Pologne : le kompot résiste au marché

Boisson nationale polonaise non alcoolisée, très peu connue à l’étranger, le kompot a accompagné les repas des Polonais pendant des siècles. Depuis la fin des années 1980 et l’entrée de la Pologne dans l’économie de marché, le kompot perd du terrain dans le menu polonais même s’il reste très apprécié.


polish kompotQu’en est-il de ce jus de fruit traditionnel ? Le goût des Polonais a-t-il évolué ? Comment les Polonais le consomment-ils ? Enquête et entretiens au cœur de la société polonaise.

Vous avez dit kompot ?

Très éloigné de la compote française, le kompot est un jus clair de fruits (ou fruits au sirop léger) obtenu par la cuisson, dans un grand volume d’eau, de fruits provenant en général du jardin – rhubarbes, pommes, fraises, cerises griottes, groseilles à maquereau ; pêches et abricots pour la version plus élégante. D’après l’historienne Ewa Ziolkowska, bien qu’on ne puisse dater avec précision son apparition dans les habitudes culinaires polonaises, le kompot y serait durablement inscrit depuis le 15ème siècle. On note par ailleurs qu’il appartient également, mais dans une moindre mesure, aux cultures culinaires d’autres pays d’Europe centrale et orientale, comme la Biélorussie, l’Ukraine, la Russie ou la Bulgarie.

Il est plutôt servi au déjeuner, note Agata Kalinowska Bouvy, directrice de l’Association polonaise des auteurs, journalistes et traducteurs en Europe (APAJTE). Autrefois, le déjeuner était composé d’une soupe, suivie d’un plat de résistance chaud et riche qui ne pouvait être qu’accompagné de kompot, l’eau minérale étant perçue comme un élément trop « neutre, froid ou cru qui pouvait donner mal à l’estomac ». Un kompot légèrement sucré accompagnait à merveille le plat. Avec le temps, il a été repoussé au dessert, les habitudes culinaires ayant évolué au profit d’un déjeuner plus léger. Les jours de fête, on peut boire de la vodka avec du kompot. Par ailleurs, au cours du repas du 24 décembre, il est consommé dans sa version hivernale. Réalisé avec les fruits séchés de l’été (prunes, poires, pommes) bouillis dans l’eau, il constitue une boisson noble et riche.

La récolte de fruits du jardin et de la forêt est tellement abondante qu’elle incite souvent les cuisinières polonaises à faire des réserves avec des conserves de kompot. En 1885, dans son livre de recettes[1], Lucyna Cwierczakiewiczowa écrit à propos des conserves de kompot que « les fruits ainsi conservés gardent une odeur et un goût tellement authentiques que c’est comme si on venait d’ouvrir le fruit ». Cette ode au kompot est souvent caractérisée par le fait que cette boisson est bonne pour la santé, très peu sucrée et pleine de vitamines, puisque la cuisson préserve les bienfaits des fruits. Elle est aussi rafraîchissante en été.

Cette boisson, encore très populaire dans les années 1970 -en témoigne la quinzaine de recettes qui figurent dans la bible des cuisinières polonaises, Kuchnia Polska (de Stanis?aw Bekiesinski, Varsovie, 1972, 775 p.)-, est pourtant aujourd’hui mise de côté au profit d’autres breuvages… Comment expliquer que le kompot, pourtant si apprécié et manifestement bon pour la santé, tombe dans l’oubli au cours des années 1990 et au début des années 2000 ?

« Notre Père qui es aux cieux, donne-nous notre pizza quotidienne… »

Non sans ironie, le sociologue polonais Kazimierz Krzysztofek[2a] imagine ce que les Polonais pourraient réciter à la messe dans un futur proche… Dans un article commandé par le Conseil de l’Europe sur l’identité de la culture culinaire polonaise, il développe : « La libre économie a introduit la restauration rapide en Pologne: pizza, Big Mac, frites (le Coca Cola était arrivé un peu plus tôt) […]. Après plusieurs dizaines d’années d’austérité et de privation forcées, la société polonaise a vu arriver d’un bon œil la culture occidentale, symbole d’ouverture sur le monde. Cette ouverture toute neuve a surtout séduit les jeunes : c’est le syndrome du fruit défendu »[2b].

Pour Viviane Bourdon, critique culinaire auteur d’un livre de recettes à succès, Savoureuse Pologne[3], « Il y a une perte de goût en Pologne ». L’arrivée « des premiers Mac Donald a préparé le terrain et a constitué une grande attraction pour les enfants », mais plusieurs autres données pourraient expliquer notamment la mise à l’écart du kompot : évolution du goût, diversification de l’offre, augmentation du prix des fruits, femmes plus nombreuses sur le marché du travail, nouvelles méthodes de conservation… : « Il est plus intéressant et facile d’acheter des plats préparés ».

En Pologne, la transmission de la tradition culinaire passe souvent par les femmes. Aujourd’hui, elles ont moins de temps à consacrer à l’élaboration de plats, et les grands-mères qui, elles aussi, faisaient à manger, disparaissent : « Il y a un problème de génération ! », souligne Viviane Bourdon.

En ce qui concerne le kompot, la baisse de la consommation remonterait, selon cette dernière, « un peu avant 1981 avec le gouvernement de Gierek, où le rationnement était de mise et le sucre s’est retrouvé en rupture de stock », comme d’ailleurs presque toutes les denrées alimentaires. Entrant dans la composition du kompot et de ses variantes pour conserver les fruits, l’habitude de fabrication et de consommation de cette boisson s’est un peu érodée. Le mouvement s’est amplifié quelques années plus tard, avec l’arrivée des jus en briques, puis celle des sodas, de l’eau minérale sans bulle, voire même du vin de table, qui ont fait du kompot une boisson d’un autre temps.

Cependant, bien qu’on note une baisse incontestable de sa consommation, cette boisson n’a jamais été oubliée, à la campagne comme en ville, grâce notamment aux conserves. Elle reste surtout ancrée dans les mémoires, et fait partie intégrante du paysage culinaire polonais, ce qui fait dire à Halina Godecka, ethnologue, que « le kompot est une boisson naturelle pour les Polonais et c’est pour cette raison que personne ne fait attention à elle ».

Kompot, quand tu nous tiens

Que dire alors des résultats d’un sondage réalisé en 2006 par l’une des plus grandes radios polonaises, RMF FM (Instytut Badania Opinii RMF FM), sur le menu préféré des Polonais ? Elus meilleurs plats : la soupe Roso ? z makaronem(consommé de légumes et de poulet servi avec des pâtes), les pierogis(ravioles fourrées à la viande, aux choux ou au fromage) et… le kompot. Un menu exclusivement composé de plats traditionnels polonais! Exit les kebabset autres nouvelles cuisines exotiques pourtant si populaires: les Polonais aiment manger polonais. Mythe du parfait repas ou réalité ?

Après un détour légitime vers d’autres saveurs, il semblerait qu’on assiste à un retour manifeste aux traditions… Comme le souligne Karzimierz Krzysztofek, « il importe que ceux qui ont perdu le contact avec le passé retrouvent leurs racines, leurs sources et les règles de leur culture à travers leur estomac »[2c]. C’est ainsi que les forums culinaires polonais, animés par de jeunes femmes, encensent le kompot : « [Il] est de nouveau à la mode » (www.smaczny.pl). D’autres en parlent avec une certaine nostalgie (www.kuchnia.o2.pl, www.kuchniapolska.foody.pl) ou conseillent la consommation de kompot plutôt que de sodas (www.babyboom.pl). Les commentaires des internautes polonais(es) sont souvent unanimes: revenons au kompot !

Le kompot, qui ne se trouvait presque jamais au menu des restaurants sinon à ceux des cantines scolaires, des restaurants d’entreprises ou des fameux bar mleczny (cantines populaires où l’on consomme des plats polonais pour un prix abordables), est aujourd’hui présenté comme un bonus dans les menus, pouvant inciter le client à venir davantage chez l’un que chez l’autre.

La célèbre chaîne de restaurants traditionnels, Chlopskie Jadlo, qui connaît un succès grandissant, propose ainsi à la carte des boissons du kompot réalisé en fonction des fruits de saison. Des institutions publiques, tels les hôpitaux, vantent les mérites de la cuisine traditionnelle –et bien entendu du kompot- servie à leurs patients[4].

Aujourd’hui, « on ne peut expliquer la baisse de consommation du kompot par le fait que c’est une boisson de la campagne et pas de la ville », explique l’ethnologue Halina Godecka. « La différence de consommation se situerait plus au niveau des jours de la semaine et des jours de fête. On pourrait l’expliquer aussi dans le lien qu’ont certaines personnes avec la tradition et qui continuent à manger leur repas accompagné de kompot ». Ce que semble confirmer Karzimierz Krzysztofek : « En Pologne, les catégories socioprofessionnelles ne pratiquent pas le culte culinaire au quotidien, elles le réservent aux grandes occasions (ce qui explique peut-être le succès de la restauration rapide) »[2d]. Le kompot serait-il devenu une boisson des moments retrouvés en famille, où l’on prend le temps de cuisiner, alors qu’il était autrefois l’équivalent à table du pichet d’eau français ?

Parmi les personnes interviewées, très peu cuisinent encore quotidiennement du kompot. Elles en font pour une occasion spécifique, lors de repas familiaux ou entre amis et de temps à autre pour ne pas perdre des fruits. Certains représentants de la jeune génération en font parfois, comme ce jeune chef polonais, Jakub Chojecki, qui avoue cependant « qu’il est plus facile d’acheter des conserves dans les magasins que d’en faire soi-même ».

Quoi qu’on en dise, le kompot fait maison ou acheté en magasin plaît toujours, même si l’offre des boissons s’est diversifiée en Pologne et si les habitudes culinaires ont changé. Et, comme dirait Karzimierz Krzysztofek, « la modernité et la postmodernité ne tuent pas la culture culinaire, elles la transforment »[2e].

[1] Lucyna Cwierczakiewiczona, Jedyne praktyczne przepisy konfitur, ró?nych marynat, w?dlin, wódek, likierów, win owocowych, miodów oraz ciast wydanej, extrait de l’article de Halina Godecka sur le Kompot.
[2] Karzimierz Krzysztofek, «Cuisine, culture et diversité sur la Vistule», in Cultures culinaires d’Europe- Identité, diversité et dialogue, sous la direction de Dara Goldstein et Kathrin Merkle, , Strasbourg, Conseil de l’Europe, 2006, 526 pages, a: p356; b: p350; c: p345; d: p353; e: p. 356.
[3] Viviane Bourdon, Savoureuse Pologne, 160 recettes culinaires et leur histoire, Paris, La Librairie polonaise, les éditions Noir sur Blanc, 2006, 255 pages.
[4] Szpital Czerniakowski, http://miasta.gazeta.pl/warszawa/1,34889,2689888.html

Recette express 
Le kompot peut se faire avec presque tous les fruits mûrs et fermes.
Faites bouillir dans un grand volume d’eau vos morceaux de fruits, ajoutez du sucre, composez des mélanges selon vos goûts et vos envies. Après environ une vingtaine de minutes à feu doux, lorsque vous voyez les fruits se ramollir et donner une belle couleur au jus, c’est prêt !
Dégustez sans modération au déjeuner ou frais pendant les longues journées d’été.

Les Polonais de l’émigration et le kompot
Ancré dans la tradition culinaire polonaise, consommé à la maison ou à l’extérieur, le kompot évoque souvent beaucoup plus qu’une simple boisson. Souvenirs de trois émigrées polonaises en France.

Joanna Ailloud, interprète franco-polonaise. Arrivée en France en 1975

Qu’évoque pour vous le kompot ?
J. Ailloud : C’est assez spécial. Quand j’étais petite et que le kompot était prêt, il était toujours trop chaud à boire. À l’époque, nous n’avions pas de frigo, alors on le laissait refroidir dans un coin. Mais à chaque fois on l’oubliait et quand on y repensait, il avait fermenté…

Comment prépariez-vous le kompot ?
Dans ma région du Sud-Est de la Pologne, le kompot se faisait exclusivement avec les fruits du jardin. On faisait systématiquement des mélanges, les pommes pour le sucré, la rhubarbe pour l’acidité et les cerises griottes pour la couleur. Enfants, nous trouvions cette boisson assez quelconque. De temps en temps, nous faisions du kompot uniquement avec des fraises, c’était de loin la meilleure version pour nous.

Martha Kirszenbaum, auteur d’un mémoire de Sciences politiques sur les mouvements étudiants polonais de 1968 en France et en Pologne, Réceptions, influences et occurrences des mouvements étudiants polonais dans la contestation universitaire parisienne. D’origine polonaise, seconde génération

Qu’évoque pour vous le kompot ?
M. Kirszenbaum : En tant que française d'origine polonaise, le kompot m'évoque surtout un décalage de matière ou de substance, puisque contrairement à la compote épaisse française, le kompot polonais est liquide. Paradoxe du sens, donc, et confusion garantie.

Où en avez-vous consommé ?
Dans ma famille, nous ne buvions pas vraiment de kompot. En revanche, j'ai fréquenté des colonies de vacances polonaises lorsque j'étais enfant et le kompot y faisait office de boisson, trop sucrée à mon goût –on boit peu l'eau du robinet en Pologne–, et en même temps de dessert. Sacré kompot, d'une pierre deux coups!

Qui le cuisine chez vous ?
Pour moi, il est censé être fait maison, de préférence par une grand-mère, babcia, dévouée et bienveillante. En même temps, la mienne n'en a jamais fait, d'où la teneur du mythe.

Krystyna Szczepanska, architecte et représentante d’une grande marque de luxe. Arrivée en France en 1985.

Qu’évoque pour vous le kompot ?
K. Szczepanska : Je dirais que cela me fait tout de suite penser à la veille de Noël et au kompot fait de fruits secs, de poires et de pommes. Mon préféré reste celui de groseilles à maquereau.

Qui le faisait chez vous ?
Principalement ma mère et toutes mes tantes qui avaient leurs propres jardins. Il était impensable de laisser des fruits pourrir sur un arbre, alors de grandes récoltes étaient organisées tous les étés et nous faisions des conserves pour pouvoir en boire pendant l’hiver.

En consommez-vous aujourd’hui ?
Plus du tout, même si je suis attachée à la tradition polonaise et que j’en boirais avec plaisir, j’ai adopté la vie occidentale et ses jus de fruits que l’on trouve en magasin.

Propos recueillis auprès de Joanna Ailloud, Viviane Bourdon, Jakub Chojecki, Halina Godecka, Agata Kalinowska Bouvy, Martha Kirszenbaum, Krystyna Szczepanska et Ewa Ziolkowska.

* Jessica BONGIBAULT est co-fondatrice de l’association PKA, pour la promotion de la culture contemporaine polonaise, et auteur d’un mémoire sur « L’élaboration d’un champ culturel polonais à Paris de 1981 à 1984 ».

Photo : © Amélie Bonnet

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