Damskaïa, une vodka russe version féminine

Une vodka dans sa version féminine: sous l’appellation Damskaïa, littéralement «femmes» en russe, cette nouvelle boisson a été lancée en décembre 2007 sur les marchés de consommation des grandes villes de Russie.


russian vodkaAvec une nouvelle catégorie de femmes indépendantes, dotées d’un pouvoir d’achat conséquent, se dévoile un nouveau marché jusque-là réservé aux hommes. Révolution marketing ou suite logique de l’émancipation des femmes, cette vente n’est pas sans inquiéter le milieu médical qui décèle déjà les effets de l’alcoolisme grandissant chez les femmes russes.

De la vodka au top, comme ses acheteuses

«Entre nous, les filles…»: ce slogan, qui se veut intime et à l’écoute des femmes, inonde depuis peu les espaces publicitaires des grandes villes russes, que ce soit sur les affiches du métropolitain de Moscou ou sur les pages en papier glacé des magazines de mode. D’un design glamour, la bouteille représentée sur cette publicité est attrayante: élégante, à la taille aussi fine que celle de ses potentielles acheteuses, légèrement teintée en violet tirant sur le lavande. De saveurs variées, dont l’amande, le citron et la vanille, le spiritueux qu’elle contient recèle un taux d’alcool de 40%, afin de pouvoir préserver l’appellation légale de vodka. La publicité drape la bouteille d’une jupe blanche à la Marilyn Monroe, qu’une légère brise soulève, laissant alors apparaître l’appellation «femmes». Les valeurs véhiculées sont trendy, et renvoient aux principes de minceur, séduction, plaisir. Rien n’est laissé qui irait à l’encontre de l’image des acheteuses, qu’elles soient sportives compulsives ou fashionistas en vogue. Car à douze dollars la bouteille, ce produit au design raffiné vise bien davantage les épouses des nouveaux riches que les villageoises sibériennes. Ces femmes, dotées d’un important pouvoir d’achat et revendiquant la passion du shopping, représentent en effet une nouvelle opportunité commerciale.

Si le cliché largement répandu des Russes abusant plus que de raison de la vodka est sans doute très réaliste, le marché de l’alcool ne ciblait jusqu’à présent que les hommes. Les commerciaux semblaient oublier dans leur stratégie marketing le bénéfice que pouvait représenter le revenu des femmes dans leurs ventes d’alcool. Certes, officieusement les femmes ont depuis longtemps gagné des parts sur ce marché, mais en parler publiquement, mener des campagnes publicitaires les positionnant comme cibles prioritaires se heurtait au tabou social entourant l’abus d’alcool chez les femmes russes. Avec cette nouvelle boisson, Igor Volodine, président de Deyros Company, est fier d’être le premier à avoir eu l’idée de commercialiser une vodka spécialement conçue pour les femmes, et ainsi de briser un tabou de société. En effet, des études scientifiques rapportent que 45% des femmes disent boire de temps en temps de la vodka et qu’un tiers de ses acheteurs sont des femmes. Bien entendu la vodka Damskaïa n’est qu’une astuce commerciale de plus pour accroître les ventes de cet alcool. Mais le tabou étant brisé, ou du moins rendu public pour la première fois, le marché suit désormais ouvertement la dynamique des relations hommes-femmes. Les règles d’or qui régissaient le marché de la vodka s’en trouvent dès lors bouleversées.

L’alcoolisme russe version féminine

Avec l’arrivée de ce type de produits sur les marchés de consommation, les femmes pourraient-elles devenir, tout autant que les hommes, victimes d’alcoolisme? Selon les études des scientifiques, la Russie enregistrerait déjà 2,5 millions d’alcooliques, ce qui représente un peu plus de 1,7% d’une population de 142 millions d’habitants. Mais le chiffre réel serait, selon certains experts, sept fois plus élevé: l’alcoolisme toucherait environ 10% de la population. Pour l’instant, il affecte essentiellement les hommes. Une étude publiée par le magazine The Lancet note que 43% des décès d’hommes en âge de travailler seraient dus à un abus d’alcool et que «12 à 30% des hommes russes boivent excessivement». On note cependant qu’une femme sur sept est alcoolique en Russie, contre un homme sur trois. Par ailleurs, selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), une femme vit en moyenne 72 ans, contre 59 ans pour un homme. Par son aspect plus sophistiqué que la bière –celle-ci restant toutefois la boisson alcoolisée la plus prisée des jeunes filles des classes dorées-, la vodka Damskaïa veut toucher la catégorie des femmes indépendantes sur le plan financier, âgées de 25 à 45 ans. Ces femmes, qui ont une carrière et qui remplissent les nouveaux standards de réussite sociale, demeurent la pierre angulaire d’une société russe profondément matriarcale. Aussi le milieu médical voit-il d’un mauvais œil l’apparition de ces nouvelles boissons aromatisées titrant plus de 40 degrés d’alcool, qui pourraient faire augmenter le nombre de femmes alcooliques.

Estimé à une valeur de 15 milliards de dollars par an, le marché de la vodka en Russie correspond à des ventes totales de 2,2 milliards de litres en volume annuel. Avec l’apparition de ces nouvelles boissons et la hausse prévisionnelle du pouvoir d’achat des classes déjà favorisées, certains industriels prévoient même une croissance du marché allant jusqu’à 15% au cours des prochaines années. Cependant, la classe sociale la plus aisée aurait davantage tendance à se tourner vers les alcools vineux, le rhum et la tequila, plutôt que vers la vodka, qui reste une boisson traditionnelle. L’emballage en version féminine pourrait dès lors donner un nouveau souffle au marché de la vodka.

 

* Elodie BERNARD est journaliste indépendante