Chasse aux sorcières, procès, l'anticommunisme était très présent dans la vie quotidienne de ceux qui se trouvaient à l'ouest du rideau de fer. La fiction n'a pas échappé à la guerre froide et a touché le cinéma[1] et la littérature. Les romans d'espionnage relatant l'affrontement du KGB et de la CIA se sont ainsi multipliés. Qu'il s'agisse de fictions populaires françaises ou de romans anglo-saxons à vocation plus littéraire, ces ouvrages véhiculent une vision très orientée des pays communistes et des espions "d'en face".
Monopole du bloc de l'ouest - les tentatives de roman d'espionnage sont restées très limitées dans les pays socialistes[2]-, le roman d'espionnage s'appuie sur une idéologie presque unanimement anticommuniste. Comme l'explique Erik Neveu[3], "politique, le roman d'espionnage l'est inévitablement en ce sens qu'il traite des relations entre nations. Cette coloration se marque d'autant plus nettement que les affrontements n'y sont pas décrits comme des chocs entre nationalismes mais entre systèmes politiques : l'Est contre l'Ouest, l'Ordre contre la Subversion. […] L'affrontement oppose le Nous à l'Autre, à l'Etranger, au Communiste.". Les romans donnent une image peu flatteuse des pays socialistes et surtout de l'URSS, qui apparaît comme un pays gris et froid, dont les habitants sont des gens rustres mal habillés. Le socialisme est surtout stigmatisé par la description des adversaires des héros : les agents secrets, dont l'image est souvent l'inverse de celle du "bon agent secret", dont James Bond est l'incarnation. Ils sont le plus souvent soviétiques, mais gardent les mêmes caractéristiques lorsqu'ils viennent des différentes démocraties populaires..
Une description entre fantasmes et réalité
La plupart des romans d'espionnage semblent balancer entre la volonté de décrire la réalité et celle de correspondre aux fantasmes des lecteurs à propos du KGB et de ses agents. Plusieurs auteurs tentent de coller à l'actualité et de montrer leur connaissance des métiers de l'espionnage. C'est notamment le cas de John Le Carré[4], authentique espion britannique qui a repris dans ses livres l'argot du "métier". Jean Bruce[5] : utilise lui aussi des termes spécialisés, les assortissant de notes. Ayant évoqué le Cercle, il ajoute cette note : "appellation familière du 4ème bureau de l'Etat-Major Général de l'Armée Rouge, principal service de renseignement de l'URSS pour l'étranger. Installé au 19, Znamensky, à Moscou, dans un vieux palais de style baroque.". Cette volonté réaliste coexiste avec une vision parfois plus fantasmatique, notamment en ce qui concerne les inventions technologiques supposées de l'URSS. Tom Clancy[6] évoque par exemple la mise au point par l'URSS d'une arme laser, extrêmement dangereuse et menaçante. Dans ce contexte parfois proche du fantastique, le rôle de l'espion soviétique est ambigu : simple fonctionnaire ou agent au service du communisme ?
L'espion de l'Est : un espion comme les autres ?
Avant d'être définis par leur idéologie, les espions sont définis par leur métier. Certains auteurs soulignent la proximité entre agents des deux blocs. Jean Bruce fait dire à son personnage, OSS 117, à propos de son adversaire attitré et respecté, le soviétique Gregory : "Je n'éprouve aucune haine contre toi, nous faisons le même métier pour des maîtres différents.". Mais ce sont surtout les auteurs à vocation plus littéraire qui montrent les similitudes entre espions, pour sortir du manichéisme idéologique. C'est notamment le cas de John Le Carré, qui, loin d'assimiler les espions à des héros, s'intéresse notamment dans L'Espion qui venait du froid, au "menu fretin de l'espionnage". Les espions de Le Carré sont des hommes comme les autres, parfois minables, et pour qui la politique n'est qu'une question secondaire.
L'espion de l'Est, un espion au service d'une idéologie
Mais pour beaucoup d'auteurs, le portrait de l'espion socialiste est inséparable du communisme et de sa condamnation. Pour Neveu, "il est presque impossible de trouver un ouvrage suggérant l'existence d'un bon socialisme. La répression sauvage et systématique n'apparaît pas comme une bavure ou une aberration temporaire mais comme un élément structurel du système. L'insistance mise à évoquer le rôle du KGB dans la société soviétique est à caractériser." La thématique est pour lui "dominée par un conservatisme radical dont les contenus et l'expression vont parfois fort loin : racisme, élitisme, éloge de régimes et d'idéologies antidémocratiques, critique souvent passionnée de toute tentative de contestation du modèle de société occidentale".
Cette condamnation du système rejaillit sur l'espion qui cesse d'être un individu pour devenir une incarnation du communisme. L'espion est donc une métaphore, et ses traits sont ceux du régime. OSS 117 explique ainsi le chantage qu'il exerce en s'attaquant à ceux d'en face : "Mais en matière d'espionnage, la fin justifie vraiment les moyens. Et, croyez moi, les agents du "Centre", chez vous ou ailleurs, n'emploient pas de procédés plus élégants. Je dirais même, si je ne craignais de vous faire de la peine, qu'ils nous battent de très loin par l'absence de scrupule. Nous sommes des gens très moraux, aux USA, vous savez, beaucoup trop souvent…"
L'espion invisible, froid et cruel
Souvent invisible, toujours mystérieux, l'agent secret socialiste reste une énigme. Neveu définit ainsi ses traits decaractère : "le principe sera donc le fanatisme, mais un fanatisme froid, lent, implacable par son anonymat, sa dilution dans un vaste système administratif.". L'interrogatoire d'un traître par agent du KGB dans le livre de Tom Clancy illustre cette cruauté impassible : "Vous avez le choix, dit-il au bout d'une minute, sans menacer, d'une voix normale. Les choses peuvent être faciles pour vous ou très dures. […]. Si vous souhaitez vivre, vous allez me dire aujourd'hui, maintenant, tout ce que vous savez. Si vous refusez, nous le saurons quand même et vous mourrez.[…] Je n'éprouve aucun plaisir, camarade, à faire souffrir mais si la situation l'exige, je n'hésiterai pas à en donner l'ordre. Vous ne pourrez pas résister à ce que nous vous ferons. Quel que soit votre courage, votre corps a des limites. Le mien aussi. Comme celui de n'importe qui. Ce n'est qu'une question de temps".
La cruauté est présente d'une autre façon chez Jean Bruce. Un de ses personnages est un fou, ancien espion du KGB, Vitaly Mikhaïloff. Il affirme : "Je suis un espion, un grand espion russe, peut-être le plus grand espion de tous les temps !". Sa folie enlève toute crédibilité à ses propos pro-soviétiques tels que : "Les savants russes sont dix fois plus forts, dix fois plus intelligents, dix fois plus nombreux que les savants de ce misérable pays [Les USA]. Et ce misérable pays en est réduit à envoyer ses espions là-bas pour glaner quelques tuyaux.". Alors que ses propos reflètent l'intrigue du livre, la CIA cherchant à débaucher un savant russe, ce personnage présente au lecteur les espions soviétiques comme des fous sanguinaires.
La fin de la guerre froide : quel après pour le roman d'espionnage ?
L'anticommunisme, qui se reflète très clairement dans la vision de l'agent secret, est inséparable de la guerre froide, comme le fait remarquer Erik Neveu : " Il est frappant de noter que cette littérature, dont l'essor coïncide avec les débuts de la guerre froide, subit un recul au moment précis où s'amorce une relative détente entre l'Est et l'Ouest. ". Le roman d'espionnage évolue avec le contexte politique, l'exemple le plus célèbre en France étant la série SAS[7]. Elle rencontre un grand succès dès la fin des années soixante, avec 80 000 exemplaires par volume. Moins récurrentes, les attaques contre les pays de l'Est se font très virulentes. En revanche, Tom Clancy, se tourne plus vers l'aventure, les agents doubles sont nombreux, et l'espionnage semble être prétexte à une histoire complexe, et non à une dénonciation politique. Déjà ralentie, la production de romans d'espionnage est aujourd'hui très faible, preuve que les héros de la CIA avaient besoin d'adversaires à leur mesure…
Par Clémentine BLONDET
Vignette : carte de membre du KGB, 1987.
[1] LACOURBE, Roland, La guerre froide dans le cinéma d'espionnage, Paris , Henri Veyrier, 1985.
[2] Il existe cependant quelques romans d'espionnage socialistes. Ainsi, en 1966, en Bulgarie, Andrei Goulyashki publie avec un certain succès Avakum Zlakov contre 007 en réaction contre le succès de James Bond.
[3] NEVEU, Erik, L'idéologie dans le roman d'espionnage, Paris, FNSP, 1985.
[4] LE CARRE, John, L'espion qui venait du froid, Paris, Gallimard, 1964 et aussi Œuvres (intégrale, en trois tomes), Paris, Robert Laffont, 1991.
[5] BRUCE, Jean, OSS 117, Moche coup à Moscou, Paris, Presses de la Cité, 1858.
[6] CLANCY, Tom, Le cardinal du Kremlin, Paris, Albin Michel, 1988.
[7] DE VILLIERS, Gérard, SAS, Mission à Moscou, Paris, éditions G. de Villiers, 1988.
Bibliographie
VERALDI, Gabriel, Le roman d'espionnage, Paris, PUF, 1983.
GREENE, Graham, Le troisième Homme, Paris, Robert Laffont, 1950.
LE CARRE, John, Œuvres (intégrale, en trois tomes), Paris, Robert Laffont, 1991.
FLEMING, Ian, James Bond 007 (intégrale en deux tomes), Paris, Robert Laffont, 1990.