Bulgarie : l’affaire ‘Débora’ et la mobilisation contre la violence faite aux femmes

Au milieu de l’été 2023, plusieurs milliers de citoyens bulgares ont manifesté à travers le pays, exprimant leur malaise au regard de la gestion par les autorités du dossier « Débora ». Au-delà du cas spécifique de cette jeune femme, il s’est agi de protester contre les violences faites aux femmes et contre la gestion de ces crimes par les autorités.


« Pas une de plus », bandeau de la page FB du Fonds bulgare pour les femmes.Alors que la société civile bulgare semblait jusqu’alors presque indifférente à la question des violences faites aux femmes, la médiatisation en juillet 2023 de l’affaire « Débora », une jeune femme brutalisée par son ex-petit ami, a suscité une mobilisation inattendue par son ampleur d’une partie de la population. Cette pression populaire a conduit les autorités, et notamment le Parlement, à légiférer rapidement.

Un contexte favorable aux violences faites aux femmes

Si les violences familiales sont un phénomène ancien en Bulgarie, la fin brutale du régime socialiste (1989), qui se voulait idéologiquement plus égalitaire, a eu pour conséquence une augmentation des agressions domestiques des hommes sur les femmes dans une société où les pratiques machistes sont bien ancrées. De fait, au début du XXIe siècle, des formes de violences sexistes restent tolérées, le rapport de domination morale et physique au sein des couples étant souvent perçu comme « normal ». De nombreux hommes de moins de 35 ans ont un comportement narcissique les incitant à se sentir légitimes à faire usage de violence sur leur compagne pour faire accepter leurs décisions ou leur point de vue à leur partenaire. Les intéressés ne se sentent pas coupables de leur brutalité, souvent exercée sous l’emprise de l’alcool. Selon une enquête de l’Institut national de statistique (INS) réalisée en 2021 auprès d’un panel de 5 580 individus de sexe féminin, 36,3 % des femmes âgées de 18 à 29 ans ont été victimes de violences de la part de leur précédent ou actuel partenaire au cours de leur vie d’adulte, alors que c’est « seulement » le cas de 12 % des femmes âgées de 18 à 74 ans(1). Même s’il est délicat de quantifier ce phénomène, les ONG actives sur cette question estiment que ces violences physiques, qui peuvent aller jusqu’à entraîner la mort de la victime, ont touché plusieurs milliers de femmes au cours des dernières années. Entre 2017 et 2021, il y a ainsi eu 141 condamnations pour féminicides et tentatives de féminicide(2). Entre 2018 et juin 2023, selon le milieu associatif engagé en faveur de la protection des droits des femmes, au moins 132 femmes ont ainsi perdu la vie, dont 26 en 2022 et 13 entre janvier et juillet 2023(3). Un décès est donc enregistré toutes les deux semaines. Certaines de ces affaires, médiatisées, n’ont pourtant pas entraîné de grandes réactions de la part de la population : ainsi, le 13 octobre 2021, Evgenia Tchorbanova (33 ans), la nièce du député Andreï Tchorbanov (ITN) a été assassinée avant que sa dépouille soit retrouvée dans une valise près de Pernik. Son conjoint, Orlin Vladimirov, l’avait étranglée et placée dans ce bagage avec l’aide de son père(4).

Le viol et les violences domestiques sont encore perçus comme un sujet tabou en Bulgarie où ils suscitent un profond malaise lorsqu’ils sont évoqués en public, un contexte qui, jusqu’en 2023, ne permettait pas de discuter sereinement de ce sujet sensible. Le gouvernement de Kiril Petkov (décembre 2021 – août 2022) avait souhaité faire voter un projet de loi sur la protection contre les violences familiales avec la création d’un fichier national des cas de violences familiales, mais il est tombé à la suite d’une motion de censure sans avoir pu porter cette réforme à son terme.

Réponse de la société civile face à l’affaire « Débora »

Le 26 juin 2023, après avoir reçu plusieurs menaces de mort de la part d’un homme présenté comme son ex-petit ami Georgi Georgiev, Débora Mihaylova, une jeune femme de Stara Zagora âgée de 26 ans, a été rouée de coups et violentée par ce dernier avec un couteau factice sur les jambes, les bras, la poitrine avant de pouvoir aviser ses proches(5). 400 points de suture ont été nécessaires pour refermer ses plaies. L’auteur a été arrêté, mais libéré dès le 5 juillet, après 72 heures de garde-à-vue ; il n’a été poursuivi que pour avoir infligé à la jeune femme de « légères blessures », une qualification juridique qui a heurté la victime et ses proches.

Alertée par la famille, la presse locale et nationale a rapidement révélé cette affaire, ce qui a engendré une large mobilisation féministe et citoyenne. Si bien que, le 30 juillet, face au mécontentement grandissant d’une partie de la population, G. Georgiev a été à nouveau arrêté, placé en garde-à-vue, puis en détention provisoire. Un appel à rassemblement devant les palais de justice de toutes les villes du pays a été lancé sur la toile pour le 31 juillet : à partir de 18h00, de nombreux Bulgares se sont retrouvés sur les parvis des juridictions judiciaires. 10 000 personnes ont participé à une manifestation organisée à Sofia, s’étendant du Tribunal jusqu’à Orlov most, quand plusieurs milliers se sont rassemblées ou ont défilé dans les principales villes de province (Stara Zagora, Kazanlak, Veliko Tarnovo, Lovech, Burgas, Sliven, Ruse, Silistra, Vidin, Vracha, Blagoevgrad, Gabrovo, Dobrich, Razgrad, Kyustedil,  Smolyan, Pernik, Targovishte, Svishtov, Haskovo, Dimitrovgrad, Svilengrad, Kardzhali, Yambol, Petrich…) Auprès de jeunes manifestants, des actifs plus âgés, souvent parents d’enfants de la génération de Débora, ont battu le pavé pour montrer leur indignation et demander une prise de conscience des autorités et de la société ainsi qu’un durcissement de la législation sur les violences domestiques. Après une action féministe symbolique, baptisée « Nito edna povetche » (Pas une de plus), devant l’Assemblée nationale le 3 août, un second évènement d’ampleur nationale a été organisé à Sofia et en province le 8 août. Les participants ont véhiculé plusieurs messages : « Non à la violence ! Nous ne nous tairons pas ! Pas une de plus ! Réforme judiciaire maintenant ». La veille, D. Mihaylova a remercié sur sa page Facebook l’ensemble des personnes qui se sont mobilisées pour lui apporter leur soutien : « Bonjour, braves gens ! Merci de me soutenir, de penser à moi, de prier pour moi et de vous battre avec moi dans ce moment très effrayant pour moi ! »

Le monde politique interpellé

Prenant acte de l’indignation populaire, de nombreux élus (dont Zhivko Todorov, maire de Stara Zagora) ont également pris part aux mobilisations nationales des 31 juillet et 8 août. L’une des principales revendications des manifestants étant d’adopter des modifications législatives, le 1er août les députés ont interrompu les vacances parlementaires pour adopter les modifications législatives demandées par la population et portées par les formations PP-DB (Continuons le changement-Bulgarie Démocratique), GERB (centre droit), DPS (Mouvement pour les Droits et Libertés). Dès le 3 août, la commission juridique du Parlement a été convoquée en réunion extraordinaire et a accepté en première lecture les propositions d’amendement à la loi sur la protection contre les violences domestiques : 8 ans d’emprisonnement en cas de blessures importantes et 2 ans assortis d’une peine d’amende pour les blessures légères.

Le 7 août, le Parlement s’est ensuite réuni en séance exceptionnelle pour voter l’amendement à la loi contre les violences domestiques en étendant le renforcement de ces sanctions des époux à tous les couples hétérosexuels entretenant des « relations intimes ». Les couples homosexuels ont donc été exclus de cette protection, à la demande des formations politiques Vazrazhdane, ITN et du Parti Socialiste. Selon eux, une partie de la société civile bulgare n’est pas encore prête à accepter cette évolution.

Le second événement national dénonçant les violences faites aux femmes a également abouti à la démission du député Vejdi Rachidov (GERB) qui avait réagi à la mobilisation en tenant des propos insultants sur les femmes victimes de violences domestiques en les rendant responsables de leur situation parce qu’elles avaient choisi de se mettre en couple « avec de mauvais garçons ».

L’ébauche d’une réflexion

À la suite de la médiatisation de l’affaire « Débora », beaucoup de femmes ont décidé de signaler des violences domestiques (mains courantes ou plaintes) et la parole semble s’être libérée, ce qui a poussé Zornitsa Choumanova, cheffe de la nouvelle structure de lutte contre les violences intrafamiliales à la Direction générale de la Police nationale, à souligner ce changement de comportement. Pour le Dr. Veselin Guerev, médecin psychiatre, l’accroissement significatif du nombre de signalements apparaît comme l’indicateur que la société civile « se débarrasse de la peur », qu’elle rend davantage publics les actes violents commis dans l’intimité du couple(6).

Pour le député A. Tchorbanov (ITN), qui a beaucoup réfléchi à la suite de l’assassinat de sa nièce par son conjoint, la question essentielle est la formation de la psyché des jeunes hommes lors de laquelle « la place du père est incroyablement importante », car les intéressés se comporteront comme « leurs pères les ont élevés ». Il faut donc que ces derniers s’investissent pour apprendre à leur progéniture « à être des gentlemen, honnêtes, corrects » et à accepter la séparation du couple si la relation dégénère. Autrement dit, le député souhaite que la société civile arrête d’imposer à ses enfants le modèle de « l’homme fort tatoué, qui a du pouvoir et des voitures… », figure admirée par les jeunes garçons des générations postsocialistes. La psychologue Lilia Stefanova souligne l’importance pour les enfants de bénéficier de « modèles parentaux sains » qui leur permettront de savoir comment se comporter avec leur partenaires une fois adultes(7).

Notes :

(1) Institut national de statistique, Izsledvane na nasilieto, osnovano na pol (Enquête sur la violence, fondés sur le sexe) EU-GBV, Sofia, 2021, pp. 1-3.

(2) « #NitoEdnaPovetche : Vreme e za zadalbotchen razgovor za domaschoto nasilie » (#PasUnedePlus : il est temps d'engager une conversation approfondie sur la violence domestique), Toest, 27 novembre 2021.

(3) Ina Drumeva, « Naï-mnogo zapovedi za zachtita na jertvi na domascno nasilie ima v Pernik » (Pernik a le plus grand nombre d’ordonnances de protection pour les victimes de violences domestiques), Dnevnik, 24 juillet 2023.

(4) Vessela Bacheva, « Andreï Tchorbanov : Detsata ni se vachichtavat na silniya s tatousite, koïto ima vlast i koli. Predi pak da vdigame nakazaniyata, da sprem da im zadavame tozi model » (Andreï Tchorbanov : Nos enfants admirent l’homme fort, tatoué, qui a le pouvoir et les voitures. Avant d’augmenter à nouveau les sanctions, arrêtons de leur imposer ce schéma), 24 chasa, 8 mars 2023 ; « Oudouchenata i otkrita v koufar Evgeniya e bila plemennitsa na depoutata Tchorbanov » (Evgenia, étranglée et retrouvée dans une valise, était la nièce du député Tchorbanov), 24 chasa, 1er août 2023.

(5) Suivi du fil d’actualité des médias Kapital, Mediapool, 24 chasa, Darik Info, pendant la période de mobilisation de l’affaire « Débora ».

(6) « Psihiatar za nasilieto : kato obshtestvo si otgledahme zavarcheni psihopati » (Un psychiatre sur la violence : en tant que société, nous avons élevé de parfaits psychopathes), 24 chasa, 4 août 2023 ; « D-r Veselin Guerev, psihyatar: jertvite na domachno nasilie da se obrashtat direktno kam prokuraturata » (Dr. Veselin Gerev, psychiatre : les victimes de violence domestique doivent s’adresser directement au parquet), Trud, 28 novembre 2022.

(7) Ivaïlo Ioltchev, « Psihologat liliya Stefanova napousnete go sled parviya chamar nyama chans da se promeni (La psychologue Lilia Stefanova : Quittez-le après la première gifle, il n’y a aucune chance qu’il change), Marica, 7 août 2023.

Vignette : « Pas une de plus », bandeau de la page FB du Fonds bulgare pour les femmes.

 

* Stéphan Altasserre est docteur en Études slaves, spécialiste des Balkans.

Lien vers la version anglaise de l’article.

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