Le président bulgare Roumen Radev (soutenu par le PSB) est entré en conflit ouvert avec le Premier ministre Boïko Borissov (GERB, centre droit) depuis que le Parquet général a ordonné l’arrestation de deux conseillers du chef de l’État et fait perquisitionner leurs bureaux dans les locaux de la Présidence, le 9 juillet. Dès le lendemain, des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue pour dénoncer la corruption du pays.
Lorsque Roumen Radev, major-général dans l’armée de l’air, a remporté l’élection présidentielle de 2016, le Premier ministre Boïko Borissov lui a immédiatement présenté sa démission. Pourtant, en mars 2017, les élections législatives anticipées ont mené à la victoire du parti GERB (Citoyens pour le développement européen de la Bulgarie), de centre droit, même si les sondages avaient donné le PSB (Parti socialiste bulgare) vainqueur. Le jour même, alors que la Bulgarie venait de remporter une rencontre de football contre les Pays-Bas, le candidat B. Borissov ironisait d’une métaphore sportive : « Les Bulgares sont meilleurs quand on les sous-estime »(1).
Une cohabitation sous haute tension
Cette victoire de son parti a en effet permis à Boïko Borissov de revenir à la tête du gouvernement, avec le soutien du parti OP (Patriotes unis, nationaliste) qui recevra en retour quatre portefeuilles ministériels (dont deux vice-Premiers ministres).
Ce troisième mandat (B. Borissov ayant dirigé le gouvernement en 2009-2013 puis en 2014-2016) est cependant celui qui est le plus marqué par les affaires impliquant le gouvernement et la classe politique. La Bulgarie est en effet régulièrement épinglée par la Commission européenne : dissimulation de biens immobiliers au fisc impliquant le Premier ministre(2), scandale des appartements impliquant des responsables du GERB(3), « escroquerie des maisons d’hôtes » mettant en jeu l’argent de l’Union européenne, etc.
En novembre 2019, la tension monte d’un cran lorsque le gouvernement décide de ne pas faire usage de son droit de proposition pour permettre une candidature alternative à celle d’Ivan Guechev (alors Procureur général adjoint) au poste de Procureur général. Des manifestations sont organisées spontanément à Sofia pour dénoncer la candidature d’une personne jugée « liée à l’oligarchie ». Parallèlement, l’union des juges critique « l’absence d’une vraie compétition pour un des postes les plus importants de l’État ». Élu pour un mandat de sept ans, le Procureur général a en effet pour fonction de superviser le travail des autres procureurs dans le pays ; il peut lancer ou arrêter une enquête et, surtout, aucun dispositif légal ne permet d’engager sa responsabilité. Malgré son veto, le président Roumen Radev, très opposé à cette élection sans compétition, a pourtant dû signer le décret de nomination d’Ivan Guechev.
Le Parquet général entre dans la danse
Le 9 juillet 2020, à la demande du Procureur général, deux des conseillers du Président Radev sont arrêtés à leur domicile. Le premier est inculpé de trafic d’influence en raison de son rôle supposé d’intermédiaire entre le chef de l’État et un homme d’affaires bulgare, tandis que le deuxième l’est pour soupçon d’appropriation de documents des services de renseignement(4). Le même jour, leurs bureaux au siège de la Présidence sont perquisitionnés par plus d’une trentaine de policiers, ce qui choque l’opposition de gauche et, plus largement, la population. Une manifestation spontanée contre le gouvernement est organisée dès le lendemain aux cris de « moutri veun » (les mafieux dehors) et de « démission ». À l’issue du rassemblement, on dénombre deux blessés parmi les manifestants, quatre dans les rangs des forces de l’ordre et dix-huit arrestations.
Dans l’esprit du chef de l’État, il ne fait aucun doute que cette opération sans précédent a été manigancée par Boïko Borissov qui a chargé le Procureur général de l’exécuter. Le 11 juillet, R. Radev dénonce le « caractère mafieux » des perquisitions et en appelle à « la démission du gouvernement et du Procureur général » qui, d’après lui, exerceraient « du racket » et bafoueraient « la présomption d’innocence ». Le Président considère qu’« un consensus national anti-mafia s’est formé » et que « le destin du pays se décidera dans la rue ». Les jours suivants, d’autres manifestations sont organisées dans la capitale ainsi que dans les principales villes du pays, dénonçant pêle-mêle la corruption des élites, les violences policières, la bétonisation du littoral…
Lors d’une conférence de presse diffusée en direct le 15 juillet, Roumen Radev fait le point sur l’ampleur de ce qu’il qualifie de « mouvement historique », appelle à nouveau à la démission du gouvernement et du Procureur général et dénonce les accusations de manipulation dont les manifestants seraient les victimes(5). À Levski le 18 juillet, lors de la célébration du 183ème anniversaire de la naissance du héros de la lutte nationale Vassil Levski, le Président Radev lance à la foule : « Réveillons en nous l’intransigeance de Levski » avant de préciser que « la seule solution, c’est la création d’un gouvernement intérimaire : tôt ou tard, cela se fera. Le plus tôt sera le mieux, pour tout le monde. » Kornelia Ninova, la présidente du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, estimant que le pays est fracturé et à bout de souffle après une décennie de pouvoir du parti GERB et de ses alliés, réclame, quant à elle, l’organisation d’un vote de confiance ; elle encourage par ailleurs les manifestants à maintenir la pression « dans le calme et sans provocations ».
« Si tu serres le poing, il faut que tu saches qu’en face, il y a un poing qui se serre aussi »
La réponse n’a pas tardé. Il convient d’abord de rappeler que, dès le 10 juillet, une manifestation organisée à Sofia en faveur du gouvernement a failli tourner à l’affrontement général avec les manifestants de la partie adverse. Puis, répondant au poing levé de R. Radev devant le siège de la Présidence, le Premier ministre Borissov a affirmé qu’il ne « ne souhait[ait] pas entrer en conflit », en ajoutant à l’adresse de R. Radev : « Tu sors le poing levé mais, mon ami, je me suis toujours gardé d’en venir aux poings. Il n’y a pas de bonne bagarre. Si tu serres le poing, il faut que tu saches qu’en face il y a un poing qui se serre aussi. Et ensuite, quand tu t’assois pour dîner, tu ne manges pas bien, la lèvre en sang te fait mal. Et même si tu as gagné, tu as quand même mal. » B. Borissov a précisé que rien ne le retenait au pouvoir, sinon « le sens des responsabilités ».
De nombreux journalistes et juristes bulgares soulignent la position paradoxale dans laquelle s’est placé le président Roumen Radev : en effet, ce dernier en appelle à « dégager la mafia du pouvoir », alors même que deux de ses conseillers ont été arrêtés pour des soupçons de trafic d’influence et de compromission(6). De plus, certains craignent qu’en cas de démission du gouvernement et du Procureur, aucun nouveau Premier ministre ne soit nommé avant longtemps et que le Parquet général perde son indépendance et devienne une sorte de garde prétorienne du parti au pouvoir.
Le constitutionnaliste Guergui Blizinachki considère, pour sa part, que le Président n’est pas en position de demander la démission du gouvernement, rôle qui incombe à l’opposition parlementaire. Le chef de l’État peut encore moins demander la démission du Procureur général, du fait de l’indépendance des pouvoirs. Par ailleurs, G. Blizinachki précise qu’il ne devrait pas y avoir d’immunité absolue du Président(7) ; ce dernier point fait référence à la saisie par le Procureur général de la Cour constitutionnelle, concernant la possibilité ou non de lever l’immunité du Président et du Vice-Président en cours de mandat (art. 103 de la Constitution). Le Procureur I. Guechev s’est d’ailleurs dit prêt, dans la négative, à attendre la fin du mandat de R. Radev pour entamer des poursuites à son encontre concernant les pressions que ce dernier aurait exercées sur la Commission anti-corruption.
Le mouvement de protestation anti-Borissov ne semble pas vouloir se calmer. Depuis le 20 juillet, des dizaines de milliers de Bulgares à travers le monde, brandissant des pancartes portant l’inscription « Je veux vivre en Bulgarie », se réunissent régulièrement devant leurs ambassades pour protester contre la corruption dans le pays (Bruxelles, Cologne, Copenhague, Francfort, Mannheim, Munich, Nuremberg, Stuttgart, Vienne…) En Bulgarie, les appels à la désobéissance civile se multiplient. Une motion de censure déposée le 20 juillet au Parlement par le PSB a été rejetée le 21 juillet par 124 voix sur 237. B. Borissov, qui avait promis un remaniement ministériel afin de prouver son indépendance, a annoncé le 22 juillet le départ de cinq ministres (Tourisme, Économie, Finances, Intérieur et Santé)(8) . Rien ne dit que cela suffira à éteindre l’incendie.
Notes :
(1) Alain Salles, « La droite bulgare gagne les élections législatives », Le Monde, 27 mars 2017.
(2) « Borissov : ‘V Barcelona pokazvat kechtata na Sacho Tchaouïev i kazvat, tche e moïa’ » (« Borissov : ‘à Barcelone, ils montrent la maison de Sacho Tchaouïev et disent que c’est la mienne’ »), b.tv, 20 mai 2019.
(3) Assen Slim, « La Bulgarie : entre économie de réseau et corruption », Diplomatie, n° 52, août-septembre 2019, pp. 13-15.
(4) Stéphan Altasserre, « La rue soutient son Président et exige le départ des « moutri », Regard sur l’Est, 13 juillet 2020.
(5) « Obrachténié kam naroda na presidenta Roumen Radev » (« Discours au peuple du Président Roumen Radev »), Youtube, 15 juillet 2020.
(6) « Offanziva sas Lioubo Ognianov na 18.07.2020 godina : Komentar na vodechtia » (« Offensive avec Lioubo Ognianov le 18 juillet 2020 : Commentaire du présentateur »), Youtube, 18 juillet 2020.
(7) « Bliznachki : Radev narouchava Konstitoutsiata po edin tvarde broutalen natchin » (« Bliznachki : Radev viole la Constitution de manière très brutale »), Youtube, 12 juillet 2020.
(8) « Borissov ostava premier, smenia petema ministri » (« Borissov reste Premier ministre, remplaçant cinq ministres »), b.tv, 23 juillet 2020.
Vignette : Entrée du bâtiment de la Présidence bulgare à Sofia (photo : © Céline Bayou).
* Assen SLIM est Maître de conférences HDR à l’INALCO.