Présenté comme un spectacle de théâtre didactique, pensé comme un exercice de mémoire conçu à partir d’entretiens de Jacques Rossi, Ce que j’ai vu et appris au goulag transcende pourtant la seule ambition pédagogique pour interroger sur le propre positionnement du spectateur, en tant que tel mais aussi, plus généralement, en tant que citoyen, acteur de sa propre vie.
Poursuivant sa recherche sur le thème du goulag(1) et le devoir de mémoire, la metteur en scène Judith Depaule fait jouer actuellement à Paris une pièce courte et atypique, dont l’ambition éducative affichée ne doit pas réduire la réelle portée. Ce travail va bien au-delà puisqu’il s’agit, en réveillant nos mémoires sur le témoignage sans doute trop méconnu de Jacques Rossi, d’interroger les spectateurs sur leur propre mémoire, leurs utopies et aussi, peut-être, leur posture de citoyens dans une société qui feint de ne pas connaître et craindre l’enfermement.
Jacques le Français
Né en 1909, Jacques Rossi a, par les hasards de l’histoire, passé son enfance en Pologne. C’est là qu’il adhère, en 1928, au Parti communiste alors clandestin. Polyglotte, il est rapidement repéré par le Komintern qui le recrute comme agent de liaison, avant de le «prêter», à son insu, à l’Armée rouge (le GRU). Il parcourt alors l’Europe, «petit agent secret pas trop introduit dans les grandes affaires», comme il se décrit lui-même. Jacques Rossi est un pur, profondément dévoué à la cause communiste qu’il veut de justice sociale. Rappelé d’Espagne en 1937, il est arrêté à Moscou, comme la plupart de ses collègues en cette période trouble de purges.
Condamné à huit ans de camps pour espionnage au service de la France et de la Pologne, il est envoyé au goulag (toute personne condamnée à plus de trois ans l’était systématiquement) puis, en 1949, à vingt-cinq ans. «Jacques le Français» est libéré après le XXe Congrès, en 1956. Tenu pour citoyen soviétique, il passe encore cinq ans en relégation administrative à Samarcande, avant de quitter l’URSS pour la Pologne, le Japon, les Etats-Unis et, enfin, la France, où il arrive en 1985. Il s’y éteint, le 30 juin 2004, à l’âge de 95 ans, non sans avoir, avant, témoigné.
Sa biographie est ici évoquée en six étapes distinctes qui retracent l’histoire de cette utopie : l’entrée en communisme, les années de mission au service de l’internationale communiste, les circonstances de l’arrestation (dans le désordre terrifiant de 1937, J. Rossi évoque même son «soulagement» à être arrêté, comme si l’inéluctabilité d’un événement, aussi effrayant soit-il, renforçait son urgence), le choc de la prison (et l’égalitarisme reconnu du système, les étrangers ne bénéficiant finalement d’aucun traitement particulier, ni moins ni plus torturés que les autres pour avouer une faute que personne ne soupçonne réellement qu’ils aient commise), l’épreuve révélatrice du goulag et les conclusions de l’ancien prisonnier une fois libéré.
«Qu’elle était belle cette utopie»
L’un des rares Français à avoir connu le goulag, Jacques Rossi a procédé à une lecture inattendue de son expérience : il n’a pas fait l’objet d’une erreur administrative, puisque c’est lui qui a commis l’erreur de croire à une idéologie destructrice. Dès lors, il n’est pas victime, mais collaborateur d’un système totalitaire, puni à juste titre pour son crime («Le Parti n’a pas reconnu son «erreur». L’erreur, c’est moi qui l’avais commise. Cela, je ne le comprendrais que petit à petit, en découvrant ce que les communistes ont fait subir à une multitude de peuples»).
Dans un pays encore frappé d’amnésie sur la question du goulag(2), la France continuant de feindre de croire que condamnation du système soviétique rime avec remise en cause de la victoire de l’URSS sur le nazisme, le précieux témoignage de Jacques Rossi mérite d’être entendu (rappelons qu’il fallut attendre 1973 pour que la France, sous la force du témoignage de Soljenitsyne, cesse de nier les camps de travail correctifs soviétiques). Pourtant, Jacques le Français, qui, à la rubrique «Formation» de son CV aimait à indiquer «Etudes de survie, Archipel du Goulag, 1937-1957», n’a vu ses témoignages édités qu’à partir de 1995. C’est la parole si particulière, brute et pleine d’un humour qui se garde de l’ironie, de celui qui a sans doute survécu en partie grâce à son désir de témoigner, qui est donnée ici à entendre.
Entre proximité et distanciation, toujours l’enfermement
Le parti pris de la mise en scène déroute le spectateur, dans un savant mélange de proximité et de mise à distance. En cela, la pièce est également fidèle au témoignage de J. Rossi, dont le fameux humour peut être vu lui aussi comme une mise à distance (le spectateur ne peut qu’être saisi par son analyse de la question du «pire»).
Le comédien Samuel Carneiro en joue à la perfection, simultanément professeur-conférencier, témoin et incarnation de la voix de J. Rossi (son explication savoureuse quant à la nature d’un «faux passeport» et celle d’un «vrai faux passeport», entre deux séquences vidéo sur fond sonore à la James Bond, achève d’embrouiller le spectateur : est-il faux témoin ou vrai dépositaire de la parole ? Et qui suis-je, moi, spectateur si proche et impliqué, témoin et dépositaire d’une mémoire ?). Son assistante au regard mutin, Emilie Rousset, joue aussi de l’ambiguïté, tantôt didactique aide interrompant le récit pour une explication de texte (rappels historiques en dates et en chiffres, terminologie, manipulation des séquences vidéo et éclairages), parfois hôtesse de l’air rappelant l’emplacement des sorties de secours, mais aussi potache ponctuant chaque nouvelle séquence d’un lancer de boule de papier sur le conférencier-témoin.
Présentée comme l’incarnation d’une salle de classe, symbolisant à sa façon l’enfermement, la salle s’apparente également à l’univers médical, sentiment renforcé par l’accoutrement des spectateurs, invités à passer dès l’entrée les blouses de mauvais augure qu’on leur fournit à l’hôpital. La salle est immaculée, et le restera, pas même souillée par les chaussures crottées des spectateurs. Et ceux-là de s’interroger : allusion au fait qu’après 1960, qui marque le démantèlement officiel de la Direction principale des camps (le goulag), le système aura recours à l’internement psychiatrique (le goulag n’a pas disparu, il s’est alors dissous dans la société) ? Ou mise en garde au spectateur, invité par là à déposer à l’entrée ses jugements, a priori et idées (préconçues ou pas), pour ne pas polluer et brouiller la parole du témoin ?
Installé sur des bancs eux aussi immaculés (tout est blanc, du sol au plafond, en passant par les tenues du public donc, et la séquence vidéo qui figure si joliment la déportation par ce petit train cahotant sur une neige qui fait songer aux nuages), le spectateur trouve posé devant lui des casques dont il est prié de se munir afin d’être relié aux acteurs et à la composition sonore. Subtil mélange, là encore, entre proximité (le lien auditif privilégié) et mise à distance (l’appareillage).
Par Céline BAYOU
(1) Durant l’hiver 2004/2005, J. Depaule a monté une revue de théâtre au goulag, Qui ne travaille pas ne mange pas. Voir Céline Bayou, «Qui ne travaille pas ne mange pas. Le théâtre dans les camps staliniens», Regard sur l’Est, 1er décembre 2004, http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=498
(2) La pièce le rappelle : au plus fort de son développement, en 1950, le goulag enregistrera 2.500.000 détenus. On estime que plus de 20 millions de personnes y ont été internées, avec un taux de mortalité variant de 7 à 25 %.
Ce que j’ai vu et appris au goulag
www.mabeloctobre.net
Le Grand Parquet,
20 bis, rue du Département,
75018 Paris (M° Max Dormoy ou La Chapelle)
Jusqu’au 11 décembre 2005
Réservation : 01 40 05 01 50