Journaliste et auteur français dont le travail se distingue par une exploration approfondie des réalités de la Russie et de l'espace post-soviétique, Étienne Bouche a couvert la Russie depuis Moscou pendant plus de sept ans. Il évoque ici l’évolution du travail de journaliste dans un pays où la répression n’épargne plus grand-monde.
Arrivé à Moscou au printemps 2013 en tant que correspondant indépendant, Étienne Bouche a parcouru ce vaste pays pour, au-delà des simples reportages d'actualité, s'immerger dans les aspects culturels, sociaux et historiques qui façonnent la Russie. Passionné par les questions d'identité et l'héritage soviétique, il a également réalisé des reportages en Estonie, en Moldavie et en Ouzbékistan. Son approche littéraire du journalisme et son souci de la précision historique font de ses écrits une ressource précieuse pour comprendre l'évolution des anciennes républiques soviétiques et leurs relations avec la Russie contemporaine.
Regard sur l’Est : quel est le poids de l’héritage soviétique dans la configuration actuelle de la société civile en Russie et au-delà ?
Dans un pays comme la France, l'attachement des individus à leur environnement est profond. L’identité régionale s'est renforcée au fil des siècles, que ce soit à travers la cuisine, l'architecture ou la religion. Ces traditions ancrent les gens à leur terre natale. Alors que les Russes, eux, ont souvent été déplacés à travers cet immense territoire. Ils ont été coupés de leurs racines. Et le système soviétique a délibérément contribué à ce phénomène. À titre d’exemple, il s’est employé, dans les grandes villes, à empêcher l’émergence de communautés. Si un individu était logé dans un secteur de la ville, d’autres membres de la famille pouvaient l’être dans un tout autre périmètre. L'objectif était d'empêcher les individus de tisser des liens entre eux et de développer un sentiment d'appartenance à un groupe ou une communauté.
Staline a entrepris de lier des peuples différents autour d'une identité, de valeurs et d'une idéologie supranationales : le communisme. Cette administration impériale a été appliquée dans le Caucase et en Asie centrale, avec un découpage administratif qui ne correspondait pas du tout aux réalités culturelles et historiques. Les conséquences ont été désastreuses, comme en témoignent les multiples conflits et différends territoriaux qui ont éclaté après la fin de l’URSS. Le Haut-Karabagh en est un exemple. Le Nord-Caucase, resté intégré à la Fédération de Russie, a également été divisé au mépris des réalités culturelles. Ainsi, des conflits persistent aujourd’hui, entre l’Ingouchie et la Tchétchénie notamment.
En 2023, je suis allé dans la partie occidentale de l'Ouzbékistan – au Karakalpakstan, région ayant officiellement le statut de république autonome. C'est une région pauvre, située dans le désert. Les Karakalpaks ont leur identité propre mais Staline a arbitrairement incorporé leur terre à la république soviétique d'Ouzbékistan. Or, ces revendications identitaires n’ont pas disparu avec le temps : la souveraineté de l’Ouzbékistan y est toujours contestée et, en 2022, des manifestants opposés au pouvoir de Tachkent ont été sévèrement réprimés.
Quant aux déplacements de populations, ils ont entraîné des situations très complexes sur le long terme, aujourd’hui instrumentalisées par l’État russe, qu’il s’agisse par exemple des pays baltes ou, a fortiori, de l’Ukraine.
Comment s’est faite votre installation en Russie en tant que journaliste ?
J'ai passé sept ans et demi à Moscou, où je suis arrivé au printemps 2013 comme correspondant indépendant. Au début je n’avais pas de plan de carrière, car je venais juste de terminer mon école de journalisme et je n'avais pas une idée claire de ce que je voulais faire. Cependant, le journalisme en Russie suscite toujours beaucoup d'intérêt parmi les lecteurs, car c'est un pays qui intrigue et ne laisse personne indifférent. Et cet intérêt existait bien avant la guerre de grande ampleur contre l’Ukraine. La Russie attire par sa culture, ses intellectuels, sa géographie, autant qu’elle suscite le rejet pour son mépris des droits de l’Homme et sa nature impérialiste.
Un concours de circonstances m'a permis de décrocher un remplacement. À l'époque, il n’était pas simple de s'enregistrer comme journaliste en Russie, mais cela n'avait rien à voir avec les difficultés actuelles. L'actualité en Russie n'a jamais manqué, mais mon objectif n'était pas d'écrire constamment sur l'actualité. J'avais un intérêt plus culturel pour la Russie. Le journalisme était pour moi davantage un prétexte pour vivre dans le pays et le découvrir.
Comme la vie politique du Kremlin est bien souvent impénétrable et difficile à interpréter même pour les spécialistes russes, j’ai privilégié les reportages. J'ai profité de mon expérience en Russie pour voyager le plus possible et parler avec de nombreuses personnes sur place. Mon principal travail consistait en des reportages de 4 ou 5 minutes pour la radio. Mon objectif était de transmettre à l'auditeur français une meilleure compréhension d'un aspect particulier de la Russie.
Votre travail de journaliste est-il devenu plus compliqué à mesure que le régime devenait plus autoritaire ?
Oui, au fil des ans, pratiquer le métier de journaliste en Russie est devenu plus difficile. Travailler sur place nécessite un visa adéquat et une accréditation délivrée par le ministère des Affaires étrangères. Mais les journalistes vont en Russie en connaissance de cause et n’ont jamais été surpris par ces nombreuses procédures. Les complications ont visé prioritairement les journalistes russes, en particulier après l’annexion illégale de la Crimée, en 2014. Les journalistes étrangers bénéficiaient alors encore d'un statut relativement privilégié, ce qui a changé aujourd’hui. Le cas du journaliste Evan Gershkovich est emblématique : correspondant du Wall Street Journal à Moscou, il a été incarcéré pendant plus d’un an puis a été « reconnu coupable d’espionnage » le 19 juillet 2024 dans une affaire fabriquée contre lui et condamné à 16 ans de prison.
Pour moi, il s’est produit une accélération du resserrement après la Coupe du monde de football 2018, qui était organisée en Russie. Après cette vitrine internationale, de nombreuses mesures ont été prises pour renforcer la surveillance de la société civile. Les étiquettes d'« agent de l'étranger » ont commencé à être distribuées et l'espace médiatique russophone a été stérilisé. Des journaux emblématiques, tels que Vedomosti, un quotidien de référence sur l'actualité économique, ont été touchés. Or, contrairement à sa réputation, le journalisme russe n’a pas toujours été sous cloche : avant cette reprise en main, on pouvait lire des éditoriaux critiques sur la politique menée et des reportages restituant la réalité du pays.
Le média TV Rain (Dojd) est un cas d'école : en 2013, sa rédaction était encore située sur le territoire d’Octobre Rouge, en plein centre-ville, tout près du Kremlin. Dix ans plus tard, cette chaîne s’est exilée pour échapper au contrôle russe.
Depuis 2022, de nombreux journalistes ont quitté le territoire russe et certains médias couvrent la Russie depuis l'étranger.
La couverture médiatique de la Russie a donc considérablement changé ?
En 2013, il y avait relativement peu de journalistes français à Moscou, principalement pour des raisons administratives et culturelles. Il est difficile de s'installer en Russie sans en connaître la langue, indispensable pour communiquer avec la population. Ce n’est pas un hasard si une grande partie des journalistes étrangers avaient déjà une connaissance culturelle de la Russie avant de s’y installer ; il arrive que certains aient une histoire personnelle, un lien familial avec le pays.
La Russie suscitait alors un intérêt constant des médias et, comme nous étions peu nombreux, il y avait du travail pour tout le monde, donc peu de concurrence. Il y avait même une solidarité et une entraide entre journalistes. Depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en février 2022, de nombreux journalistes ont choisi de partir, ce qui a malheureusement réduit la diversité et la profondeur de la couverture médiatique de la Russie. Cette situation est préoccupante. Avec de nombreux départs et des conditions de séjour de plus en plus difficiles, seuls quelques grands médias restent sur place. Le milieu de la recherche en souffre également, car il manque les connaissances provenant de l'intérieur. La Russie risque de devenir un territoire difficile à comprendre depuis l'extérieur.
Personnellement, j'ai quitté la Russie en 2020 et je sens que le lien avec le pays se distend déjà malgré mes nombreuses années passées sur place. Pour moi, qui consacrais les trois quarts de mon travail en Russie à des reportages, l'interprétation du réel était très importante. Depuis l’extérieur, j'essaie de raconter la Russie d'une autre manière. Pratiquer le journalisme à Paris est très différent : il y manque la sensibilité du terrain.
Mais, même de l'extérieur, il est très important de continuer à documenter et expliquer la Russie. J’explore notamment la production documentaire. Je fais aussi des reportages dans la région dite « post-soviétique », car s’il est important de ne pas voir les pays de cette zone uniquement par le prisme russe, des problématiques se croisent et il est passionnant d’observer la trajectoire de ces différentes sociétés.
Quels sont vos sujets de prédilection ?
Dans mes reportages et dans mon livre, Memorial face à l’oppression russe (Plein Jour, 2023), j’essaie d’éclairer l’héritage de l’URSS et l’histoire commune aux anciennes républiques soviétiques. En Russie, l'examen critique de l’URSS n'a pas été fait, cette histoire est souvent intériorisée ou cachée, car difficile à assumer. Cet héritage est ce qui m'intéresse le plus, ainsi que la manière dont les pays voisins se construisent face à la Russie.
En Estonie, où les Soviétiques ont envoyé des populations russes s’implanter après la guerre, les questions identitaires troublent la société. Depuis que le pays a retrouvé son indépendance en 1991, ces populations russophones n'ont pas disparu et se retrouvent dans un entre-deux, tiraillées. Le gouvernement estonien doit affronter cette réalité, sachant que l'État russe l’utilise à des fins de déstabilisation et que Vladimir Poutine a réussi à amalgamer russophones et Russes. Ayant connu l’occupation soviétique, les États baltes ont fait table rase de leur histoire commune avec la Russie. Cette affirmation identitaire était une question de survie et, aujourd’hui, c’est la Russie qui est jugée responsable des tragédies commises par l’État soviétique. La Russie en tant qu’État.
Cette vision est rejetée par Moscou, ce qui crée des incompréhensions aujourd’hui insurmontables. La guerre contre l’Ukraine trouve aussi son origine dans le passé. Tout cela renvoie à l'absence d'examen critique du régime soviétique. Trop de choses sont taboues, trop de drames sont restés inavoués. Pendant 70 ans, l'histoire n'a pas été racontée telle qu'elle s’est réellement passée. Il y avait une chape de plomb de censure et il aurait fallu, dans les années 1990, mettre ces horreurs sur la table pour essayer de construire des relations saines avec les pays voisins et une société civile apaisée. Boris Eltsine avait timidement tenté cela, mais il a été vite rattrapé par la crise et le chaos de l'époque. Il a lancé la guerre en Tchétchénie et renoué avec des pratiques impérialistes.
En Russie, admettre les faits signifierait trouver des responsables, et ceux-ci seraient l'État soviétique, dont l'héritier est l'État russe. Cette idée est insoutenable pour le gouvernement russe, car elle remettrait en cause la légitimité de V. Poutine.
Après la Seconde Guerre mondiale, l'Allemagne a dû se repentir et reconnaître ses erreurs pour pouvoir avancer. Ce fut un travail très difficile, mais nécessaire. Qui aurait pensé que, 70 ans plus tard, l'un des plus grands alliés de la France serait l'Allemagne ? L'organisation russe Memorial poussait à ce travail, mais cette idée a été refusée par Poutine, qui répète que sans l’URSS, l’Europe n'aurait pas gagné la guerre contre les nazis. Le pouvoir russe estime que la Russie, qui était alors du côté des vainqueurs, n'a pas à se justifier. Malheureusement, cette réécriture de l’histoire fait partie du socle du pouvoir russe.
Dès la fin des années 2000, même Staline a commencé à être disculpé de ses fautes. Aujourd'hui, il y a une glorification de sa figure et des monuments lui rendent de nouveau hommage. Si ce ne sont pas des initiatives directes de l’État, celui-ci laisse faire.
En Russie, la vision du pouvoir est très différente de la nôtre : alors qu’en Europe, on considère que les gouvernements sont au service des peuples, en Russie la société civile n'a pas de comptes à demander à l'État : c'est l'État qui utilise le peuple à ses fins.
Vignette : Etienne Bouche (© Ksenia Yablonskaya).
* Eliot Khubulov est étudiant en 2ème année à l’Institut libre des Relations internationales (Paris).
Pour citer cet article : Eliot KHUBULOV (2024), « Continuer à documenter et expliquer la Russie – Entretien avec Étienne Bouche », Regard sur l'Est, 26 août.