décision de participer au projet. Il envoient également une lettre à Andris Piebalgs, Commissaire européen à l’énergie de 2004 à 2010, l’invitant à visiter la région.

Coup de froid dans les relations bulgaro-russes

Contre vents et marées, le gouvernement Stanichev (2005-2009) fait progresser le projet Béléné. D’abord en choisissant BNP-Paribas pour la coordination financière et l’obtention d’un prêt de 250 millions d’euros (13 juin 2007), puis en recevant une « opinion positive » quant au projet Béléné de la part de la Commission européenne au titre des articles 41 et 44 du traité Euratom (7 décembre 2007)[4] et, enfin, en choisissant l’entreprise allemande RWE (3 octobre 2008) comme investisseur stratégique en charge de réunir les partenaires nécessaires à l’acquisition de 49 % des parts du projet Béléné pour un total de 1,275 milliard d’euros (auquel il faut ajouter un bonus de 550 millions d’euros pour NEK).

Toutefois, cet élan est refroidi d’abord, le 24 avril 2009, par un nouveau séisme de 5,3 sur l’échelle de Richter -provoquant la panique dans les villes du nord de la Bulgarie-, puis stoppé par le « séisme » politique des élections législatives du 5 juillet 2009, qui change définitivement la donne : le nouveau gouvernement Borissov qui en émerge décide de geler « temporairement » les grands projets nationaux en cours dans le domaine de l’énergie (comme celui de Béléné, celui du gazoduc South Stream ou bien encore celui de l’oléoduc Bourgas-Alexandroupolis, et ce au grand dam des autorités russes qui venaient de proposer (mai 2009) un prêt de 3,8 milliards pour, précisément, accélérer la construction de la centrale de Béléné.

La « renaissance nucléaire » bulgare en question depuis Fukushima

La catastrophe nucléaire de Fukushima (Japon), survenue le 11 mars 2011, est saisie par les écologistes bulgares comme une occasion unique pour renoncer définitivement à la construction de la centrale de Béléné. Cette position est également défendue par la droite libérale bulgare qui dénonce par ailleurs la dépendance énergétique grandissante de la Bulgarie vis-à-vis de la Russie[5] ainsi que des retombées économiques plus fortes pour la Russie que pour la Bulgarie. De son côté, l’actuel Commissaire européen à l’énergie, Günther Oettinger, a appelé dès le 15 mars 2011 à une révision de ce projet.

Face à l’intensification des pressions provoquées par Fukushima, le ministre bulgare de l’Économie, Traïtcho Traïkov, demande des « garanties supplémentaires » à la partie russe, tout en rappelant qu’un scénario de type Fukushima est « peu probable » en Bulgarie dans la mesure où les installations nucléaires installées y sont prévues pour résister théoriquement à un tremblement de terre de magnitude 7 sur l’échelle de Richter. Relayant cette position, les autorités bulgares notent que c’est bien le tsunami et non le tremblement de terre qui a provoqué la catastrophe de Fukushima.

Toutefois, l’accident de Fukushima est intervenu dans un contexte de désengagement de l’État bulgare à l’égard du projet Béléné. Excédé par les détournements de fonds (230 millions d’euros de financements publics auraient « disparus » d’après le ministre bulgare des Finances Simeon Diankov), par la corruption à grande échelle dans le domaine de l’énergie, mais aussi par le quasi-doublement du coût du projet (estimé à 10 milliards d’euros par Traïtcho Traïkov), le gouvernement Borissov avait en effet décidé, dès la mi-juillet 2009, de réduire la participation de l’État de 51 % à 20 % du capital de la centrale. La candidature du Kremlin au rachat des parts de l’État bulgare a provoqué une levée de bouclier à Bruxelles qui refuse que la Russie joue « le triple rôle de bâtisseur, de concepteur technologique et d’investisseur »[6]. C’est ainsi qu’en janvier 2012, la compagnie finlandaise Fortum a formulé le souhait d’acquérir 20 % des parts du projet Béléné, potentiellement suivie par l’entreprise française Altran technologie, à hauteur de 5 % des parts.

Tandis que les retard de paiement s’accumulent (Atomstroyexport ayant d’ailleurs attaqué en juillet 2011 la compagnie nationale bulgare NEK devant la Cour internationale d’arbitrage de la chambre de commerce internationale de Paris avec l’espoir de récupérer 58 millions d’euros d’impayés), la banque anglaise HSBC, consultante au projet Béléné, remet le 25 mars 2012 un rapport négatif quant à l’intérêt pour la Bulgarie d’acquérir une nouvelle centrale nucléaire au regard de ses besoins énergétiques. Dans la foulée, le Premier ministre B. Borissov annonce à la TV l’abandon du projet Béléné et son remplacement par un nouveau projet de construction d’une centrale à gaz sur le même site. Au grand dam de la partie russe ! Les médias ont d’ailleurs immédiatement rappelé que la Bulgarie s’exposait à des pénalités de plus de 58 millions de dollars[7]. Cette décision est prise dans un contexte de réduction des prix (-11 %) du gaz russe à la Bulgarie...

Notes:
[1] http://balkans.blog.lemonde.fr/2010/11/13/poutine-a-sofia-ou-gaz-contre-ketchup/.
[2] Parmi les membres fondateurs de la coalition NPP BeleNE! on peut citer : Ekoglasnost, EkoSouthWest, le Centre pour la formation et l’information environnementale, le Centre pour la loi environnementale, les associations Novi Han-European settlement, For the Earth, Demetra, Alternative civile, Tetida et Earth Forever, le Comité pour la défense économique-écologique de Svishtov, la Fondation pour l’agriculture et l’environnement, les clubs Eco-Club 2000, GeoEcoClub, InfoECOclub, l’Union régionale des rédacteurs, l’ Union des experts des parcs et paysages.
[3] http://old.bluelink.net/belene/about-en.shtml.
[4] Cette décision de la Commission européenne ouvre la voie à des lignes potentielles de crédit Euratom.
[5] La Russie contrôle déjà la seule raffinerie de pétrole bulgare et fournit la presque totalité du gaz naturel importé en Bulgarie.
[6] Tania Harazanova, « Les nouveaux investisseurs de la centrale nucléaire de Béléné », Radio Bulgarie.
[7] http://www.novinite.com/view_news.php?id=137961.

* Assen SLIM est Enseignant-chercheur à l’INALCO et à l’ESSCA.

Vignette : Le projet de Béléné. © Nuclear Regulatory Agency (Sofia), http://www.bnra.bg/.

 

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